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Strasbourg : La papillote des sentiments

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J’ai passé l’après-midi à faire des courses pour lui faire une surprise digne des plus grands chefs étoilés. Deux heures à chercher l’ensemble des aliments composant cette recette trouvée sur le net.

Bernard M., le mec qui a proposé ce plat sur marmiton.com, aime les défis.

Ou alors il est complètement fou, parce que pour mettre dix-sept ingrédients dans une « papillote de dorade aux épices en feuilles de bricks sur son lit de pommes de terre », il a dû tomber dans l’escalier étant gamin ou il descend d’une lignée de druides. Son vrai nom de famille, c’est Panoramix, j’en suis certain. A la caisse de l’Ancienne Douane, on m’annonce l’addition avec la compassion et l’émotion d’un discours de remise de prix aux Oscars. Je sors ma carte bancaire comme un condamné à mort. Je regarde la foule derrière moi :

« J’aimerais remercier le Crédit Mutuel de m’avoir accordé un découvert. Je dédie cette addition à tous les mecs qui galèrent au supermarché, à chercher des ingrédients qu’ils ne connaissaient pas jusqu’à présent : fenouil, cumin, huile de sésame, roquette. Mes amis, l’anis étoilé n’est pas un club de foot. La patate douce n’a pas besoin qu’on la prenne dans ses bras avant de l’éplucher. La vitelotte n’est pas une MST. Ce ticket de caisse interminable, c’est aussi le vôtre. C’est notre victoire ».

Chargé comme une mule. Je dévale les cinq étages de mon immeuble avant de ficeler fermement à mes hanches le tablier de cuisine offert par ma sœur. On peut y lire « T’inquiète, je gère ». Pas de pression. Il suffit de lire la recette, de mélanger les ingrédients et de mettre tout ça au four tranquillement.

Cyril Lignac y arrive, j’ai toutes mes chances.

Il me reste deux heures avant sa venue. Ne manque plus qu’une caméra et je suis dans Un dîner presque parfait : une bande de guignols psychorigides qui donnent des notes fantaisistes sur la couleur d’une nappe, le pliage des serviettes ou la cuisson du magret de canard.

Sur la fiche technique du site ils indiquaient « niveau facile, préparation rapide ». C’est lorsqu’un bout de mon pousse se retrouve dans le lavabo que je commence à me dire que Bernard M. est vraiment un enculé. La faute à une carotte rebelle qui voulait faire la maligne devant ses potes au moment où je découpais sa petite-sœur en rondelles. Un bout d’essuie-tout en guise de pansement. Si le plat est dégueulasse, j’aurais au moins appris un geste de premier secours.

La mutinerie se propage dans toute la cuisine.

Les feuilles de brick, collées les unes aux autres, refusent de se séparer, se brisant en mille morceaux sur le carrelage. Sabotage. « Niveau facile » hein ? Petit con. Nanard, si je te retrouve à poster ce genre de commentaires, c’est pas sur un site de cuisine qu’on va te retrouver mais en exposition chez un taxidermiste.

J’arrive tant bien que mal à l’étape finale. Je prépare la dorade avec la délicatesse d’un démineur. Centimètre par centimètre. Un docteur Maboule qui opère un poisson à cœur-ouvert, avec une pince à épiler pour sortir les arrêtes en guise de scalpel. A la moindre erreur, le truc me pète à la gueule. Je risque d’y perdre un œil via l’attaque sournoise d’une patate kamikaze du front de libération de la pomme de terre qui veille sur mes faits et gestes. L’ennemi est un vrai stratège. Je me crame la main en voulant ouvrir le four. Je manque de tout faire tomber par terre. Chaleur tournante, pulsée, grill. Comme je ne suis pas ingénieur en aéronautique, par mesure de sécurité, j’allume tout en même temps.

Je me jette sous la douche et enfile ma plus belle chemise. Une bougie pour l’ambiance romantique. Il ne manque plus qu’une rose entre les dents et un morceau de violon en fond, et on se croirait dans une pub pour un dentifrice.

On sonne à la porte. C’est elle.

Sublime. J’ai les genoux qui tremblent. La gorge serrée. J’ai pété mon PEL pour cette soirée. J’ai bravé les tranchées au supermarché et évité les obus d’oignons. Je suis en attente d’une greffe de la main pour mes brûlures au deuxième degré et d’une prothèse de pouce, mais elle est là, en face de moi, les yeux qui brillent.

Soudain, tout bascule. Le détecteur de fumée se met en route. Le voisin toque à ma porte en hurlant « Au feu ! Au feu ! ». Je me jette dans la cuisine comme si ma vie en dépendait. Masque à oxygène. Hache. Grande échelle. « Ici le central, on a un gros problème ! La dorade ressemble à un pneu calciné. RIP petite papillote ».

Je me sens nase, nul et décontenancé. J’essaie de ne pas le montrer puisque c’est bien connu, un homme ne montre pas ses faiblesses. Un homme ne pleure pas. Un homme ne doute pas.

Un homme sait toujours quoi faire. Il prend des initiatives, agit, réagit.

Mon visage désabusé lui montre que je ne cache rien et que toutes ces conneries de magazines sur les hommes ne valent pas un clou. Ma seule crainte est de la voir partir par peur ou pitié. Je tente de me ressaisir avec une blague pourrie et je lui propose de sortir diner parce qu’il n’y a plus rien à manger et parce que l’appartement sent le barbecue.

C’est comme ça que nous nous retrouvons au Botaniste pour un premier tête à tête. D’abord tendus et gênés, l’atmosphère se détend rapidement au fil des cocktails mystérieux préparés par Clémence, petite souris discrète qui fait tourner les têtes. Les épices savamment dosées, le gin, une alchimie procurant des sensations sensuelles et suaves qui mettent en confiance. Nous jouons au chat avec la souris, en tentant de noter sur une serviette en papier, les ingrédients composants ces élixirs secrets.

Le voile de pudeur qui nous recouvre finit par tomber et nous nous livrons à un jeu de séduction par plats interposés.

Onctuosité du Houmous de pois jaune, Dukkah. Fraîcheur du pistou de courgettes, concombres, haricots tarbais, vinaigrette basilic. Gourmandise d’une pêche pochée à la bière, graine de courge. Pleins de mots que je ne connais pas mais dont les senteurs, une fois en bouche, semblent connues depuis toujours. Le temps passe trop rapidement dans ce genre de moment fusionnel. Un décor sombre et étoilé s’installe déjà à l’extérieur. J’apprécie le son de sa voix. La façon qu’elle a de dire « délicieux ». Son rire spontané et enfantin. Ses yeux bleus qui se dilatent de plus en plus.

La suite se résume en quelques mots : Des rires – des regards – le sentiment qu’il se passe un truc entre nous que les autres ne peuvent pas sentir – du vin rouge charnu – une balade sur les pavés colorés de la rue du jeu des enfants – nos mains qui se frôlent et qui finissent par s’apprivoiser – un baiser maladroit devant le cinéma Star – mes yeux qui suivent le tram qui la ramène chez elle.

Je me sens invincible. Intouchable. Je marche sans savoir où je vais. J’ai envie de crier au monde qu’au final, peu importe ce qu’il y a dans une papillote, du moment qu’on y met des sentiments.


>> MR ZAG <<

Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais. Mr Zag ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.

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