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Strasbourg : une cabane au milieu des étoiles

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Mis à part le chuchotement du parquet qui craque comme un coude fracturé, la maison laisse le silence la prendre dans ses bras rassurants. Mes parents dorment paisiblement au premier étage après avoir fait la route depuis Strasbourg dans l’après-midi pour rejoindre cette bâtisse d’un autre temps dans les Vosges, où ma grand-mère, désormais veuve, apprivoise la solitude comme elle peut.

L’air est frais et nostalgique.

Les placards crachent discrètement une brume de naphtaline émanant d’une pile de draps à la blancheur suspecte. Le lit est bien trop grand pour un enfant de douze ans. Il ferait presque office de salle de jeu ou de trampoline. Couché sur le dos, je fais l’étoile de mer avec mes bras et mes jambes, comme à la plage du Baggersee, dans le sable chaud. Dehors, le vent se lève. Encore quelques minutes pour m’assurer qu’ils ne sortiront pas d’un sommeil profond puis je m’éclipserai par la fenêtre, comme un voleur, pour m’abandonner à vivre au milieu d’arbres muets.

La fenêtre s’ouvre au ralenti.

J’escalade un tabouret de fortune pour me hisser sur un rebord de béton agrémenté de quelques crottes de moineaux monochromes. Un saut de ninja furtif suivi d’un roulé-boulé parfaitement maîtrisé dans l’herbe et me voici au milieu du jardin, entouré de rosiers dont les fleurs refermées bavardent avec Morphée. À droite, les branches imposantes d’un noisetier recouvrent une allée de fraisiers où se réfugient quelques lucioles enflammées. Un rideau fleuri de glycines recouvre la façade défraîchie. Plus loin, tel un boa végétal, le lierre tente d’emprisonner le métal froid de la clôture où un criquet ivre chante la même histoire chaque nuit, celle de son premier amour, une mante-religieuse aux yeux de biche partie s’engager dans les ordres à quelques kilomètres de là.

La lune m’accompagne jusqu’à un chemin de terre poussiéreux s’infiltrant dans une forêt de sapins centenaires.

C’est ici qu’il y a plus de cinquante ans, Louis, mon grand-père, demanda sa main à Thérèse, à peine âgée de dix-neuf ans, le ventre gonflé comme une montgolfière de liquide amniotique dans laquelle ma mère, fœtus fragile, comatait en toute quiétude. Malgré la guerre, malgré l’appel des villes avoisinantes leur lançant des clins d’œil aguicheurs et des promesses d’une vie meilleure, ils ne cédèrent pas, faisant de la rudesse du quotidien une fête et des éléments parfois traîtres une force de caractère.

Ma main frôle l’écorce sèche et rêche des conifères à la sagesse divine. Eux ont senti la fermeté des dos suintant de militaires allemands se reposant quelques minutes avant de repartir tirer sur des ombres en uniforme dont ils ne savaient rien, si ce n’est qu’il s’agissait de gamins innocents, comme eux, embrigadés dans une guerre inutile, parce que les guerres le sont toujours. Les obus arracheurs de bras emportaient des âmes sur leurs passages, laissant des cratères tièdes dans lesquels des bouts de chair amorphes attendaient l’arrivée de fourmis affamées. La résine se mélangeait à l’odeur soufrée de poudre et les champignons imprudents terminaient leur croissance dans une marmite d’eau bouillante agrémentée de pain dur pour calmer les ventres douloureux, vides, creux, rappelant aux Hommes leur état de mortels.

Parfois, un Allemand, se mettait à murmurer une prière dans une langue que les arbres ne comprenaient pas mais le désespoir est universel.

Eux ont senti la colère des cœurs, la peur et la nécessité de se cacher parce que certains ne croyaient pas au même dieu, parce que les étoiles brillaient sur des corps cadavériques et non pas dans le ciel, parce que la peur de la différence tue la liberté plus vite qu’une balle lancée à pleine vitesse. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, eux étaient là, témoins des mains gelées par la rosée, des gardes interminables à grelotter enfouis dans des sapes, des cagnas, des gourbis boueux, sans se laver, sans se raser, portant la même tenue depuis des mois, écrasés par le poids de l’incompréhension et par cette question qui revenait sans cesse les hanter.

Pourquoi ?

Je m’arrête devant un arbre particulièrement touffu dont le tronc est gravé au couteau-suisse.
D + E = ♥                               2/5/2019

Il y a deux ans déjà. Je me demande ce que devient Emma, la voisine aux yeux bleus de mes grands-parents avec qui nous venions nous réfugier ici, chaque soir, dans cette cabane perchée au milieu de branches rassurantes, nous racontant des histoires qui font peur jusqu’à ce que sa mère nous appelle pour le dîner. Nous nous accrochions l’un à l’autre, nous tenant par la main, nous promettant un amour que la vie viendrait certainement briser avec les remous et les doutes de l’âge adulte.

Nous sentions déjà les cicatrices du temps se graver sur nos avant-bras, pendant que la vie chantait à travers les feuilles naissantes de nos protecteurs.

Faite de bric et de broc, c’était notre refuge, un fil tendu emmailloté dans le creux de futurs souvenirs amarrés dans lesquels nous mettions ce que nous avions de plus beau. Les trésors de nos jardins secrets, de minuscules ou de gigantesques histoires, des tiroirs à bazar, des perches tendues au hasard, des slows dansés en pagaille, des batailles de polochons interminables. L’atmosphère douce et presque estivale caressait nos rêves les plus fous.

Elle veut devenir vétérinaire, je veux grimper sur Mars pour voir si David Bowie ne manque de rien. Enlacés dans cet antre de bois, elle était ma reine, j’étais son roi, le duvet naissant, la voix en mutation, cherchant mes mots pour traduire le message en morse transmis par mon cœur en morceau.

Le sens des choses nous échappait. Les métamorphoses s’emparaient de nos êtres à travers une multitude de premières fois. Un premier baiser. Un premier regard. Les premières tristesses à nous réfugier sur des planches de bois inconfortables, guettant la fin des vacances, regardant la pluie tomber, nous imaginant au milieu des nuages, dominant notre monde, illuminés par tant d’espérance et d’innocence. Nous en prenions plein la vue, parce que revenir ici chaque année, c’était reprendre son souffle, appuyer sur le bouton pause de la vie qui défile trop vite, s’arrêter de grandir encore un peu à travers le silence et la paix du bois épais.

L’amour et l’amitié se frôlaient via des caresses sincères, dans des moments rares qui imprègneront cette coquille fragile, ce palais pour l’éternité.

Cette nuit, le ciel est vaste comme la mer et ses astres cloués à sa voûte me troublent. Je suis en train de changer, de devenir quelqu’un d’autre, de commencer à ressentir le poids du monde. Les nuages argentés se perdent dans l’obscurité et mes pensées se déchirent à travers les doutes de l’avenir qui taquinent mon âme jusqu’au fond. Une cloche invisible raisonne à travers la plainte d’un oiseau. Le moment est tranquille, mais solennel. Mon sort s’avance sans bruit à l’heure où la fatigue m’invite au sommeil. Le teint pâle. Un vers étrange me ronge. Celui de l’adolescence qui rend transparent ou qui électrise, qui transcende ou qui paralyse, qui fait mentir les petits matins.

Cette nuit, je suis triste et heureux à la fois, parce que je sais que tant qu’il y aura des cabanes dans ma tête, rien ne sera tout à fait perdu.

© Photo de couverture : Coco Kimenau

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