Dans une société branchée « cul », on parle rarement de l’asexualité. Au mieux, on a vaguement entendu le terme, au pire, on le mélange avec d’autres orientations. Alors, pour y voir plus clair, on a rencontré quatre personnes asexuelles qui vivent dans notre belle Strasbourg, pour parler désir, amour et intimité.
Avant toute chose, pour définir les choses de façon simple, les personnes asexuelles ou « ace » (à lire avec un petit accent anglais) ne ressentent pas, ou peu, d’attirance sexuelle.
Selon un sondage IFOP qui date de début 2024, 12% des personnes interrogées se considèrent comme asexuelles. Plus d’une personne sur 10. Je ne sais pas vous, mais pour un mot peu connu, je trouve que ça fait quand même pas mal de monde.
Et c’est vrai qu’on entend beaucoup parler du travail du sexe, de baisse de la natalité, de sexualités alternatives (libertinage, bdsm…) ou encore de célibat, mais on ne parle jamais de ces gens qui n’ont – simplement – pas envie de ken.
Peut-être parce qu’on ne se pose pas la question : normalement, tout le monde aime le chocolat, le chant des oiseaux, et faire l’amour. Mais qu’est-ce qui se passe quand ce n’est pas le cas ? Comment on date ? Comment on s’en rend compte ?
Elise (23 ans, elle), Elisabeth (27 ans, ael), Alex (22 ans, iel) et Célia (46 ans, elle) ont accepté de nous faire rentrer dans leur intimité, entre câlins et soirées karaoké.
Avant de poursuivre la lecture, sachez que cet article se fonde sur des témoignages qui transmettent le point de vue de seulement quatre personnes. Il n’a en aucun cas pour objectif de parler au nom de chaque ace, mais de donner la parole aux Strasbourgeois(es) interviewé(e)s.
De plus, le pronom de la troisième personne du singulier « iel » sera parfois utilisé. Il permet de désigner les personnes sans distinction de genre masculin/féminin (comme « ael »).
L’asexualité est un spectre
Je pensais que ma première question, « est-ce que tu peux me définir ce qu’est l’asexualité pour toi ? », serait facile, mais en fait, non.
Et la raison est très simple : l’asexualité est un spectre. Alors, non, pas dans le sens des fantômes qui nous terrifient pendant la Traumatica d’Europa-Park, mais plutôt parce que « c’est un terme parapluie, qui regroupe plusieurs autres termes », explique Célia.
« Mon rapport au désir sexuel est modifié, moi, j’en ai peu ou pas du tout. Et pas au sens classique du terme », précise Elisabeth. Pour Alex, « c’est quand le désir sexuel et les relations sexuelles diffèrent de la norme et peuvent varier en partant de zéro ». Cette idée de variation, on la retrouve aussi chez Elise : « J’ai une pote qui dit qu’être une personne asexuelle, c’est un peu comme le chocolat : même si t’aimes pas trop ça, parfois t’as envie de manger un carreau et c’est ok. »
Une orientation qui peut donc évoluer, au sein de laquelle on peut retrouver des gens avec aucun désir de sexe, mais aussi d’autres qui en ont parfois envie. Mais la constante reste que la grande majorité du temps, les relations sexuelles au sens traditionnel du terme (on en reparlera plus bas), ça ne les intéresse pas !
Mettre un mot dessus, « ça a changé ma vie »
Ce que j’ai trouvé assez dingue en faisant ces interviews, c’est que, plus que de se découvrir ace, iels ont découvert l’existence même de l’asexualité. Par exemple, aujourd’hui, tout le monde voit à peu près ce que veut dire être lesbienne, et la prise de conscience c’est « moi aussi je suis lesbienne ».
Mais comment fait-on quand on ne sait même pas qu’il y a un terme pour définir ce que l’on ressent ? Et bien, on galère… Pour Elise, c’est un sentiment qui a toujours été présent dans sa vie. « J’ai un souvenir de moi à 13 ans qui me suis dit : « Ah ouais ? Les parents font encore du sexe par plaisir ? ». Mais j’ai vraiment eu le déclic en 2023, parce que j’ai des copines qui ont commencé à en parler. Ça a changé ma vie. »
Pour Elisabeth, c’est aussi « en parlant avec d’autres personnes ace » que le déclic a eu lieu : « J’ai compris que depuis longtemps, je me forçais. »
« Moi ça ne m’a jamais intéressé(e). Jamais, du tout », raconte Célia, « mais j’ai mis le doigt vraiment dessus il y a un an, quand une amie autrice a publié un essai [Nous qui n’existons pas, de Mélanie Fazi, ndlr] et je me suis dit : « C’est pas possible, ça parle de moi » ». Du côté d’Alex, « c’est venu quand j’ai commencé à me questionner sur ma sexualité et mon genre. J’ai commencé à dire non, à comprendre ce que moi je voulais. Parce que j’avais vraiment besoin de mettre des limites, comprendre comment je voulais fonctionner ».
Toutes et tous ont l’air de dire que mettre le mot ace sur leurs ressentis a été important : pour s’accepter, pour mieux expliquer aux proches, pour continuer de s’informer, pour « s’autoriser » à vivre une intimité, voir une sexualité, qui est hors d’un cadre « que toute la société connaît ».
Les personnes asexuelles n’ont pas de sexualité ? Et bien pas forcément...
Vous êtes sans doute en train de vous dire : elle fait un article sur l’asexualité, elle vient de nous expliquer que ces personnes ne veulent pas de sexe, et là, elle nous raconte le contraire ? Décide-toi meuf. Alors déjà, on respiiiire.
Et ensuite, essayez de répondre à ces questions : c’est quoi « la sexualité » ? C’est quoi « faire du sexe » ? Ça commence où ? Ça se termine où ?
Ce sont des questions que ma très bonne copine et sexothérapeute Gaëlle (vous connaissez peut-être son magazine en ligne Le Cul bordé de nouilles) aime beaucoup poser en conférence, et c’est toujours intéressant de voir que les réponses sont moins faciles qu’il n’y paraît.
Si on nous demandait de simplifier à l’extrême ce qu’est le sexe, on répondrait sans doute quelque chose qui ressemble à : « Deux personnes qui s’embrassent, qui se mettent toutes nues, qui font du sexe oral, qui font de la pénétration et qui ont un orgasme (si les planètes sont alignées) ». Selon cette définition, nos quatre interviewé(e)s n’ont pas de sexualité.
Mais alors, on fait quoi du reste ? Parce que ça fait beaucoup de choses laissées de côté, non ? Envoyer des sextos épicés, s’embrasser passionnément sans aller plus loin, avoir un orgasme pendant un rêve érotique, faire l’amour à deux mais sans se toucher, aimer être attaché(e)… je pourrais en écrire des pages entières.
« Mon dernier rapport avec pénétration, c’était il y a un an, explique Elise. Par contre, il y a quelque temps, j’ai fait quelque chose qui peut ressembler à du sexe avec des vêtements. Moi, je compte ça comme un des meilleurs rapports sexuels de ma vie. Je n’avais pas besoin d’aller plus loin. »
Si Alex n’a pas de sexualité « en ce moment » avec son partenaire, Elisabeth en a une « mais pas au sens traditionnel du terme » et Célia écrit des textes érotiques « à ses heures perdues ». Pas de sexualité alors ? Pas si simple.
Pas de missionnaire tous les vendredis, ça ne veut pas forcément dire pas de sexe en solitaire !
Certain(e)s ont des sextoys, d’autres regardent ou lisent du porno : encore une fois, on voit bien que l’asexualité est un spectre.
Elise témoigne : « Je ne me masturbe presque pas, je ne prends presque aucun plaisir. Je le fais peut-être une fois tous les deux mois. » Au contraire, Alex confie : « Je me masturbe très régulièrement, là j’ai le contrôle, là c’est facile. » Enfin, Elisabeth explique : « J’ai une auto-sexualité mais, elle est pas… je ne sais pas trop la définir pour être honnête. Ça tourne plus autour de la découverte du corps pour essayer de décentraliser le plaisir intime. »
Vous l’avez compris, les quatre font une grande différence entre le plaisir solitaire et la sexualité avec d’autres. Et l’amour dans tout ça ?
Si t’es ace, tu peux pas tomber amoureux/se ? (Un gros raccourci)
Alex explique : « Le désir n’a rien à voir avec les sentiments romantiques : personnellement, je ne lie pas les deux ensemble. Il y a des personnes qui vont penser que le romantisme ne va pas sans sexe, mais ce n’est pas mon cas. J’ai un partenaire actuellement, la chance que j’ai, c’est qu’il est aussi ace. »
De son côté, Célia n’est jamais tombé(e) amoureux/se : « J’ai des crush, mais je ne m’imagine pas les matérialiser. Je suis célibataire et être solo c’est mieux. » Elise aimerait bien rencontrer quelqu’un mais ce n’est pas forcément évident, parce que « ça me fait peur, j’ai envie de rencontrer quelqu’un mais je suis grave défaitiste, je suis un peu en mode « je vais rester célibataire toute ma vie » ».
Elisabeth réfléchit : « Pour moi, elle est compliquée cette question. Mais oui, il y a des gens avec qui j’ai envie de partager des choses fortes, des moments d’intimité. C’est pareil que les autres sauf qu’il y a pas de sexe parce qu’on s’emmerde. Donc on va plutôt faire un karaoké. Je me sentirais plus proche de quelqu’un avec qui je chante une chanson d’amour, que si on faisait du sexe. »
Si on n’a pas de rapports sexuels, ça n’empêche donc pas de ressentir de l’intimité, et a fortiori, de l’amour. Mais sans parler de « partenaire à poil », comment ça se passe avec les ami(e)s ?
• Est-ce que ne pas avoir envie de faire l’amour, ça crée une distance avec les autres ?
Certes, je suis propriétaire d’une boutique érotique donc je parle sans doute plus de sexe que la moyenne, mais quand même… le sexe est devenu un sujet de conversation à part entière, et de plus, un sujet qui crée du lien.
Elise n’a pas l’impression que ça crée un fossé avec les autres : « Pas du tout, je continue de me moquer de mes potes qui parlent d’un coup d’un soir. Les gens se confient toujours à moi, même s’ils savent que je suis ace. C’est un autre humour qui s’enclenche, je peux faire des grosses vannes sur mon asexualité. »
Alex nuance : « Ça dépend de l’entourage de chacun, moi je n’ai vraiment aucun souci. Par contre, j’ai eu du mal à l’accepter vis-à-vis de moi : il y a un peu cette idée reçue de « t’es en retard dans ta vie ». J’ai parfois l’impression d’être un peu à côté, mais j’essaie de m’en détacher. »
Célia explique : « Le sexe ça ne me dégoûte pas du tout et c’est un sujet comme un autre, il n’y a pas d’affect. Pour moi, c’est un truc un peu étrange, mais comme j’écris des histoires érotiques, ça m’intéresse de comprendre. C’est un truc scientifique, et quand les gens discutent avec moi, j’ai les oreilles grandes ouvertes. »
« Je ne sais pas si c’est une chanson à propos de l’asexualité mais ça retranscrit très bien le fait d’être dans une relation saine quand on est asexuel(le) », raconte Alex en parlant de la chanson We’ll Never Have Sex de Leith Ross.
Être ace dans les milieux queer et feministe : pas forcément évident de trouver sa place
Si le A de LGBTQIA+ veut bien dire « asexuel(le) » (ou aromantique), on peut quand même se sentir mis(e) de côté.
Elisabeth raconte son expérience : « Dans les discussions classiques du militantisme, il y a ce message de fond qui est « on peut coucher avec qui on veut », la lutte passe beaucoup par ça et parfois en tant que personne ace, on se sent mise de côté. Il y a quand même une forme de discrimination sociale parce que justement, on n’a pas de sexualité. »
Elise a un peu le même ressenti par rapport au féminisme : « Les femmes parlent énormément de sexe, de plus en plus et c’est super ! On reprend le contrôle de notre corps, de notre plaisir et on milite aussi pour montrer que la femme a le droit d’aimer le sexe, mais du coup, l’asexualité n’est pas vraiment représentée. »
• Des stéréotypes à démonter ?
Quand je leur demande quels stéréotypes il faudrait démonter sur le fait d’être ace, je suis submergée de réponses : les idées reçues ont la vie dure.
Pour Elise, c’est surtout que « c’est interdit de faire l’amour. L’asexualité c’est pas une case, c’est un spectre, faut pas s’interdire de faire du sexe ».
Célia s’agace de l’infantilisation : « On se connait et on est capable de savoir qui on est. C’est pas parce que je fais pas de sexe, que je suis un(e) gamin(e), ou une personne asociale. »
Puis c’est au tour d’Alex : « Ça m’énerve que les gens pensent qu’il faut avoir des relations sexuelles pour être épanoui(e) dans une relation. C’est beaucoup plus une affaire de connexion mentale, il y a tellement d’autres manières de découvrir l’autre. Je voudrais aussi dire qu’il y a une différence entre les fantasmes et la réalité. On peut avoir un fantasme de sexualité mais pas envie de le réaliser. Et enfin, que toutes les personnes asexuelles ne sont pas forcément traumatisées : ça peut être un élément commun, mais ce n’est pas la même chose. »
Parce que, c’est ça, au final, qu’il faut retenir. Ne pas faire de sexe avec d’autres (dans le sens normé du terme) ne veut pas dire s’interdire toute intimité, renoncer à l’amour ou encore abandonner l’idée de se lier intensément aux autres. Ce n’est pas « manquer » de quelque chose ou (se) faire chier, c’est développer d’autres types de relations, créer d’autres moments de connexion, s’écouter soi et ses envies, respecter ses besoins. Et pour certain(e)s, aller beaucoup au karaoké et y chanter des chansons d’amour.
En bonus : quelques ressources des interviewé(e)s
S’informer :
– Les cafés Aroace de Strasbourg
– fr.asexuality.org (site web consacré à l’asexualité en français)
– Parlons peu mais parlons (émission sur Youtube)
Trouver des représentations :
– Vaisseau Mère de Sarah Gourreau (quelques pages sur un personne qui est ace)
– Heartbreak High (le personnage de Cash est ace)
– Loveless de Alice Oseman (le personnage principal est aroace)
– Solitaire et Heartstopper de Alice Oseman (certains personnages sont ace)
Merci Pokaa pour ce sujet « hors-normes »… je me sens moins seule 🙂