Il fut un temps où nous nous retrouvions, chaque vendredi soir, tantôt sur les pavés de la place du Marché-Gayot, tantôt sous les tonnelles de la place d’Austerlitz. Le cœur léger, nous célébrions l’arrivée du week-end, un rayon de soleil sur le visage, une pinte à la main. Nos mains innocentes venaient se plonger tour à tour dans un bol de cacahuètes, partageant dans une ivresse commune nos germes et le plaisir d’être ensemble. Hélas, tout droit venu des plaines de l’orient, le covid s’est imposé, nous poussant à déserter nos bars et nos rues. L’apéro est mort, vive l’apéro…Visio.
Car oui, nous autres Strasbourgeois, aimons bien de trop le parfum du vin* blanc, les embruns de la bière, le gras du saucisson et les grains de sel des sticks, pour capituler face à l’ennemi. Comme aux quatre coins de la France, tous retranchés dans nos canapés, nous organisons la résistance, trinquant à notre santé par écrans interposés.
Que l’on s’appelle via Skype, Zoom, Messenger, ou Jitsi, ces nouveaux rendez-vous maintiennent à flots nos relations sociales, se substituant à nos retrouvailles habituelles.
L’apéro à tout âge
L’apéro-visio, web apéro, l’apéro en ligne, donnez lui le petit nom que vous voudrez, c’est avant tout une arme, pour traverser ensemble cette drôle de période. Chez Benoît, un trentenaire de la région strasbourgeoise, c’est un nouveau rituel : toute la famille se réunit autour d’un apéro le dimanche, à 18h. « On avait besoin d’être ensemble, de partager cet événement, de savoir comment chacun vivait son truc. Ma sœur vit au Pérou, mon frère à Paris, on s’appelle parfois individuellement mais jamais tous en même temps. » Désormais toutes les générations se retrouvent autour du téléphone. « On est avec ma femme et mes filles, il y a mon frère, ma sœur, mes neveux mais aussi mes parents et mon grand-père de 87 ans. On lui a offert une tablette, il a découvert Skype et prit le pli. Chacun a son verre à la main », raconte Benoît qui reconnaît à ces rendez-vous un caractère exceptionnel : « Je ne pense pas que ça continuera après, je pense que c’est la conjoncture actuelle qui fait qu’on a ce besoin-là. » Continuer à prendre l’apéro ensemble c’est ne pas se laisser abattre mais aussi former un esprit de corps, pour être plus fort ensemble.
Et pendant les apéros visio, on ne fait pas que boire, manger et discuter. « On rigole bien, déjà », s’empresse de préciser Coraline, qui retrouve plusieurs fois par semaine ses différentes bandes de copains éparpillées dans l’Hexagone. Et pour ça, le jeu est une technique infaillible. « Il y a des jeux qui reviennent souvient comme le Skribble ou le Uno sur BordGame Arena. Il y a aussi le Picolo et en local l’application StrasBourre, qui permettent de rapidement retrouver les bons vieux délires », détaille la Strasbourgeoise. Et parce qu’à situation exceptionnelle, il faut un jeu exceptionnel : « Pour son anniversaire en ligne, un pote a carrément organisé un “Burger Quizz” personnalisé. C’était génial, on a vraiment rigolé et passé une bonne soirée, même à distance ! ». Car le jeu a cet avantage d’apporter un peu de vie dans ces discussions où l’on reste, finalement, seul chez-soi. « Le jeu donne peut-être du rythme. Ça provoque des délires et des moments marrants, ce qui est plus compliqué à créer quand la personne n’est pas à côté », songe Coraline.
Pour Élodie et Alexandre, confinés ensemble, les apéros sont aussi l’occasion de jouer : « on joue avec l’application Plato et à des jeux d’alcool. » Surtout, l’apéro visio a , pour le jeune couple, un goût très festif. « On a un copain Ben, de Bilb&co, qui est DJ. Tous les samedis il fait des lives sur Facebook. Alors avec un copain on s’appelle, on met sa musique en fond sonore et on s’ambiance. Disons qu’on danse assis mais on a des copains qui dansent vraiment et s’habillent même comme pour aller en boîte ».
Jusqu’à ne plus s’entendre
Malgré l’engouement pour ces apéros à distance, le concept a eu du mal à s’ancrer dans le nouveau quotidien de certains. C’est le cas pour Océane, pourtant adepte de la première heure « au début on en faisant presque tous les soirs, raconte-t-elle. Mais au bout d’un moment, on n’avait plus rien à se dire. Surtout, le principe est très bizarre, quand on raccroche on retourne au silence et à l’ennui tout en étant alcoolisé. Alors maintenant on se retrouve simplement pour jouer aux jeux vidéo. » Autre difficulté pour la Strasbourgeoise, le nombre trop important de participants : « On faisait des conversations à plusieurs et ce n’est pas comme dans la vie où deux personnes peuvent parler d’un sujet et trois autres d’autre chose, là ça demandait une sorte d’organisation pour que tout le monde s’écoute. »
Même constat chez Corentin, 28 ans. « Ce n’est pas comme dans une vraie soirée où tu peux t’isoler avec certaines personnes, là, parfois, tout le monde parle en même temps. Puis je n’arrive pas à dépasser le fait qu’il y ait un écran. Je n’arrive pas à faire abstraction de mon stress et de mon quotidien, contrairement aux véritables apéros. De plus, les chamailleries, les jeux de regard, ce n’est pas possible. On prend des nouvelles mais il n’y a pas de complicité, ça maintient les relations mais ça ne les nourrit pas », constate le jeune homme qui ne donne pas long feu aux apéros à distance après la fin du confinement. « Nos copains avec qui on a grandi, sont en Bretagne, on profite qu’ils fassent des apéros visios pour les voir, ça nous fait plaisir, mais après ils recommenceront à se voir en vrai et nous on reprendra nos sorties ici. »
Renouer le lien
Car c’est aussi là la magie de l’apéro visio : le confinement semble nous avoir soufflé l’idée que la distance n’importe plus et que les êtres chers, à l’autre bout du pays ou du monde, ne sont finalement plus si loin, en tout cas pas plus loin que ceux logés à quelques rues de là.
« J’ai différents groupes de potes un peu partout en France. D’habitude on ne pense pas à mettre un créneau « Skype avec les potes » dans son agenda et c’est dommage, regrette Coraline. Avant le confinement on n’y avait jamais pensé mais là tout le monde est disponible et en recherche de lien ». Le confinement semble alors même recréer des liens, effrités avec le temps. « On a toujours été une bande de sept copains au lycée et ces derniers temps je n’en côtoyais réellement plus qu’un, parce que progressivement chacun a fait sa vie. Pourtant ce soir on se fait, pour la première fois, un Skype à sept », se réjouit Quentin, confiné dans le centre-ville.
Finalement, tous les Strasbourgeois qui nous ont ouvert une fenêtre sur leurs apéros virtuels s’accordent sur un point. Les apéros, les vrais, en terrasse ou dans leur salon leur manquent, le contact de l’autre est irremplaçable. Pourtant, tous y ont aussi trouvé, chacun à leur manière, une petite bouée de sauvetage, pour tenir dans cette tempête loin des autres. Parfois à demi-mot et parfois pas : « Internet, c’est quand même formidable : pouvoir skyper ses amis, son amoureux, ou sa famille, putain ça fait du bien. Merci Internet », conclut Coraline.
*Attention l’abus d’alcool est dangereux pour la santé