C’est ma fille qui, la première, s’est inquiétée de mon comportement.
Je lui posais les mêmes questions en boucle. Je cuisinais de moins en moins alors que j’adore ça et je laissais les produits se périmer dans le réfrigérateur sans y toucher pendant plusieurs jours. J’oubliais des rendez-vous, des réunions avec les anciens élèves du Lycée Kléber où je fis mes études jusqu’en première. Il m’arrivait même de rester en pyjama toute la journée, n’arrivant plus à faire la différence entre le petit matin et le début de la nuit.
Un dimanche d’avril dernier, je suis entré dans le salon et je n’ai pas reconnu cette pièce pourtant si familière de mon appartement de la rue du Jeu-des-Enfants. Figé devant la photo de mon mariage, je ne savais plus du tout où je me trouvais et qui étaient ces personnes souriantes en noir et blanc. J’ai alors appelé Martha, ma femme, en criant, mais personne ne me répondit. Elle est décédée, il y a presque cinq ans.
Après l’avis de mon médecin généraliste, qui pensa d’abord à une dépression comme lors de mon départ à la retraite, j’ai consulté un neurologue. Une analyse du liquide céphalo-rachidien grâce à un test effectué par ponction lombaire et le diagnostic tomba : Alzheimer. Un mot aussi horrible que le nom de famille d’un caporal nazi, mais à lui au moins, je pouvais tirer une balle dans la tête.
J’étais abasourdi, comme si je venais de recevoir un coup de masse sur le crâne. Incrédule aussi, ça n’était pas possible. Ce trouble ne concernait que les autres, comme ces personnes âgées qui perdent la boule dont je me moquais en regardant le journal de vingt heures.
J’avais peur d’oublier qui j’étais et celui que j’ai été.
Mon premier réflexe, pour faire face à cette annonce brutale, a été d’écrire un peu chaque jour dans un carnet pour fixer les événements qui m’échappaient et aussi raconter ce que je vivais de l’intérieur. Au départ, je voulais que ces écrits ne soient lus que par moi, mais au fil des jours, j’ai voulu aller plus loin, transmettre mes ressentis à mes proches afin de leur décrire ce vide qui s’infiltre sournoisement dans mon âme, seconde après seconde, comme un cancer me laissant orphelin de ma singularité.
Je voulais qu’ils puissent y trouver des réponses aussi, mieux comprendre toutes les réactions bizarres, parfois agressives, que je peux avoir à cause de la maladie, malgré l’amour immense que je leur porte. Je les aime tellement. Je m’en veux, parce que même si je n’ai rien à me reprocher, il faut avoir une patience sans faille pour s’occuper d’une personne, que dis-je d’un presque fantôme, atteint de cette maladie.
Quand je pose 1, 2, 10 fois la même question, c’est dur de ne pas s’énerver et de garder son calme. Ils trouvent que je réponds mal parfois et que je passe mon temps à râler lorsqu’ils me demandent de prendre mes médicaments.
D’autres fois, ils craquent à force de me voir démuni et incapable de faire les choses que j’adorais faire, comme voyager par exemple. Le Vietnam. L’Islande. L’Argentine. J’aimais découvrir de nouveaux horizons et me mélanger aux inconnus(es). Jusqu’au décès de Martha, on partait tous les ans deux semaines en vacances avec des amis, cela ne me posait pas de problèmes.
J’étais également friand des bonnes tables, toujours prêt à découvrir un nouveau restaurant, mais fidèle parmi les fidèles du Kammerzell, où chaque mardi soir, je prenais ma place parmi les touristes rodant autour de la cathédrale. Les langues se déliaient autour d’un verre de vin blanc ou d’une choucroute aux poissons. Le temps passait à la vitesse de la lumière et c’est le ventre gonflé que je prenais le chemin du retour, libre de me mouvoir, de faire un détour par la Petite France ou de me poser sur un banc le long des quais pour observer le monde comme une petite souris nostalgique.
Maintenant, j’erre dans cette chambre de 15 m² de l’unité Alzheimer d’un EHPAD, là où j’ai des repères, trop de repères, avec comme seul compagnon entre deux visites, un merle attendrissant nourrissant ses petits dans l’arbre d’en face et venant se poser sur le rebord de ma fenêtre pour me saluer fièrement presque tous les matins.
C’est un deuil blanc pour mes enfants parce que mon corps est toujours là, mais que mon esprit est déjà parti, errant entre les miettes d’un passé déstructuré : l’occupation allemande, le déménagement depuis Wissembourg suite à la mutation de mon père, ma première cigarette avec Paul et son Solex légendaire, le parfum des Grumbeerekiechle de ma mère, les parties interminables de ballon-prisonnier au parc de la Citadelle.
C’est une rivière sans retour dans laquelle je tente de ne pas me noyer en participant quand même à des ateliers-mémoire et à des activités ludiques. Pour le moment, c’est suffisant pour me stimuler et maintenir mon cerveau en éveil. La chance que j’ai, c’est que je reconnais encore parfaitement ma famille. J’arrive à détecter et à identifier très rapidement les visages de mes proches. Bien sûr, c’est plus compliqué avec les personnes que je vois plus rarement et je suis conscient que plus le temps passera, plus je régresserai, aussi bien mentalement que physiquement, comme un gamin ridé qui cherche le réconfort de sa maman.
Le plus difficile reste les pertes de mémoire immédiates. Ce qu’il vient de se passer, je ne m’en souviens plus l’instant d’après. Je suis incapable de me souvenir de la date du jour, pourtant, paradoxalement, en me concentrant j’arrive encore parfois à aller puiser dans des souvenirs très lointains et à raconter avec une précision déconcertante le jour de la rentrée à l’école primaire ou mon premier baiser avec la petite voisine du premier qui venait parfois me rendre visite pour jouer à la marelle.
Tel un enfant abandonné au milieu d’une forêt de doutes, je me sens désormais diminué et vulnérable, tentant de trouver mon chemin par des signes anodins. Je souffre d’oublier et de ne plus me souvenir. Mes conversations sont décousues et je mélange certaines expressions, alors j’écris encore et encore dans ce carnet, pour laisser une trace de mon passage sur terre, pour transmettre et rester dans les mémoires le plus longtemps possible.
Dimanche, 20 juin 2021
Cher Journal,
Il arrivera un jour où je ne parlerais certainement plus ou quasi plus, ni en français, ni en alsacien, mais ça ne détruira pas tous les rapports. Un regard, un toucher, un sourire suffiront à entretenir l’échange et se comprendre. Je serai dans ma bulle, là où personne d’autres ne peut entrer, enveloppé d’une cellophane qui soustrait insidieusement à la vie. Un personnage ni mort, ni vivant, qui lutte contre le film invisible qui le recouvre, m’enfonçant seul sous une chape invisible.
Je serai dissous, handicapé, vieillard sans force, là, mais ailleurs, très loin de notre temps, réfugié dans l’innocence des années enfantines où tout était douceur et protection, amnésique, calme, n’arrivant plus à manger seul certainement, détaché du poids du monde, totalement libre peut-être pour la première fois.
Tout sera renversé. Je serai le petit-fils dépendant de mes parents.
Ce jour-là, je repenserai aux années folles à courir après le temps à Strasbourg et à l’amour que j’ai connu. Dans cette vieille carcasse, le jeune homme demeurera, gonflant le cœur sans relâche, ne regrettant rien ou peut-être de ne pas avoir dit assez aux autres qu’il les aime, repensant à une vie trop courte et trop vite passée, mais acceptant cette réalité implacable que rien ne peut durer.
Dieu me pardonnera de ne pas le reconnaître, sinon la mort lui expliquera entre deux bacs de géraniums. Je n’aurais plus qu’à me taire et seuls les anges pourront déchiffrer la lumière dans mes yeux qui ne doit rien au temps, ce regard malin d’un bébé aux cheveux blancs.
“[…] Totalement libre peut-être pour la première fois.”
Mon intuition m’incite à croire un peu plus à chaque journée passée auprès de ces merveilleuses personnes que ces troubles sont une échappée. Des souvenirs trop lourds à portées, un évènement trop dur à conserver, des moments de vies inconfortables qui ne demandent qu’à être allégés. Et “la maladie” guérit les plaies.
Merci pour cet écrit très très parlant que je partagerais avec pertinences aux aidants comme aux aidés.