Deux ans après un tragique fait divers, les tensions ne redescendent pas entre les différentes communautés du voyage, au sein du quartier du Polygone. Pour tenter d’apaiser les choses, le collectif d’artistes Les Passeurs va proposer dans les prochains mois une série de projets artistiques, réalisés en collaboration avec les habitants.
Des formes incomplètes, des lignes encore incertaines, des couleurs qui manquent ici et là : la fresque murale de la rue de l’Aéropostale n’est pas encore terminée. Ilhan, 5 ans, le sait bien : il fait partie des gamins du quartier à s’être barbouillé les mains – et les vêtements, le sermonne sa mère – de peinture la veille. Alors il attend.
Derrière le grillage de son jardin, situé juste en face de la fresque, il guette le prochain atelier organisé par la compagnie d’artistes Les Passeurs. “Pour chaque mur peint on demande d’abord aux habitants si le motif leur plaît, puis on les fait participer un maximum, explique David Picard, le directeur artistique. On a un graffeur professionnel (l’artiste strasbourgeois Amoor, NDLR) pour les motifs complexes mais le reste est faisable par n’importe qui et à n’importe quel âge.”
Le collectif sillonne les rues du quartier Polygone, situé au Neuhof à Strasbourg, dans le cadre d’un projet appelé “Habitons ensemble le Polygone, figures communes”, fruit d’un appel lancé par l’association Lupovino. Celle-ci souhaitait un projet capable de “bâtir une dynamique d’apaisement commune et durable” dans ce quartier où vit une majorité de gens du voyage. Ce besoin de calmer les tensions émane des habitants eux-mêmes, selon les acteurs associatifs de Polygone.
Un meurtre qui a attisé les conflits
Les choses se sont surtout détériorées après un funeste événement. Le 31 décembre 2020, un homme d’une quarantaine d’année est tué après de nombreux coups de couteau dans le quartier. La presse en parle comme un “règlement de compte” entre les clans de Polygone, mais l’affaire est bien plus complexe et aura des répercussions encore bien visibles aujourd’hui.
“Il y a des territoires bien définis, des frontières, certains refusent de circuler sur le territoire supposé du clan adverse“, constate David Picard, dont la troupe a déjà procédé à plusieurs semaines d’immersion à la rencontre des habitants. “Mais les tensions viennent de bien plus loin, explique Nathan Grassaud, chargé de la communication chez Lupovino. La sédentarisation a été très mal vécue, il suffit de discuter un peu avec eux pour s’en rendre compte.“
Depuis les années 70, les gens du voyage ont progressivement abandonné leur mode d’habitat traditionnel et adopté les logements en dur et en béton. La cité des Musiciens, l’une des deux cités du quartier, a par exemple été déclarée insalubre en 2000 et fait l’objet d’une opération de “résorption de l’habitat insalubre”.
Environ 160 familles ont été relogées dans des pavillons entre 2012 et 2018, qui d’un côté ont apporté “confort et sécurité”, mais de l’autre ont induit “une adaptation difficile à ce nouveau statut de locataire auprès d’un bailleur social”, selon les mots de l’association.
L'apaisement sera long et complexe
Dans ce contexte, la tâche des Passeurs pourrait s’avérer insurmontable. Mais David Picard ne s’en inquiète pas : “Nous avons souvent travaillé dans les quartiers populaires ces dernières années, toujours pour ce qu’on appelle des créations situées, c’est-à-dire que ce sont des œuvres crées seulement et exclusivement à partir de ce qu’on découvre sur le lieu, et à partir de la parole des habitants”.
Il continue : “Je trouve qu’il y a une énergie particulière dans ces secteurs. Les gens ont une sensibilité exacerbée et beaucoup de cœur et de générosité. Aujourd’hui je dois toujours refuser des invitations ou des gâteaux qu’on m’offre.“
Mais qu’en est-il des tensions entre les clans ? Comment passer d’un quartier où chaque communauté refuse de circuler sur le secteur de l’autre, à un banquet réunissant tout le monde ? “C’est vrai que la situation est complexe mais il faudra être patient, confie David Picard. Par exemple j’essaye d’inciter les volontaires d’aller peindre les fresques dans le quartier du clan adverse. Parfois ça marche, parfois non...Les enfants sont bien plus ouverts. C’est au niveau des adultes qu’il faudra le plus travailler.“
A la méfiance des débuts succède déjà, aujourd’hui, le ravissement chez certains de voir leur quartier embelli. “Ça fait du bien de voir de la couleur sur les murs, constate Jennifer Kremer, 45 ans. Avant quand les gens venaient ils ne voyaient que du gris, que du béton partout. C’était triste. ”
Les fresques représentent les symboles du quartier : ici on aperçoit une caravane, là un mobile-home. Il y a aussi des hérissons ou des épis de blé, qui évoquent la culture des différentes communautés. “On a passé les premières semaines à recueillir des témoignages et à partir de ce que les habitants nous ont dit, on a extrait les éléments qui revenaient souvent, explique Denis Tricard. Tout vient des habitants. Le but c’est vraiment de créer une unité esthétique dans le quartier, des ponts graphiques entre les différents clans.“
Si les fresques devraient être terminées d’ici l’automne, les projets ne s’arrêteront pas là. Un immense repas est prévu pour l’automne également. Il servira à la fois d’inauguration des fresques murales et aussi d’aboutissement pour l’écriture d’une “recette de quartier“. “Elle devra convenir à tous les clans du quartier, donc on devra mélanger les cultures ou trouver quelque chose de plus extérieur pour que ce soit un repas réellement commun“.
L’année 2024 sera quant à elle consacrée au projet-phare de la résidence : une oeuvre (dont la nature exacte ne sera révélée qu’en automne prochain) écrite par et pour les habitants, et servant de prétexte à “faire ensemble et à extérioriser la colère, le chagrin, le deuil ou la rancœur“ selon les mots du collectif.