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Strasbourg : le sourire du chat

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De la fenêtre de la chambre, le septième étage accueille un pigeon sur son coude de béton. J’aimerais me jeter sur lui pour le mordre, comme Dracula se délecte d’un cou tiède en Transylvanie. Les antennes pointent dans les nuages, tâches de lait au milieu du ciel, tétons d’acier à la recherche d’une bouche éternelle. Le peintre, tout là-haut, balance des coups de pinceau pour mieux redéfinir les contours du Truman show.

Le soleil se lève sur Strasbourg. Il est temps de faire cracher les cheminées d’une fumée blanche insolente pour réchauffer les cuisines endormies.

De la buée joue avec les fossettes d’une vitre recouverte de quelques pétales de givre. Le sosie de Jim Carrey saute dans le tram B en direction d’Elsau. Je peux déjà sentir l’haleine soufrée des loups affamés en costumes trois pièces en quête de loyers impayés. L’escalier grince comme une hanche usée au petit matin. Les corps encore chauds se réveillent avec férocité. Le café servi au pied de l’immeuble ouvre les yeux des ouvriers au pied-de-biche.  

Ils arrivent, les yeux gonflés de sang après avoir traversé la plaine de la Krutenau accompagnés d’un serrurier réquisitionné.

Tu dors encore paisiblement, loin de cette merde qui recouvre les gens. Une épaule nue éblouie la piaule. Un grain de beauté discret, colibri marron qui se pose sur le début de tes fesses caramel. Le sable chaud de ta peau fait rougir la tapisserie qui se décompose en lambeau. Le radiateur gémit sensuellement, comme un saxophone bouché en attente de lèvres puissantes.

Je miaule pour te réveiller.  « Quand est-ce que tout est parti en couille ? »

 La chaleur moite de la nuit et des ecstasys qui fondent sur le palais, Smarties qui cassent les dents mais qui rendent moins farouches. Hier, la musique faisait trembler les cages thoraciques des clandestins dans un cube hermétique en acier. Les basses léchaient les cœurs de fantômes en sweat à capuche gesticulant comme des peluches bon marché. Il faisait bon de se mouvoir en se frôlant, en ignorant la réalité encore quelques heures, dans ce jeu où il est impossible de gagner. L’onde des mouvements des épouvantails hypnotisés. La sueur sous les t-shirts trempés. Une langue qui glisse dans une bouche nicotinée. Les visages qui se découvrent vulnérables et qui font face au petit matin. Le jour se leva avec les cernes du diable.

La partie était perdue avant même d’avoir commencé.

Tu peux encore ressentir la brume d’un baiser volé un soir de février 2017. Ses cheveux laqués. Deux amants qui se mentent et qui jouent à faire semblant d’être grands. Tes lèvres pulpeuses et vénéneuses, poison délicieux au milieu d’un début de quelque chose. Il te mangeait comme un ange mange un mortel, affamé de ton absence, assoiffé de l’absinthe qui coule dans tes veines, comme un navire tangue à l’agonie un soir de tempête.

À ce moment-là, tout était déjà foutu. Tu le savais. Tu le sentais. C’était un vautour, une hyène qui se gave des autres et qui disparaît. Il faut être folle ou amoureuse pour continuer d’avancer en refusant d’entrevoir les prémices d’un naufrage.

Sur la pointe des pieds, tes seins affrontent la lune qui se met en retrait. Une bougie danse un slow avec un courant d’air au fond du couloir. Le monde est en pause. Tu te revois lui tenir tête et courir derrière lui comme dans un jeu vidéo. Princesse Peach culbutée par Super Mario. Au revoir sa chemise imprégnée de parfum et bonjour les emmerdes. La flagrance d’un Sauvage de Dior et des flocons de neige qui défilent sous tes yeux comme du cristal, de la porcelaine, de la salive de soie.

Tu tires sur un mégot en forme de sparadrap, le reste d’une aiguille au creux de ton bras, des miettes sur les draps. Il faut te presser de regrouper tes quelques affaires dans ce sac de sport Quechua, parce que les créanciers ne vont pas tarder à toquer à la porte. Il était moins une la dernière fois et la trêve hivernale approche de sa fin.

 Il faudra partir encore une fois, à la recherche d’un endroit où le froid ne tue pas et où ils acceptent les chats.

Tu te souviens du silence apaisant après la baise, lorsque tu chantais son prénom dans ta tête, impuissante face à tant de beauté, la face noyée par cette étrange créature, vagabonds au milieu d’une chambre d’hôtel.

Tu tuerais l’hiver pour revenir en arrière. Tu braquerais le néant pour goûter à ce petit truc qui faisait toute la différence, attrapant tes démons avec les ongles, regardant la mort dans le fond des yeux, plaquée contre le mur, l’haleine chargée de gin. Tonique va et vient de deux serpents entrelacés à bout de souffle, les écailles au bord de l’asphyxie, lacérant un dos moite comme un tigre épileptique.

Vous parliez avec les yeux.

Il était question de surprises. De choses inexplicables. De fusion.  D’alchimie. De ta culotte sur le bord d’une table. Tu brûlais sans feu, déjà cendre, dépassée par le vice de son être, touchant la perfection dans son baratin, par sa façon de séduire, de manipuler, tout en sachant que tout cela n’était qu’une farce, un jeu dramatique et morbide.

Ce fut une accalmie de plusieurs mois au milieu des cafards. Un coquelicot sur le cœur d’une bête de foire.

En quelques minutes, tu dévales l’escalier comme une petite souris, sans faire le moindre bruit. Ta cigarette encore allumée s’éclate sur un pavé trempé. Te voilà telle une plume perdue sous la pluie, à la case départ. Une brindille balayée par un vent sibérien. Un clown fatigué aux rires forcés.

Les lampadaires s’éteignent d’un seul coup. C’est la fin d’un mouvement et le début des ombres. L’injuste destin qui taille la pierre pour en faire des diamants fades, fanant tes longs cheveux blonds fatigués.

Les promesses fusèrent, s’usèrent et rouillèrent. Tu peux déjà distinguer la mélodie des bombes pendant que sur un banc, de jeunes amoureux se roulent des pelles et creusent leurs tombes.

Dans la poche droite de ton manteau, une photo pliée de nous trois. Toi, lui et moi dans ses bras, cherchant à m’échapper en le mordant jusqu’au sang. Le souvenir d’une reine et d’un roi déchus, amoureux d’une résine qui fait voyager et d’histoires qui finissent comme dans la chanson des Rita Mitsouko.

Ça fait longtemps qu’il est parti ce roi maudit, te laissant avec des cicatrices et des dettes, mais moi, Baudelaire, ton bâtard de chartreux au caractère bien trempé, je suis toujours là, ronronnant peu importe ton état.

J’étais déjà là quand ça commençait à aller mal, quand le silence de cet appartement du Neudorf résonnait, quand dans ta tête, c’était l’hiver, quand tes doutes glissaient sur le verglas. J’étais là, quand tu n’avais plus faim, à force de manger trop de coups, quand la moindre note de musique te retournait l’estomac, quand dans ton cœur, c’était Hiroshima.

J’étais là la nuit, à te veiller comme une mère discrète jusqu’à ce que le matin te caresse les joues, quand tu disais que la vie est une pute et que tu n’avais pas les moyens de te payer une passe. J’étais là quand tu marchais tête baissée avec l’envie de hurler, quand le pharmacien de la place de l’Homme de fer avait des allures de confident, quand le passé omniprésent t’empêchait d’avancer.

J’étais là les jours de ciel gris, quand tu ne savais plus si nous étions lundi ou vendredi, quand tu étais froide et vide comme un frigo en PLS. J’étais là quand tu ne pouvais plus voir ta tronche dans un miroir sans pleurer, quand il faisait nuit même en journée, quand les volets restaient fermés. J’étais là quand tu te promettais de ne plus jamais parler d’amour, quand tu lisais deux bouquins par jour. 

J’étais là à t’écouter espérer, à me dire que la roue allait tourner, pendant que Nick Cave fredonnait le même album depuis une éternité. J’étais ton SOS amitié quand tu avais froid et pas juste qu’aux pieds. J’étais là sans rien demander, ou alors quelques croquettes et de l’eau, juste par amitié, quand tu étais vidée, quand tu en voulais au monde entier, à Dieu et à la fatalité.

J’étais là quand tu errais nulle part telle la gardienne d’un phare abandonné, la folie te guettant quelque part entre le soleil et le brouillard, quand tu attendais le train de la vie sur le quai bondé de la gare, quand les souvenirs taillaient ton âme comme des lames de rasoir.

J’étais là, les dimanches après-midi, quand tu angoissais déjà d’être lundi, quand les draps sentaient la sueur, le tabac et le café froid, creusant un trou dans un matelas mouvant. J’étais là ce jour de deuil, quand même entourée, tu te sentais seule et que tu as ouvert les yeux pour me laisser voir ce qu’il se passe à l’intérieur.

J’étais là à constater ta déchéance sur tes côtes creusées, à répéter mille fois que la chance n’est pas de ton côté, à jeter l’éponge et à voir la vaisselle s’empiler. J’étais là quand les portes claquaient, quand tu t’es fait tatouer ce Léviathan sur l’avant-bras, quand tu avais envie de tout plaquer pour partir là où personne n’irait te chercher. J’étais là en pleine tempête, sans jamais avoir le mal de mer, quand la vie te secouait sans scrupule, quand le bonheur se quantifiait en pilules.

Me voilà dans une caisse fermement verrouillée d’où je sors la patte d’un grillage improvisé au fil de fer.

Je serai toujours là, les yeux de métal et d’agate brillants, à te fixer silencieusement en souriant.

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