En première ligne des grèves de la fonction publique du 19 mars dernier, les enseignant(e)s réclament depuis plusieurs années de meilleures conditions de travail. Parmi les chantiers sur lesquels les professionnel(le)s du secteur entendent se pencher, celui des rapports avec les parents d’élèves figure tout en haut. Nous avons interrogé cinq enseignant(e)s alsacien(ne)s, qui évoquent toutes et tous, à leur échelle, une crise de confiance profonde.
Des enseignant(e)s en grève après une menace de mort reçue par l’un des leurs au collège Kléber, en novembre dernier. Une opération « collège mort » à Schiltigheim en février, en raison d’une ambiance délétère au sein de l’établissement. Sans parler des drames nationaux qui ont frappé l’Éducation nationale ces derniers mois, entre l’assassinat de Dominique Bernard et le meurtre d’Agnès Lassalle. En ce moment, il ne fait pas bon être enseignant(e), en Alsace comme ailleurs.
Mais outre les violences éventuelles de personnes extérieures à l’établissement, ou des élèves eux-mêmes, il existe également une source de tension dont on parle moins : les parents. Dans une étude publiée en octobre 2023, il apparaît par exemple que 22,4% des personnels du premier degré (maternelle et élémentaire) disent avoir été insultés par des parents d’élèves, contre seulement 12,5% par des élèves et 2% par des individus extérieurs à l’établissement.
Les parents, premiers responsables de harcèlement envers les enseignant(e)s
La même étude, réalisée par l’Autorité de solidarité laïque, démontre que les parents d’élèves sont les premiers auteurs de harcèlement envers les personnels d’établissement scolaire : 7% d’entre eux rapportent avoir été harcelés par les parents, 3,1% par leur direction, et seulement 0,4% par un(e) élève.
« Nous n’avons pas comptabilisé le nombre de conflits remontés par les enseignants, mais il est indéniable que les tensions avec les parents d’élèves sont une réalité », confirme Séverine Charret, secrétaire académique du SNES FSU Bas-Rhin.
Le rectorat de Strasbourg n’a pas souhaité communiquer les chiffres sur les plaintes remontées pour violences verbales ou physiques des parents, mais Bruno Rotier, conseiller technique du recteur, affirme qu’ils sont « stables depuis un certain nombre d’années » et que « globalement, ça se passe plutôt bien ». Les enseignant(e)s interrogé(e)s décrivent pourtant une toute autre réalité.
À 32 ans, Tania* est déjà enseignante dans le premier degré en Alsace depuis huit ans. Des années mouvementées, qui ont abouti à une décision drastique : elle a fini par choisir le statut de remplaçante il y a cinq ans « pour échapper un peu aux tensions, en grande partie liées aux relations avec les parents ».
« Aujourd’hui, quand ça ne va pas avec les parents dans un établissement, au moins j’ai mes autres remplacements où ça se passe mieux. On bouge, on voit d’autres visages. Si on n’a pas cette distance à mettre avec l’école, on se laisse bouffer, et ce n’est pas tenable sans aide psychologique. »
Son cas semble symptomatique de ce qui complique aujourd’hui les rapports entre les parents et les enseignant(e)s. Tania* a, par exemple, subi des menaces de la part d’un père. « C’était pendant une réunion parents/profs, il a dit à sa femme : “Je ne veux pas la voir en dehors de l’école sinon je la frappe.” Avant ça, leur fille s’était mise à changer de comportement du jour au lendemain. Ils ont vite conclu à une phobie scolaire et se sont mis dans la tête que c’était de ma faute. »
Tania* a également fait l’objet d’une accusation de violences envers une élève, qui était l’aboutissement d’un long processus de rumeurs et de fausses informations circulant entre les parents de l’établissement.
« Un jour, j’ai organisé un exercice où j’étais amenée à prendre le bras de mes élèves pour leur montrer quelque chose. Quelques jours après, l’un des parents s’est mis à dire sur le groupe Whatsapp des parents que sa fille se remettait à faire pipi au lit parce que je lui avais pris le bras en cours. Les parents se sont ensuite montés la tête entre eux, et ça s’est mal terminé : ils refusaient d’envoyer leur fille à l’école les jours où j’étais en classe. Les parents ont fini par se rendre compte que leur fille répétait le même schéma avec d’autres profs, et que le problème ne venait pas forcément de moi. La mère est venue s’excuser mais le mal était fait. »
Une confiance ébranlée dans l’institution ?
Selon l’enseignante, les parents « font de moins en moins confiance aux enseignants ». Cette analyse est partagée par les cinq professeur(e)s interrogé(e)s. D’où vient-elle ? Et pourquoi y aurait-il moins de confiance ces dernières années entre ces deux acteurs essentiels de l’éducation ?
Tania estime que la situation s’est « aggravée » depuis le confinement. « Pendant des mois, ce sont les parents qui ont été, en partie, chargés de l’éducation des enfants à la maison. Ils se sont un peu sentis enseignants. Certains se sont dits : si on a pu le faire deux mois ce n’est pas si dur, on peut le faire tout le temps. D’autres, qui étaient plutôt absents avant, se sont retrouvés avec leur enfant, ont vu à quel point il était merveilleux et magnifique, et ils veulent qu’on fasse presque un enseignement individuel avec eux. »
La confiance s’est également érodée du côté des enseignant(e)s, ce qui aggraverait inévitablement le fossé qui se creuse entre les deux parties. « Étant remplaçante, j’en ai vu des collègues qui parlent aux parents sans respect, confie Tania. Et il en suffit d’un pour que la relation de confiance soit brisée : ensuite les parents en question se sentent systématiquement jugés. Le problème c’est que les enfants nous parlent, beaucoup. On comprend comment ça fonctionne à la maison et forcément on porte des jugements. »
Les notes, nerf de la guerre
Le meilleur exemple de cette défiance généralisée apparaît au moment fatidique des notes, et surtout dans les heures et les jours qui suivent la « publication » d’une note sur le bureau numérique. « Les parents ont tendance à systématiquement demander une explication, raconte Jérémy Heckmann, enseignant d’EPS et professeur principal au collège de Guerstein. C’est normal de chercher à comprendre, mais ça devient si régulier qu’on finit par se sentir attaqué sur son professionnalisme.»
Selon lui, cette habitude s’est encore aggravée après la réforme du collège de 2016, qui demande à l’enseignant(e) d’évaluer l’élève en termes de compétences, en parallèle des notes habituelles. « L’ensemble des élèves qui ont la moyenne sont dans la deuxième meilleure catégorie, c’est-à-dire la compétence “en cours de maîtrise”. Du coup, les parents ne comprennent pas quand on donne des notes moyennes ou un peu basses. »
Ce constat ne se limite cependant pas au collège. Sylvie Delpeuch, enseignante en lycée professionnel dans le secteur de Mulhouse depuis plus de 35 ans, déplore la même nécessité de se justifier constamment. « Aujourd’hui si je mets un zéro à un élève, je reçois un mail immédiatement et je dois me justifier de l’avoir fait. Je réponds, systématiquement, mais ce n’est pas normal. »
Globalement, l’école serait aujourd’hui vécu comme un lieu « difficile », une épreuve dont il faudrait protéger son enfant, selon Jérémy Heckmann : « L’école devient de plus en plus un lieu de problèmes, un lieu traumatisant. Il y a plusieurs signaux qui changent depuis 10 ans, comme le nombre de dossiers pour phobie scolaire : on en a 6 ou 7 par an aujourd’hui, contre zéro avant. »
La médiatisation des cas extrêmes d’enfants en mal-être à l’école, et à la sensibilisation accrue aux problèmes du harcèlement scolaire ainsi que de phobie scolaire, favorise cette impression selon les enseignant(e)s. « Attention, c’est une très bonne chose qu’on ait conscience de tout ça aujourd’hui, dit Tania*. Oui, il faut écouter les enfants, il faut les croire quand ils parlent d’un souci, c’est important. Mais il faut aussi garder la tête froide, aller chercher les faits. » « On n’a pas choisi ce métier pour embêter les enfants, ou leur faire du mal, au contraire, rappelle Jérémy Heckmann. Et ça certains parents l’oublient. »
L’oublient-ils vraiment ? Selon Abdeljalil Akkari, sociologue et auteur d’une étude sur les rapports entre parents et enseignants publiée en 2009, cette défiance n’est pas si nouvelle. « J’ai interrogé beaucoup d’enseignants pour mes recherches, et ils ne sont pas clairs sur ce qu’ils veulent : d’un côté ils demandent de l’implication, de l’autre il n’aiment pas que les parents s’immiscent dans l’éducation. Or, si les parents ne se sentent pas accueillis, ils ont tendance à se retirer, ce qui ne fait qu’empirer les choses. »
Il confirme, cependant, que l’autorité professorale est de plus en plus fragilisée. « L’éducation est un domaine où tout le monde a son avis. On reconnaît au médecin une expertise dans son domaine, là où on se permet toujours d’avoir un avis sur les méthodes des enseignants. Historiquement, les parents ont toujours été en position de contestation vis-à-vis de l’école. Mais c’est d’autant plus vrai depuis quelques années : avec la digitalisation, l’accès au savoir s’est démocratisé, ce qui rend la position de l’enseignant plus fragile. »
Faut-il plus ou moins de transparence ?
Les parents auraient donc effectivement de plus en plus tendance à mettre en doute les méthodes des enseignant(e)s. Nous avons interrogé Lysianne Aubertin Douté, membre du conseil d’administration de la Fédération des parents d’élèves (FCPE67). Elle reconnaît et déplore que « certains parents peuvent parfois vouloir faire le travail des professeurs à leur place ».
Mais elle explique également qu’il est nécessaire que les parents soient inclus dans le processus scolaire. « Les enseignants ne sont pas infaillibles, il y a des cas d’abus du système avec reconduction abusive d’arrêts maladie par exemple, et dans ces cas pour que ce ne soit pas les enfants qui trinquent, les parents doivent se mobiliser pour alerter la direction. »
Si les enseignant(e)s déplorent le manque de confiance des parents, ces derniers regrettent aussi une défiance de la part de l’Éducation nationale, comme l’expliquait le sociologue Abdeljalil Akkari. Quand on est parent d’élève, on a, en effet, parfois le sentiment d’avoir affaire à une citadelle imprenable, tant l’Éducation nationale entretient l’opacité et l’hermétisme sur les différentes décisions.
C’est en tout cas ce que rapporte Lysianne Aubertin Douté : « L’école nous apparaît comme une chasse gardée, un domaine réservé dans lequel les parents n’ont pas trop leur mot à dire. Les textes prévoient pourtant qu’on a un rôle de “co-éducateur”. » Elle prend l’exemple de la réforme du Bac, vécue comme une réforme « imposée d’en haut » sans concertation avec les parents.
Les parents démissionnaires, autre versant d’un même problème
Est-ce aussi cet hermétisme apparent de l’école qui conduit certains parents à déserter le rôle de « co-éducateur » qu’on leur offre ? Car s’il y a d’un côté les parents « trop exigeants », on trouve également ceux qui ne répondent à aucune sollicitation de l’école.
Camille, jeune professeure des écoles en Alsace depuis 3 ans, évoque ce cas. « Certains parents sont complètement absents de la vie scolaire de leur enfant. Ils annulent leur rendez-vous avec nous sans prévenir alors que nous les attendons afin de discuter des difficultés de leur enfant. Nous devons souvent leur courir après pour pouvoir discuter avec eux. »
Selon elle, la différence se situe dans le type d’établissement. « J’ai travaillé en Rep+ et dans une école de village. Les parents sont parfois trop présents en milieu dit “favorisé” et c’est l’inverse en Rep. Mais le plus dur à gérer pour moi c’est l’absentéisme. »
Sylvie Delpeuch, enseignante en lycée professionnel, abonde d’ailleurs dans ce sens. « Quand j’ai commencé ma carrière il y a 30 ans, on avait entre 60 et 70% de parents présents dans les réunions parents/profs. Aujourd’hui on est à 20%. Et ceux qui viennent sont ceux qu’on pourrait presque féliciter. »
Selon elle, il y a l’idée chez certains parents que l’école n’a pas trop de sens pour ceux qui sont en lycée professionnel. « Un élève m’a carrément dit un jour qu’il venait à l’école seulement parce que son papa lui avait demandé. Et ça n’a rien à voir avec le niveau social, j’ai un élève super difficile, il vient à l’école avec un Iphone 15 et son papa travaille en Suisse. Ça ne l’empêche pas de ne venir à aucune réunion. »
Chez les parents « difficiles » (car il y en a évidemment qui ne posent aucun problème), on aurait donc deux extrêmes selon les enseignant(e)s. D’un côté, l’idée que l’école serait un lieu difficile où l’on se doit d’être vigilant sur tout, même sur le contenu des cours, pour protéger son ou ses enfants. De l’autre, l’impression que l’école n’a plus vraiment de sens et qu’il est inutile de suivre ce que les enseignant(e)s ont à dire. « Un fossé se creuse entre les parents qui se méfient de l’école, et l’école qui se méfie des parents », résume parfaitement Tania*.
Cultiver la collégialité entre parents et professeur(e)s
Comment remédier à cette perte générale de confiance ? Dans ses 38 recommandations pour mieux protéger les professeur(e)s, publiées le 5 mars dernier, le Sénat avance l’idée de « rappeler systématiquement aux parents en début d’année les prérogatives de l’enseignant (en matière de notation, liberté pédagogique, choix des textes), le caractère obligatoire des programmes scolaires en insistant sur les chapitres ou enseignements (natation en EPS) susceptibles d’être source de contestations, ainsi que les sanctions pénales en cas d’entrave à l’enseignement. »
Pour cela, le rapport émet l’idée d’une « charte des parents » incluant spécifiquement le « délit d’entrave à l’enseignement ». Cela ressemble cependant plus à un moyen de restaurer l’ordre plutôt que de rebâtir un lien confiance.
Le sociologue Abdeljalil Akkari met lui la situation en perspective. Il estime que le système français est « particulièrement propice à cette défiance » de par son caractère vertical et centralisateur. « Aux États-Unis par exemple, et même s’il y a également des problèmes, mais d’une autre nature, il y a dans chaque école un comité parents-professeurs qui prend des décisions conjointement.Il y a cette idée de travail en commun, par exemple sur des projets, des fêtes à organiser. Ça améliore les relations et ça a un effet sur l’aspect pédagogique. » Peut-être faudrait-il s’en inspirer ?