On vous parle d’un temps que les moins de 300 ans ne peuvent pas connaitre… Pendant plusieurs siècles, la ville de Strasbourg a abrité de véritables « merveilles ». Artefacts supposément dotés de pouvoirs miraculeux, apanage des empereurs, rois et princes : à l’époque, et à l’intérieur de la cathédrale ou encore au détour de la place Kléber, on se vante alors de détenir de fabuleuses (et authentiques) cornes de licornes.
On est à la fin du 14e siècle – à Strasbourg, donc. C’est à ce moment-là qu’est mentionnée pour la première fois la présence d’une corne de licorne au sein du trésor de la cathédrale. La légende veut que celle-ci a été offerte par le roi Dagobert, qui, outre son incompétence à se saper tout seul, est aussi reconnu pour avoir été un bienfaiteur de l’Église de Strasbourg, plusieurs siècles plus tôt.
Au 16e siècle, c’est Conrad Gessner, célèbre naturaliste suisse, qui décrit l’objet : « Les chanoines de Strasbourg conservent dans le trésor de la cathédrale une corne de licorne que j’ai vu souvent. Sa longueur serait celle d’un homme de moyenne taille si elle avait encore sa pointe. »
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Depuis quand les cornes de licornes perdent-elles leur pointe ? Eh bien, depuis qu’on leur attribue des propriétés pharmaceutiques franchement extraordinaires. Antipoison, remède miracle contre la peste… bref : un must have. Et ce qui devait arriver arriva : un chanoine cède à la tentation et scie en douce « trois ou quatre doigts de la pointe ».
Sauf que sectionner plusieurs centimètres d’un des objets les plus précieux de la ville, c’est le genre d’initiative qui se remarque assez vite, et qui ne fait pas l’unanimité. Ni une ni deux, le loustic est expulsé du chapitre de la cathédrale, et tant qu’à faire, on en exclut tous ses descendants aussi, à tout jamais. Il faut dire que ça ne sentait pas l’idée de génie, cette affaire.
« Il y a une corne de licorne qui est gardée, par grande singularité, dans le cœur du grand temple de Strasbourg, laquelle est de longueur de sept pieds et demi. […] Elle est par le bas de la grosseur d’un bras et va en tortillant comme un cierge qui est tors et s’étend vers la pointe, en forme de pyramide »

« La plus belle de toutes les cornes connues »
À la même période, la corne de la cathédrale de Strasbourg fait grand bruit ! Elle est citée dans des dictionnaires, par des notables de l’époque… Celles et ceux qui ont eu le privilège de la voir ont l’air franchement bluffé(e)s.
Et c’est qu’elle fait évidemment des envieux, à commencer par la Ville elle-même. Au 16e siècle, cette dernière se procure une autre corne de toute beauté, qu’elle acquiert auprès d’un notable belge. Et la transaction n’est pas prise à la légère puisqu’un véritable conseil se réunit à Anvers pour entériner la valeur de l’objet.
Les médecins et pharmaciens les plus éminents sont unanimes : la corne est authentique, elle provient bien d’une licorne. Ils vont même plus loin et affirment sous serment qu’elle est « telle que celles qu’on voit chez les empereurs, rois et princes », osant jusqu’à la qualifier de « la plus belle de toutes les cornes connues ».
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Jamais deux sans trois… ou presque. Dans la cathédrale de Strasbourg, attention à ne pas confondre la corne de licorne avec une autre « corne », que l’on peut également admirer. Si tous les écrits à son propos sont d’accord pour dire qu’elle est là depuis trèèèèès longtemps, ça se dispute un peu quant à son origine.
On parle un temps de la serre d’un griffon antédiluvien ou encore d’une corne d’auroch, tandis que d’autres l’attribuent à un buffle de Hongrie qui aurait porté les pierres lors de la construction de la cathédrale. Finalement, on tranche à la fin du 18e siècle : il s’agit d’une défense de mammouth. Voyez-vous ça.
Trouvée dans le lit du Rhin, la défense est suspendue à un pilier de l’ancienne chapelle Saint-Laurent de la cathédrale, par une lourde chaine flanquée de trois anneaux.

« Une "merveille" que l’on expose »
On en vient quand même à s’interroger quant à cette manie de chercher à épater la galerie avec des cornes, surtout lorsqu’elles sont attribuées à des licornes. D’autant plus que nous, on le sait : la licorne, ça n’existe pas.
Pour tenter de creuser un peu cette question, on s’est tourné vers un spécialiste de la licorne. Docteur en histoire, Bruno Faidutti est auteur d’une thèse sur le sujet : « À l’époque, la licorne est perçue comme un animal exotique, au même titre que l’éléphant ou la girafe. Sa corne, c’est quelque chose de joli, c’est une « merveille » que l’on expose. Dans les édifices religieux, on pouvait trouver d’autres curiosités, on a vu par exemple des crocodiles empaillés. »
On apprend donc deux choses : que dans le cas où l’on n’a pas de croco sous la main, une défense de mammouth fait très bien l’affaire ; et surtout, qu’au-delà de l’aspect mystique qu’on peut porter aujourd’hui sur la licorne, les populations de cette époque y voient surtout un animal ordinaire, mais qui suscite une vive curiosité car il évoque le lointain.

Et dans la réalité, c’est quoi ces cornes de licornes ? Venues du nord, ramenées par des commerçants en Europe dès le XIIe siècle, il s’agit quasi-systématiquement de dents de narval – comme c’est le cas pour celles de Strasbourg. Certaines auraient même été des stalactites. D’ailleurs, de plus en plus, les populations se mettent à discuter de l’existence de l’animal et des capacités médicinales de sa corne…
Au fil des siècles, le doute grandit : « On commence à voir arriver des girafes, des éléphants… et les licornes n’arrivent toujours pas. Ça leur met un peu la puce à l’oreille. Et puis la licorne est censée vivre dans les pays du sud, et il se trouve que la plupart des cornes arrivent par les Danois. Là, on commence à voir un problème. » Bref : au 18e siècle, plus grand monde ne croit en l’existence de l’animal.


Tu peux perdre une corne, mais pas trois (spoiler : si)
En 1780, l’abbé Grandidier – spécialiste de l’histoire de la cathédrale – raconte avoir vu la corne de licorne de ses propres yeux. Mais, lorsque seulement quelques années plus tard, un inventaire des objets précieux de la cathédrale est établi : il n’y est fait nulle mention. La corne est perdue.
Celle de la ville de Strasbourg disparait également vers cette période.
À la fin du 19e siècle, la défense de mammouth est toujours visible au mur d’une salle de paléontologie du Muséum d’histoire naturelle de Strasbourg. Son état est alors très dégradé. On a demandé de ses nouvelles au Jardin des sciences de l’Université de Strasbourg, aujourd’hui en charge des collections de paléontologie. Le verdict tombe : une récente vérification des fossiles rapportés aux mammouths dans leurs collections confirme la disparition de la défense de la cathédrale.

Bruno Faidutti, le spécialiste des licornes, rappelle que de tels objets étaient répandus. Si le narval est désormais protégé, on croise parfois des exemplaires de cornes antérieurs à ce statut, qui profitent d’une retraite bien méritée chez des antiquaires ou dans des collections particulières. Certaines d’entre elles sont visibles du public, comme celle de la cathédrale de Saint-Bertrand-de-Comminges.


De plus, la corne de Saint-Denis, certainement une des plus célèbres, est conservée au musée de Cluny, à Paris.
En Alsace, les pharmacies du nom de l’animal, à Strasbourg ou encore à Sélestat, témoignent de l’influence que l’animal imaginaire a pu avoir au regard de ses vertus médicinales supposées. Du côté de Saverne, certain(e)s attribuent les armoiries de la ville à la corne de licorne de la cathédrale.
Sur la cathédrale de Strasbourg, justement, un discret bas-relief met en scène une chasse à la licorne, sur la façade nord. Comme un dernier vestige du trésor qu’elle renfermait autrefois.

Passionnant article !!! Je ne savais pas qu’il y avait eu des cornes de « licorne » à la Cathédrale…. Une histoire un peu magique……
Très intéressant ! Merci