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Strasbourg : le géant aux dents de lait

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ll est debout, une béquille en main. Une genouillère bleue et grise recouvre sa jambe droite. Il traîne la patte jusqu’à l’espace réservé aux personnes handicapées. Il porte un jogging bleu, des baskets blanches et une veste en cuir cintrée dessinant des épaules de bodybuilder alors qu’il est maigre comme un clou et que dehors la température avoisine les 40 degrés.

Dans le tram, les corps prennent le frais mais les odeurs de transpiration mêlées aux déodorants chimiques sont omniprésentes.

Ça sent l’hôpital et Yves Rocher en même temps. La promiscuité n’arrange rien. Entassés comme des sardines, les passagers cherchent un peu d’oxygène en regardant le plafond. Les peaux mates se frôlent et se séparent instantanément avec une gêne palpable et parfois un soupçon de chair de poule. Les fronts suintent. Les haleines chargées de tabac, d’alcool ou de café se font remarquer. Les bourrelets se pavanent fièrement sous des des t-shirts moulants.

Certains fétichistes en profitent pour se délecter de la vision de doigts de pied vernis paradant dans une paire de sandale en cuir ou d’une branche de soutien-gorge discrètement dévoilée. L’imaginaire prend le relais pour ces érotomanes en mal de sensations qui pensent que le moindre regard échangé est un appel à passer une nuit torride.

Sous les aisselles, à la sortie d’une narine, d’une oreille ou d’un torse, les touffes rebelles de poils s’affichent sans complexe à la vue de tous, sauf des plus prudes, qui préfèrent détourner le regard pour se plonger dans leur téléphone.

Les textos n’ont plus d’intimité. « J’arrive mon amour ». « Qu’il aille se faire foutre ». « Je m’en bat les couilles de cette gonzesse ». « Lol ».

Les discussions téléphoniques deviennent collectives. J’apprends que la femme derrière moi ne supporte plus sa sœur et que Tinder est un bon plan pour se faire inviter au restaurant. Magic System s’invite dans le trajet via l’enceinte portative d’un collégien qui pense qu’il a le monopole du bon goût en matière de musique jusqu’à ce qu’une sexagénaire lui demande gentiment de baisser le volume. C’est souvent l’étincelle qui fait péter ce semblant de calme mais cette-fois, la musique s’arrêtera et le jeune sortira à l’arrêt suivant pour rallumer sa disco-mobile et finir sa route sur la piste cyclable.

Il jette un coup d’œil autour de lui. Un regard sec, sévère, déterminé, pour affirmer d’un cri silencieux qu’il est maître de cet espace confiné, qu’il s’est pété le genou comme un bonhomme, un vrai, lors d’une baston contre quinze mecs déchaînés qui voulaient lui prendre son matos ou d’un tacle assassin lors d’une partie de foot improvisée sur le bitume. Il défie chaque voyageur de ses yeux verts en plissant le front, répétant son rôle de mâle devant un miroir invisible. Vincent Cassel en mode transport en commun. « C’est à moi que tu parles ? C’est à moi que tu parles ? ». Il pourrait faire du cinéma. Il a une gueule à la Marlon Brando avec l’accent alsacien en plus. La rage est en lui. La paranoïa aussi certainement. Il est prêt à bondir à la moindre parole mal placée, au moindre clignement d’œil le défiant ou au contrôle de sa carte Badgéo qu’il n’a plus chargé depuis plusieurs semaines. Il y’a un mois, un contrôle a dégénéré. Il a réussi à s’enfuir alors qu’il allait se prendre une amende mais là il sait qu’avec sa jambe en carton, il doit anticiper et sortir à la moindre alerte.

Le tram A s’arrête à l’arrêt Musée d’art moderne.

Elle composte son billet et se faufile un chemin parmi cette masse anonyme, dirigeant sa poussette comme un convoi exceptionnel qui risque d’exploser au moindre choc avec une mine-pied qui traînait par là. Elle se poste à côté de lui. Il fait la grimace et lâche un « Tsss » d’agacement. D’autres voyageurs soupirent sous-entendant que le tram est trop blindé pour y ajouter une poussette. Elle a l’habitude. Elle fait comme si elle n’avait pas entendu.

Il sent qu’on l’observe. Que de minuscules yeux marron ne le lâchent plus. Une petite friandise d’environ deux ans le dévisage avec naïveté et curiosité. Sa tête emmitouflée dans une casquette rouge fait ressortir sa peau caramel. Son nez coule. Elle renifle discrètement jusqu’à ce que sa mère sorte un mouchoir de sa poche et qu’elle pousse de toutes ses forces, plus pour le jeu que pour se vider les narines.

Elle sourit comme un soleil dans cet environnement aseptisé et climatisé. Un noyau de pêche fait office de tétine et un biberon au sirop de cassis goutte légèrement sur son t-shirt Snoopy.

Il commence à la fixer, décontenancé. Elle ne baisse pas le regard. Un duel de western s’engage entre ces deux êtres aux dents atypiques.

Les dents de lait de la petite, irrégulières et fragiles rivalisent avec les dents abimées du géant, rongées par une consommation excessive de cocaïne. Elle sourit gratuitement, généreusement, sans raison particulière pour lui envoyer des balles de tendresse. Ces missiles là ne blessent pas ou alors ils font juste saigner le coeur. Il ne peut pas lui reprocher cette insistance d’amour. Il ne peut pas faire face à la faille qu’elle vient d’ouvrir avec ses pommettes.

Il essaie de contenir son sourire en se mordant la lèvre et craque en lui faisant un petit signe de la main. Le tram s’arrête à la station Homme de Fer. Elle lance des « pardon », « excusez-moi », « désolé », « c’est ici que je descends », « merci ».

Il les regarde s’éloigner. L’oisillon fragile titubant au rythme des pas de sa mère. Elle se retourne et lui rend un signe de sa petite main délicate.

Il regarde le sol et sourit à nouveau mais cette-fois ci franchement, sans fausse pudeur. Les autres autour de lui n’existent plus.

Le masque tombe. Il fait abstraction du rôle qu’il se donne en société pour ne pas se faire bouffer par les autres parce qu’il a souffert la dernière fois qu’il s’est livré à cœur ouvert et qu’il a donné sa confiance à quelqu’un. Depuis, il marche en équilibre sur le rebord de la vie, attendant qu’on lui tende une main pour ne pas s’écraser au sol dans un son aussi sourd que son existence.

Il en arrive encore à se demander ce qui a fait que sa vie est partie en sucette. Il en a marre de cogiter, de passer des nuits entières dans un lit trop grand, la boule au ventre, à chercher un sens à tout ça. Quand la pression est trop forte, il enchaine les clopes au balcon de son appartement suffocant. Une luciole orangée émanant de la fumée devient sa confidente. Il se met à lui parler, à pleurer aussi. Les passants lèvent la tête, le prenant pour un fou ou lancent des rires moqueurs. De là-haut il a le vertige de sa propre vie. Des tremblements s’emparent de lui. Le diable lui caresse l’épaule et lui susurre qu’il est temps d’y aller, qu’il est seul au monde et qu’en bas, il pourra trouver de quoi se soulager rapidement pour une soixantaine d’euros. Il sait qu’il va avoir mal ensuite mais il en assez de ne pas dormir quand tous les autres rêvent, blottis les uns contre les autres.

La porte se ferme d’un claquement brutal qui le ramène à la réalité. Son visage lui aussi se referme brutalement. Il vérifie que personne ne l’a chopé en train de s’attendrir sur cette petite boule de vie. Il reprend son rôle de caïd sans faiblesse. La faille se bouche. La lumière ne passe plus.

Le fantôme aboie à nouveau. « Ça va, t’es à l’aise ? Tu ne veux pas non plus t’asseoir sur mes genoux, bouffon ? ».


>> MR ZAG <<

Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais. Mr Zag ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.

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