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« J’ai l’impression de négliger les enfants », la colère des profs strasbourgeois

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Depuis le début de l’année 2019, un mouvement parallèle aux Gilets jaunes a émergé. Ils s’appellent les « stylos rouges ». Ils sont professeurs, et ils n’en peuvent plus. « Ouais, l’Éducation nationale toute façon ils râlent pour un rien », diront les rageux. Pour rien, vraiment ?

« On fait reposer sur l’École tout ce qui ne va pas. Chaque fois que quelque chose cloche, c’est à nous de le régler. La laïcité, l’écologie, la préparation au permis de conduire. »

Caroline* tapote nerveusement sur la table en bois, tandis que Julie*, sa collègue, sirote son thé d’un air résigné. Elles ont respectivement 50 et 30 ans, et enseignent toutes les deux dans une école maternelle prioritaire de Strasbourg.

Ces classes sont composées d’élèves en difficultés scolaires ou sociales, issus de « quartiers difficiles » comme on dit. « Dans ma classe, raconte Julie, j’ai des enfants qui viennent d’arriver en France, d’autres qui ont des retards de langage, d’autres qui ne comprennent rien aux maths… » Le problème, c’est ce nombre : 26 enfants par classe. « C’est beaucoup trop, affirme Caroline, approuvée par sa collègue d’un hochement de tête. On ne peut pas prendre suffisamment de temps avec chacun, alors que c’est ce temps individuel qui fait toute la différence. » « Ils sont trop nombreux, et puis on a seulement une ATSEM (Les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles) pour deux classes, renchérit Julie. J’ai l’impression de ne pas bien faire mon boulot. »

Toutes deux se disent « pas si mal loties », par rapport à leurs collègues du collège ou du lycée. Mais leurs conditions de travail, au plus petit âge de l’apprentissage, est symptomatique d’un problème beaucoup plus grand : l’École va mal. Et c’est toute la société qui en pâti.

Encore une réforme absurde

« Blanquer avait dit, au début de son mandat, qu’il ne ferait pas de réforme, qu’il n’avait pas besoin d’un programme à son nom, raconte Caroline. Ben finalement si. » Et quelle réforme !

Le 19 février, les députés ont voté (symboliquement) une série de mesures, proposées par le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer. Présentée comme celle qui rétablira « l’école de la confiance », la loi prévoit entre autre l’inclusion d’élèves handicapés, la possibilité de remplacement d’un professeur par un pion, mais aussi l’installation des drapeaux français et européens dans chaque salle de classe.

« Cette histoire de drapeaux, c’est à se demander si les politiques ont déjà mis un pied dans une école, ironise tristement Caroline. Les enfants savent qu’ils sont en France. » « C’est beaucoup d’effet d’annonce, renchérit Julie, et elles sont totalement déconnectées de la réalité. »

Les deux professeures des écoles témoignent, comme d’autres de leurs collègues durant les manifestations, d’un « ras le bol des réformes ». Tous les deux ans, environ, un nouveau ministre veut mettre en place un nouveau programme, une nouvelle méthode qu’il prétend révolutionnaire. « La méthode avec laquelle on enseigne aujourd’hui, c’est celle avec laquelle j’ai appris à lire et à compter, pointe Caroline. Chaque ministre a sa maraude, et c’est aux profs de s’adapter. »

La loi Blanquer représente à ces yeux, comme à ceux de beaucoup d’autres, la fin de la « liberté pédagogique ».« Avant, explique Julie, on était libre de choisir la méthode qu’on voulait, de les mélanger, de faire un peu à notre sauce. Maintenant c’est fini : il n’y a plus qu’une méthode, et on a seulement trois livres à disposition pour se l’approprier.»

Pour vous donner une idée, c’est un peu comme si on obligeait Iron Man à utiliser uniquement le marteau de Thor pour combattre. Pas très adapté. « Une méthode qui marche, acquiesce Julie, c’est celle que l’enseignant va maîtriser, celle où il va se sentir bien, et qu’il va ensuite pouvoir adapter à chaque enfant. »

« Il faudrait que les ministres s’arrêtent et demandent à des enseignants qui enseignent aujourd’hui ce qu’ils pensent, pas en se reposant sur leurs acquis d’il y a 20 ans », s’exclame Caroline.

Toujours plus à faire… sans les moyens derrière

Le problème, pour les deux professeures des écoles et leurs collègues c’est que l’Éducation Nationale leur demande toujours plus… mais sans que les moyens soient à la hauteur. Ainsi, à l’école primaire, les enfants doivent apprendre à nager, pendant un trimestre. C’est comme ça c’est au programme !

« Le problème, c’est que l’État ne va pas mettre des maîtres-nageurs en plus à ce moment-là, pour surveiller. C’est aux instit’ de trouver une solution… et on se tourne souvent vers les parents », déplore Julie.

Accompagner un groupe d’enfant à la piscine, aujourd’hui, ça veut dire obtenir un certificat auprès d’un maître-nageur, et venir sur ses congés, une fois par semaine, pendant deux mois, pour accompagner la classe à la piscine. « Les parents ne sont pas toujours disponibles, ou motivés, et je les comprends, avance Caroline. On ne devrait pas avoir à leur demander ça. C’est à l’État d’assumer cette charge, pas aux parents ni aux instit’. »

Autre difficulté : l’attitude hyper-procédurière du rectorat. Pour organiser une sortie scolaire, impossible de miser sur la spontanéité. Il fait un temps magnifique ? Vous avez envie d’emmener les élèves au parc plutôt que de rester enfermés ? C’était sans compter la procédure. Rappelez-vous cet album d’Astérix, où le célèbre Gaulois enchaîne les bureaux et les escaliers, croulant sous les papiers roses et bleus.

« C’est pareil pour faire une sortie à vélo, s’indigne Julie. Maintenant, il faut donner le parcours détaillé en préfecture deux semaines avant la sortie, et équiper les enfants de protection… Je ne parle pas du casque, mais de genouillères, de coudières ! L’Education Nationale est excessivement procédurière, sous prétexte de se protéger. »

Quand à faire une escapade en Allemagne, à quelques arrêts de tram… « C’est impossible, déplore Caroline. Il faut donner une photo d’identité pour chaque enfant, hors à six euros le photomaton certains ne peuvent pas se le permettre. Et puis certains enfants ne sont pas ressortissants européens, d’autres n’ont même pas le passeport. Même quand on est au Jardin des deux rives on ne peut pas aller sur la passerelle. Alors que c’est l’Europe… »

Avec de telles contraintes, beaucoup lâchent prise et abandonnent toute idée d’activité. Accrocher un drapeau et les paroles de la marseillaise au mur leur semble « insignifiant », « dérisoire », « ridicule ».« Dans le programme, il n’est écrit nulle part que l’École doit permettre à l’enfant de construire sa personnalité. Pourtant, en maternelle, c’est là qu’est l’essentiel de notre métier », complète Julie.

Le manque de considération

Caroline et Julie, ainsi que plusieurs de leurs collègues croisés au cours de manifestations, estiment que ce manque de moyens témoigne aussi d’un manque de considération. Beaucoup d’enseignants déplorent par exemple la réforme du jour de carence.

Cette journée permettait à un fonctionnaire malade de ne pas aller travailler, mais de toucher un salaire. Supprimée sous Nicolas Sarkozy, réinstaurée sous François Hollande, elle a été réformée depuis le 1er janvier 2018 par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Actuellement, un fonctionnaire ne bénéficie de ce jour de carence qu’au bout de deux jours d’absence. Les rageux diront de nouveau « enseignants tous feignants ».

Les conséquences sont pourtant désastreuses pour le service public, notamment pour l’Éducation Nationale : « Pour ne pas perdre un jour de salaire, raconte Caroline, certains collègues viennent parfois bosser avec de la fièvre, ou s’arrangent pour aller vomir à la récréation. »« On attend jusqu’au dernier moment pour voir si ça va passer, avant d’aller voir un médecin, précise Julie. Du coup au lieu d’un jour pour se requinquer, on est arrêtées plus longtemps. »

Ces conditions de travail difficiles et les attentes trop exigeantes du ministère multiplient les turnover et les cas de dépression sévère. « Il y a énormément de contractuels, qui ne sont pas suffisamment formés, qui n’ont parfois même pas le niveau suffisant pour enseigner les maths ou l’histoire », rapporte Caroline. « Être prof, ça ne s’improvise pas, ça demande du temps, de l’énergie, et une implication personnelle de chaque instant », précise Julie.Des exigences difficiles à tenir quand on passe son temps sur la route, balloté d’un poste à l’autre, de l’autre côté de l’hexagone.

Ce manque de considération fait que les jeunes se détournent de l’enseignement, ou l’utilisent parfois comme une voie de secours. « Le problème, explique Julie, c’est que le recrutement marque sur concours. Ils prennent les 100 meilleurs, mettons. Mais si les 100 ont à peine la moyenne, ils seront quand même pris, et vont se retrouver devant une classe sans avoir le niveau ! » Les concours, accessibles auparavant avec une licence, ne sont ouverts aujourd’hui qu’aux titulaires d’un master. « Ça décourage ceux qui ne sont pas faits pour les études supérieures, mais qui feraient de merveilleux professeurs des écoles, déplore Caroline. D’autres, une fois leur master en poche, se détournent de l’Éducation, car le salaire ne suit pas. »

Dans cet extrait du reportage d’Envoyé Spécial “Prof à la gomme” (3/11/2016), un journaliste parvient à se faire embaucher comme prof de maths… alors qu’il n’a pas le niveau !

Malgré les difficultés auxquelles elles sont confrontées, Caroline et Julie continuent d’aimer leur métier. « Quand vous avez travaillé avec un enfant sur un problème de langage ou de comportement, et qu’à la fin de l’année vous le voyez changé, épanoui et qu’il a progressé, c’est extrêmement gratifiant. Ce sont des moments de grâce », s’émeut Julie.

Contacté, le rectorat de Strasbourg n’a pas donné suite à notre demande d’interview. Caroline et Julie, elles, s’estiment chanceuses par rapport à leurs collègues d’autres régions, ou ceux qui enseignent au collège et au lycée. Elles sont moins confrontées à la violence des élèves et des parents, attisée en partie, selon elles, par la défiance de l’Éducation Nationale vis-à-vis de ses propres fonctionnaires.

Elles et leurs collègues ne lâcheront rien et continueront de se mobiliser, pour se préserver, eux et leurs élèves. Parce que « un pays qui maltraite sa jeunesse, c’est un pays qui hypothèque son avenir », assène Caroline.


<< MARIE DEDEBAN>>

*Caroline, et Julie  enseignent toutes les deux en maternelle, dans une classe prioritaire de Strasbourg. Par respect pour leur anonymat, certaines informations ont été omises, et leurs prénoms modifiés. Les photos qui illustrent l’article, sont des photos de composition : ni Caroline ni Julie n’apparaissent dessus, et aucune n’enseigne dans les écoles sur les photos.

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Commentaires (4)

  1. Merci pour cet article. Je suis collègue et je rejoins tout à fait cette analyse. Il manque par contre un énorme point de la réforme : les fusions école-collège, avec la disparition de nombreux directeurs, voire la fermeture de petites écoles rurales. Un bouleversement sans précédent du paysage scolaire français, aux conséquences potentiellement désastreuses

  2. Merci à ces deux profs qui témoignent ce que vivent les collègues en ville et dans le rural. Le malaise enseignant est à son comble, inclusion, classes qui débordent, autoritarisme et intimidation… et le Ministre se gargarise de sa popularité. La base comme les personnels administratifs est écoeurée. Ce ministre fait de l’esbrouffe au service d’une idélologie de casse du service public.

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