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À 86 ans, Simone et Yves continuent de faire vivre le livre d’occasion à Strasbourg

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Simone et Yves Suss ont vécu toutes les révolutions des dernières décennies derrière le comptoir de leur boutique, Au Marché du livre, situé en plein coeur de la Krutenau. À l’occasion de l’inauguration de Strasbourg capitale mondiale du livre, on s’est dit que si quelqu’un devait avoir quelque chose à dire sur le sujet, ce serait bien eux. Nous sommes donc allés à la rencontre des plus ancien(ne)s libraires de Strasbourg, âgé(e)s de 86 ans.

Derrière les étagères joliment ordonnées de la vitrine du Marché du livre, juste à côté de la place de Zurich, on devine déjà les amoncellements de bouquins jaunis. Nous sommes un peu en avance, mais Yves Suss nous repère très vite derrière la vitrine. Il se précipite pour nous ouvrir, armé d’un objet qui ressemble à un pied-de-biche. C’est la clé.

Sa librairie se situe dans un vieil immeuble de la Krutenau. Elle se trouve dans les mêmes locaux, à peu de chose près, que lors de son ouverture en 1961. « Et avant d’être une librairie, c’était un magasin de reliure tenu par mon oncle ! », nous explique Simone Suss. « Cet endroit date d’avant la guerre. »

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Nous sommes ici chez les plus ancien(ne)s libraires de Strasbourg. À 86 ans, Yves et Simone tiennent la baraque autant qu’ils/elles le peuvent, et ce, malgré les tempêtes traversées par le secteur de l’occasion « depuis l’année 2000 » selon les mots d’Yves. Les nouveaux/elles arrivant(e)s ont à peu près toutes et tous la même réaction quand ils/elles pénètrent dans leur antre : un soupir d’admiration.

Car on n’en voit plus vraiment des bric-à-brac magnifiques comme ceux-là, des colonnes et des collines de bouquins qui tiennent on ne sait trop comment, des polars des années 50 empilés dans ce coin, des livres de SF disparus dans l’autre. Les étagères de bois semblent prêtes à rompre sous ces amoncellements.

Les trous et les vides sont proscrits ici. Chaque recoin vierge se doit d’être comblé par un livre. Et Simone veille au grain : « Dès qu’un acheteur prend un livre et laisse un trou dans la rangée, je vais dans la réserve pour chercher un livre de remplacement. Je vérifie aussi que tout soit dans l’ordre alphabétique. »

Libraires Krutenau
Simone et Yves Suss sont libraires depuis 1961. © Guillaume Poisson / Pokaa

Tout sauf une vocation pour Simone et Yves

Simone Suss n’a pourtant pas toujours eu cette obsession des livres bien rangés. Au contraire, c’est à reculons qu’elle s’est lancée dans l’aventure libraire en 1961, lorsque son oncle a eu besoin de renfort. « Il était malade, il avait dû arrêter le business de la reliure, qui était trop physique pour lui. Alors il a lancé une petite librairie d’occasion, elle faisait la moitié de la boutique que vous voyez maintenant. »

Simone est alors préparatrice en pharmacie, son métier de rêve. Elle accepte de l’abandonner mais a en tête d’y revenir un jour ou l’autre. Cela ne se fera jamais. « J’aimais tellement mon travail que j’ai continué, pendant un temps, à préparer des mixtures [les pharmaciens préparaient encore leurs propres remèdes à l’époque, ndlr] et à les fournir à la pharmacie pendant mon temps libre, c’est-à-dire le plus souvent la nuit. »

Au marché du livre
© Guillaume Poisson / Pokaa
On habitait juste au-dessus de la librairie, donc on se réveillait à 4h du matin, on descendait et on commençait à travailler
Yves Suss

Mais la librairie attire tellement de monde qu’elle se verra bientôt contrainte de s’y dédier totalement, avec l’aide de son mari, Yves. Celui-ci a également dû quitter son poste dans un bureau d’études d’électromécanique, « parce que l’opportunité était belle ». Le secteur du livre d’occasion est alors florissant.

À tel point que lorsque l’oncle de Simone passe définitivement la main à sa nièce et à son mari, ils/elles décident d’agrandir la boutique et de recruter des salarié(e)s. « À notre plus haut, dans les années 90, on avait quatre salariés. On habitait juste au-dessus de la librairie, donc on se réveillait à 4h du matin, on descendait et on commençait à bosser. »

Il faut alors relever chaque référence de livre acheté, examiner les tendances et faire les comptes. Tous les deux n’avaient aucune inclination pour la lecture, ils/elles ont donc dû apprendre sur le tas quels livres acheter et lesquels refuser. « À l’époque, ce qui se vendait beaucoup c’était tout ce qui est scolaire, manuel d’histoire, de droit pour les étudiants. Les écoles nous envoyaient directement leurs listes. Des classes entières venaient en sortie ici. »

Au marché du livre
© Guillaume Poisson / Pokaa

Un rapport différent à la lecture

En 2024, alors que Strasbourg est depuis aujourd’hui (et pour un an) capitale mondiale du livre, serait-il envisageable de voir une classe entière franchir la porte de la librairie ?

« Impossible, ça ne se fait plus. Les jeunes ne lisent plus aujourd’hui. On le voyait déjà avec les dernières classes qui venaient, au milieu des années 2000, ça n’intéressait pas les élèves» Si une étude récente a effectivement démontré que les jeunes lisaient de moins en moins, la perception de libraires comme Yves et Simone, qui ont ainsi traversé les décennies, est d’autant plus révélatrice : le rapport à la lecture a incontestablement changé.

On a dû se séparer un à un de nos salariés, jusqu’à finir de nouveau tous les deux. Aujourd’hui, on joint les deux bouts difficilement.
Yves Suss

« Il a fallu s’adapter et bien anticiper les tendances. Regardez les encyclopédies comme Universalis ou Littré. Ces livres étaient chers, mais ils se vendaient tout le temps jusqu’aux années 90 », analyse Yves. Autant de best-sellers qui aujourd’hui pourraient moisir sur leurs interminables étagères. « Je me souviens, le dernier Universalis qui est sorti, en 2004 ou 2005, je n’en avais acheté qu’un exemplaire parce que ça ne marchait plus du tout. Il est resté deux ans au même endroit, personne n’en a jamais voulu. »

Sans surprise, Yves Suss estime que c’est l’arrivée d’internet qui a tout changé. « Les gens se sont mis à acheter sur Amazon, les chiffres ont baissé. On a dû se séparer un à un de nos salariés, jusqu’à finir de nouveau tous les deux. Aujourd’hui, on joint les deux bouts difficilement. On a cherché à vendre le local mais personne n’en veut, comme le propriétaire veut doubler son loyer. C’est dur, on a 86 ans. » [En effet, ils peuvent être propriétaire d’un fonds de commerce mais pas des murs, ndlr.]

Des client(e)s fidèles depuis les années 70

Face à lui, Simone se renfrogne : « Si tu le voulais tu pourrais, c’est aussi que tu es bien à ta librairie. » « C’est vrai aussi, reconnaît Yves. En même temps, je ne peux pas ne rien faire, j’ai toujours été comme ça. Je n’ai aucune envie d’aller m’ennuyer en maison de retraite. » « Oh tu en aurais des choses à faire, j’en suis sûr », raconte Simone.

À cet instant, le premier client de la journée entre. C’est Michel, 73 ans, physique de Père Noël comme il le dit lui-même, avec sa barbe blanche et sa stature imposante. Il vient à la librairie « toutes les semaines » depuis 1974. « Quand je sors je dis à ma femme que je vais voir mes vieux préférés ! », Simone sourit.

Elle les connaît par coeur, ses plus fidèles client(e)s. « Polar et science fiction c’est ça ? On connaît leurs goûts, nous sommes capables de dire ce qu’ils vont acheter avant qu’ils ne passent à la caisse. On a aussi une régulière qui vient en vélo à 90 ans, avec son chariot plein de livres à vendre. Elle repart avec le chariot rempli de livres achetés. »

Libraire Au marché du livre
À 86 ans, Yves Suss utilise toujours son échelle pour ranger les livres en hauteur. © Guillaume Poisson / Pokaa

Mais ces habitué(e)s vieillissent également. Et même si « certains clients plus jeunes » viennent aussi régulièrement, la fidélisation est de plus en plus complexe à l’heure où chacun trouve ce qu’il veut en ligne. « Il ne faut pas se leurrer, le marché va très mal, on voit bien qu’on n’est pas les seuls. Plusieurs librairies d’occasion ont fermé. »

Le marché du livre d’occasion se porte en réalité très bien. Une étude publiée le 10 avril par le ministère de la Culture et la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (SOFIA) montre que « la part de marché des livres d’occasion progresse peu à peu chaque année, pour atteindre en 2022 près de 20 % des livres achetés ».

Mais elle pointe également le fait que « le marché de l’occasion est désormais massivement opéré en ligne, par des acteurs de tailles et de natures hétérogènes : plateformes de mise en relation entre particuliers, places de marché, détaillants tout en ligne ». Cette dynamique est donc avant tout portée par le numérique ; les librairies et bouquinistes, eux, restent à la marge. D’où la colère d’Yves quand il a appris que le gouvernement envisageait de taxer les livres d’occasion, comme Emmanuel Macron l’a annoncé le 12 avril dernier : « Ce sont encore les petits libraires qui vont pâtir de ça, comme si ce n’était pas encore assez difficile. »

Au marché du livre
© Guillaume Poisson / Pokaa

La retraite ? Jamais !

Pour autant, Yves et Simone Suss résistent. Encore et toujours. « Ils ont une santé du tonnerre, je me demande ce qu’il y a dans ces bouquins ! », lâche Michel avant de repartir avec sa pile de polars sous le bras.

Il est vrai que Yves continue de trimballer sa vieille échelle d’un bout à l’autre de la librairie pour ranger les étagères du haut. Sa démarche est certes un peu saccadée, mais il marche sans trop de problème. « Il me fait peur quand je le vois en faire autant, à son âge, souffle Simone. Il ne s’arrête jamais, même à la maison… »

Librairie Au marché du livre
Simone Suss aide son mari dans le rangement des livres d'occasion. © Guillaume Poisson / Pokaa

Elle, de son côté, affirme qu’elle pourrait arrêter « n’importe quand » mais qu’elle continue « pour lui ». Les livres, ça n’a jamais trop été son truc. Elle aurait peut-être préféré passer toute sa vie en pharmacie.

Mais au fait, pourquoi être restée, alors que ça ne devait être que temporaire ? « Mon oncle, c’était un peu un deuxième père pour moi, il avait toujours été très présent pour moi, alors quand il a été dans le besoin, j’ai voulu lui rendre la pareille. C’est sans doute pour ça. »

Qu’aurait-il pensé, son oncle Pierre Gunst, s’il avait su que 60 ans plus tard, sa nièce serait devenue la plus ancienne libraire de Strasbourg ? « Oh… » Elle s’arrête un instant, lève discrètement les yeux vers le plafond avant de les reporter, animés d’une intensité supplémentaire, sur nous. « Il aurait été fier ! Ah ça oui, il aurait été fier ! »

Établissement

Au Marché du livre

Quoi ?

Librairie

Quand ?

23 Avr. 2024

où ?

9 rue Saint-Gothard, à Strasbourg

Plus d'infos ?

Lundi, mardi : fermé
Mercredi, jeudi, vendredi : 10h – 12h, 14h – 18h30
Samedi : 10h – 12h, 14h – 18h
Dimanche : fermé

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À 86 ans, Simone et Yves continuent de faire vivre le livre d’occasion à Strasbourg

Commentaires (9)

  1. Touchant. Je suis libraire, et ça pourrait être moi. Par contre… le métier se porte très bien pour ceux qui se sont adaptés. Internet n’est pas un ennemi mais un allié de taille. Les plateformes monopolisent, mais rien n’empêche un libraire de rejoindre une plateforme. Quant aux livres d’occasion, il n’y en a jamais eu autant à acheter pour les librairies d’occasion. C’est au contraire l’âge d’or du bouquiniste.

  2. La première fois que je suis entré dans La Marché du Livre, c’était en 1980. J’ai cru que je mettais les pieds au Paradis. J’avais 10 ans. A l’époque, j’étais fou de Bob Morane et ils en avaient des dizaines en rayon. Mon argent de poche de la semaine y est passé. Ensuite, j’ai dû y aller au moins une fois par semaine durant les années 80 et 90. Je leur vendais les livres que j’avais ramassé à droite et à gauche puis je déambulais dans les rayons, parfois une heure ou deux, à la recherche des livres qui me feraient craquer. Je finissais toujours par trouver mon bonheur : SF, polars, grands classiques en poche…. Tout ça à des prix modiques. Pour moi, c’était un moment magique, hors du temps, une caverne aux trésors embaumée par cette délicieuse odeur de vieux papier, embellie par le papier peint à grosse fleur, intemporel. Je me souviens encore d’Yves qui remplissait minutieusement ses petites fiches en bristol et d’Yvonne qui trotinnait dans la librairie pour réarranger les rayons. Dans les années 2000, mon activité professionnelle m’a forcé à ralentir mes visites et aujourd’hui, n’habitant plus à Strasbourg, je n’ai plus l’occasion de venir. Je le regrette mais j’espère que d’autres que moi on prit la relève. Je n’oublierai jamais Yves et Simone pour le bonheur qu’ils m’ont apporté en me permettant, grâce à leur île aux trésors, à m’ouvrir sur la culture.
    Une dernière anecdote avant de finir : un jour, dans les années 2005/ 2010, j’étais de passage et je fouinais dans les rayons. Et je suis tombé sur un livre que je leur avait vendu il y avait plus de 15 ans. Quel avait été son histoire ? Avait-il voyagé de mains en mains pour revenir là où etait-il resté là, bien sagement, à m’attendre. Bien évidemment, je l’ai racheté. Une histoire émouvante et magique comme il ne pouvait y en avoir qu’au Marché du Livre. Longue vie à Yves et Simone. Que la magie continue !

  3. Combien de livres que j’ai acheté dans ce marché du livre J’ai souvent trouvé mon bonheur Je n’avais pas beaucoup d’argent et les livres d’occasion m’ont toujours fait plaisir car je lis beaucoup

  4. J’adore, ça donne envie d’aller à leur rencontre…je vais faire ça ! Il faudrait sûrement épousseter l’endroit et donner un truc en plus pour relancer l’endroit. A bientôt 😗

  5. J’adore ces libraires, que je connais depuis 40 ans !
    Elle portait un très élégant chignon blond, et lui dans ses loisirs devenait pilote expert d’avions telecommandes, au sein d’une association. C’est vraiment un couple strabourgeois extraordinaire !

  6. Et moi mes grands parents retraites gendarmes habitaient le 5 j ai encore les images de cette librairie en tête j’ avais 6 ans. Et je suis a 70 ans devenue Autrice dans le choletais..

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