Au sein de la communauté lgbtqi+, de nombreuses personnes emploient le terme “safe” pour se recommander des lieux et éviter de s’exposer aux lgbtphobies lors de leurs sorties. Qu’en est-il à Strasbourg ? Peut-on se targuer d’avoir une ville au sein de laquelle chacun et chacune en sécurité ? Comment la notion de safe place offre-t-elle l’occasion de réfléchir aux moyens de réduire les violences et permet aux Strasbourgeoises et aux Strasbourgeois de se retrouver dans des lieux de vie où ils et elles se sentent bien ?
Le 3 mai 2021, le Conseil municipal adoptait une motion déclarant Strasbourg “zone de liberté pour les personnes LGBTI+”. À travers cette décision symbolique, la Ville s’engage notamment à lutter activement “contre les discriminations fondées sur le genre ou l’orientation sexuelle”, à rendre plus visibles les personnes lgbtqi+ dans l’espace public et à assurer la sécurité des personnes lgbtqi+ “avec des moyens supplémentaires pour la police municipale et par la sensibilisation des agents aux discriminations”.
Seulement quatre mois plus tard, Sam et Mathieu sont agressés en sortant du tram vers 1h du matin, après s’être embrassés en public. Les agresseurs s’en prennent à l’ensemble du groupe d’ami.e.s et leur portent plusieurs coups au visage. Le mois suivant, Dinah, une lycéenne mulhousienne de quatorze ans, se donne la mort. La jeune fille subissait un harcèlement homophobe depuis le collège. Ces événements, loin d’être isolés, attestent des violences auxquelles les membres de la communauté lgbtqi+ doivent faire face où qu’ils aillent et donc aussi, à Strasbourg.
“Mon meilleur ami à un style distinctif. Quand on sort tous les deux, on a toujours des problèmes.“
Nöxïmä Marley performe en tant que drag queen depuis les années 90 à Strasbourg. Elle se souvient qu’à l’époque, il lui arrivait déjà de traverser le centre-ville “en drag ladyboy” à 6h du matin pour rentrer chez elle. Elle assure n’avoir jamais eu de problème : “Moi qui viens du quartier de Hautepierre, j’ai eu une fois affaire à ça. En sortant du tram. Mais sinon je me sens totalement en sécurité dans la rue à Strasbourg. Après, je pense que ça part aussi de soi. Tu peux arborer un look et si tu l’assumes, t’es déjà safe. On peut se promener rue de la Nuée Bleue à 2h du matin en Drag queen sans problème !”
Selon l’artiste, les rues strasbourgeoises sont bien plus sûres que d’autres villes françaises : “Ces dernières années à Strasbourg, il y a eu des agressions, mais par rapport à d’autres villes de France, ou même Mulhouse ou Nancy dans le Grand Est, les agressions lgbtphobes sont très rares. Les risques et périls sont toujours les mêmes : un regard, l’alcool, une soirée qui tourne mal, ça peut aussi arriver dans une soirée lgbt.” Mais son avis est loin d’être partagé par tout le monde. Pour d’autres, notre ville a encore de gros progrès à faire pour que tout le monde se sente à l’aise dans l’espace public.
En arrivant à Strasbourg en 2012, Costa avait l’image d’une capitale européenne : “Avec des gens ouverts et beaucoup de diversité. Mais j’ai vu que ce n’était pas forcément le cas.” Saadia elle, ne sort jamais seule à Strasbourg, sauf pour faire ses courses : “Mon meilleur ami à un style distinctif. Quand on sort tous les deux, on a toujours des problèmes. Et depuis le confinement, c’est pire.” Quant à Petra, pour éviter tout danger, elle fait le choix de ne se déplacer qu’à vélo : “J’ai toujours eu un vélo. Sans vélo, psychologiquement, je ne peux pas sortir. Dès que je suis à pied, je me sens mal. Je ne connais pas Strasbourg à pied. Mais j’ai vécu à Mulhouse et à Bordeaux, alors Strasbourg c’est déjà une upgrade.“
À la tête de l’Amicale radicale des cafés trans de Strasbourg, Louise confie qu’elle a déjà fait face à des violences à deux reprises en quatre ans, alors qu’elle marchait dans la rue. Ces dernières années, elle n’a pas l’impression que la situation ait évolué. Dans un sens, comme dans l’autre : “Je n’ai vu absolument aucune progression. Et ça n’a pas forcément empiré. Mais ce n’est pas pour ça que je me sens à l’aise de passer dans une petite rue obscure par exemple.”
Et quand se balader dans la rue est synonyme de danger, qu’on ne veut pas risquer de s’exposer, ni faire une croix sur sa vie sociale, il faut donc trouver le moyen de se réfugier dans des lieux où on se sent en sécurité. Une safe place, qui permet d’échapper aux violences, aux regards, aux remarques et au jugement des autres, tout en prenant du bon temps entre ami.e.s ou avec des inconnu.e.s.
À relire : Journée internationale de la visibilité transgenre : où en est-on à Strasbourg ?
Qu’est-ce qu’un endroit safe ?
Employé majoritairement dans des milieux féministes et lgbtqi+, le terme “safe” ou “lieu safe” a gagné en popularité ces dernières années. Il décrit le plus souvent un espace où on peut échapper aux oppressions et aux discriminations comme le sexisme, le racisme et les lgbtphobies. Un lieu dans lequel chacune et chacun peut se sentir en sécurité. Bénévole à la Station, le centre lgbtqi+ de Strasbourg, Ram l’entend de la bouche de nombreux jeunes qu’il rencontre : “C’est quelque chose qui revient souvent, chez beaucoup beaucoup de jeunes entre 19 et 25 ans. Donc ce sont la majorité des personnes qui passent à la Station qui connaissent et utilisent ce terme.”
Pour Arno, qui s’identifie à la communauté queer et lgbtqi+, cela désigne un lieu “où la dernière chose dont on se préoccupe, c’est de sa sécurité. Quand tu sais qu’il y a du respect mutuel avec chacune des personnes.” “Un endroit où on peut se rouler des pelles sans danger et être qui on est, sans risquer de se faire casser la gueule” rejoint Sophie, ou qui permet de “mettre de côté les violences” selon Alexandre. Quant à Raph, ce qu’il attend d’un lieu safe, c’est surtout de pouvoir être lui même, tout simplement : “Un endroit où je peux être PD, Trans, etc. Et que c’est ok.”
Manu et Costa sont deux amis qui s’identifient comme lgbtqi+. Ils associent le terme “safe” à des notions de tolérance et d’acceptation. “On peut venir sans être jugé, sans être mis de côté. On est accueilli comme n’importe quelle personne.” explique Manu. Installés à une table au Canapé Queer, les deux Strasbourgeois sont des habitués du bar qui a remplacé le Nelson en début d’année et s’y retrouvent pour boire un verre “presque tous les jours”. C’est justement l’un des lieux qu’ils qualifient volontiers de safe. “C’est vraiment un endroit où les gens se sentent eux-mêmes. Où on se sent accepté. Tu te sens respecté en tant qu’humain et on ne me définit pas par mon orientation sexuelle.” se réjouit Costa. Quand on leur demande d’identifier d’autres établissements safe à Strasbourg, ils n’hésitent pas à mentionner le Schluch, “le bar en face du Crocodile”, la Cahute, le Fat Black, ou encore le So Crazy – Ndlr. anciennement le Spyl.
D’autres estiment se sentir en sécurité dans la majorité des lieux de vie strasbourgeois. “On peut avoir des gens désagréables, mais à Strasbourg, tous les endroits sont safe.” assure Nöxïmä Marley. L’artiste en mentionne tout de même certains, qui semblent sortir du lot : “Le canapé Queer ce sont des amis, je suis leur projet depuis deux ans. Il est super safe et à partir du moment où il affiche le mot queer dans son nom, ça en fait un emblème. Il y a aussi le Z, qui est certes lieu de drague, mais qui mérite d’être soutenu. Le Café Lové, d’ailleurs la place d’Austerlitz en général, c’est aussi super safe. Le So Crazy aussi. Et à la Péniche Mécanique, on se veut inclusif, safe et grand public.”
Certaines associations ou collectifs décident parfois même de répertorier quelques adresses, pour facilité la découverte de la ville aux nouveaux arrivants. Noé, est membre d’Arc En Ci.elles, le collectif féministe intersectionnel de Sciences Po Strasbourg. Il a réalisé une carte de la ville représentant les lieux “queer-friendly” listés par le collectif. Parmi les endroits recommandés on retrouve une dizaine de lieux comme la Grenze, le kebab Vegeman, la bibliothèque Olympe de Gouges et un événement, tous catégorisés comme “queer friendly”. Bien que la formulation soit différente, Noé admet qu’elle est directement liée à la notion “safe”. Publiée sur Instagram il y a seulement quelques jours, la carte est déjà le post le plus liké et partagé du compte. “Ça prouve qu’on a réussi à faire quelque chose d’utile et que ça répond à une demande.” commente l’étudiant.
Un endroit peut-il vraiment être 100% safe ?
Au Canapé Queer, à seulement quelques tables de celle de Manu et Costa, Saadia et ses amis sirotent un verre en plaisantant. Malgré la bonne humeur qui règne au sein du groupe, elle confie rester sur ses gardes dans le bar : “J’ai quand même toujours peur de venir ici. Avant, c’était le Nelson et c’était fréquenté par des gens pas safe donc ce sont plutôt les habitués de l’ancien bar qui m’effraient. Elle qualifie plus facilement “safe” certains événements que des lieux à Strasbourg. Comme par exemple les événements organisés par l’agence La Nouvelle. Quant à Petra, installée sur la même banquette, c’est dans des squats lgbtqi+ ou féministes qu’elle se sent la plus en sécurité.
Derrière le comptoir, Clément, le patron du Canapé Queer tient à ce que tout le monde se sente à l’aise : “Ici si t’es un mec qui rentre en robe par exemple, on s’en fout complètement. Avec la bienveillance et l’ouverture, on avance bien.” Mais il reconnaît toutefois que le risque zéro n’existe pas et qu’il ne suffit pas de se dire “safe” pour que ce soit le cas : “Après, vivre, c’est prendre un risque. Je ne pense pas qu’on puisse mettre un tampon safe sur un endroit. Par contre, plus on arrive à réunir des gens dans la même interaction, si les gens se connaissent, a priori ça devient safe. Ce n’est pas un postulat, c’est une évolution à laquelle tout le monde doit participer.”
Si le terme circule beaucoup au sein de la communauté, la plupart des personnes interrogés estiment qu’il décrit un idéal impossible à atteindre. D’après Ram, la définition de “safe” varie selon chacun et reste donc peu compréhensible : “C’est hyper flou comme notion. J’ai arrêté de l’utiliser depuis longtemps. Il n’y a nulle part où tu ne vis pas de discriminations. Ça dépend de chaque personne.” Même s’il reconnaît que c’est une bonne chose que les établissements, ou plutôt les personnes qui y travaillent, essaient de tendre vers cet objectif : “Par exemple dans un centre LGBTQI+, ça peut commencer par ne pas demander aux personnes qui viennent si elles sont hétéro, bi, trans, etc.”
Impossible aussi pour Louise d’adopter ce terme qui manque cruellement de nuance et de précision. “C’est safe par rapport à quoi, est-ce que ça peut vraiment l’être par rapport à tout ?” s’interroge la Strasbourgeoise. “Non, parce qu’il y a plusieurs axes d’oppressions. Un endroit qui serait safe du point de vue du sexisme, pour une femme transgenre noire et handi’, d’un coup, ça n’est plus forcément safe.”
“Aucun lieu ne peut l’être à 100%” rejoint Marie, cofondatrice de l’association queer Juin 69. “C’est ouvert à toutes et tous, donc t’es pas à l’abri qu’il y ait un connard homophobe qui déboule. Mais tu sais a priori que le lieu est tenu par des gens sensibilisés et que si t’as un problème dans le bar, il y a des chances pour que les gérants ou personnels de bar fassent le nécessaire pour t’aider.” Voilà pourquoi certaines associations préfèrent d’ailleurs parler de “safer place” plutôt que “safe” fait remarquer Petra. Un point de vue partagé par Raph qui précise : “Je ne crois pas forcément que les endroits vraiment safe ça existe. Mais il y en a de plus safe que d’autres.”
© Mathilde Piaud / Pokaa
Plus gros problème encore, selon la cofondatrice de l’ARCTS, cette appellation qui vise pourtant à offrir un espace de liberté, limite parfois les échanges et les prises de paroles. Elle explique : “Je l’ai remarqué à la Station. Beaucoup de gens n’osent plus poser de questions, il y a une forme d’auto-censure dans un lieu déclaré safe. Dans des lieux à vocation informative, c’est un vrai problème, les gens n’osent plus poser de questions et ne progressent pas.” Et dans un lieu de loisir comme un bar, comment réagir si un.e client.e tient des propos problématiques ? “Est-ce qu’on a réellement la possibilité d’intervenir et d’expliquer ou bien ça va juste se transformer en : “c’est un endroit safe tu ne dis pas ça ici !” Après on arrive sur la culture du call out, avec des lieux déclarés non safe parce que quelqu’un a eu un mot déplacé.”
Comment rendre Strasbourg plus safe ?
Mais alors comment faire pour que Strasbourg soit plus safe ? Quels moyens sont à notre disposition pour changer la donne et que tout le monde, y compris les membres de la communauté lgbtqi+ se sentent davantage en sécurité dans notre ville ? “C’est à chacun de prendre l’initiative de rendre l’espace safe pour que la bulle grossisse.” lance Nöxïmä Marley. “Si chacun crée sa petite bulle safe, ça va finir par créer une grosse bulle. Parce que je sais que ça peut être très très dur à vivre pour certains.” Que chacune et chacun participe donc à son échelle à rendre la ville plus safe, en questionnant son comportement et ses paroles par exemple. Ou en intervenant lorsque des propos ou des actes lgbtphobes ont lieu sous ses yeux.
Mais au-delà de la responsabilité individuelle, Ram estime que l’État et les collectivités territoriales comme la Ville ont aussi leur rôle à jouer. “Ça se voit qu’il y a moins de moyens et de bonne volonté pour ça que pour les autres trucs. souligne le membre de la Station. “Il faudrait plus d’argent investi dans la lutte contre les discriminations, plus de subventions pour les associations et un peu de volonté politique. Ici, on a qu’une salariée et sinon, on a des bénévoles qui donnent de leur temps. Et tout ça, avec trois PC qui marchent à moitié. L’argent, c’est le nerf de la guerre.”
© Mathilde Piaud / Pokaa
Même si les personnes transgenres sont de plus en plus visibles et représentées, notamment dans des reportages diffusés à la télévision, pour Louise, les mentalités n’évoluent pas forcément dans le bon sens. “Les gens sont de plus en plus au courant de notre existence, mais on a l’impression qu’il y a un renforcement des normes de genre. Il y a pas mal de personnes trans qui racontent qu’il y a 40 ans dans leur village c’était beaucoup plus facile de se balader dans leur village qu’en ville. J’ai l’impression que les gens nous renvoient encore plus à nos parties génitales.” regrette-elle. La militante aimerait que tout le monde comprenne qu’il n’existe pas que deux types de corps et qu’il faut cesser de demander aux personnes transgenres ce qui se trouve entre leurs jambes.
Quant aux mesures symboliques comme le tram arc-en-ciel promu par la Ville en 2021, elle a du mal à croire que cela puisse réellement faire évoluer les choses. Ce qu’elle aimerait en revanche, c’est que la municipalité sollicite davantage les associations et prenne plus souvent l’initiative de s’intéresser aux problèmes que peuvent rencontrer les personnes lgbtqi+ à Strasbourg.
Pour Noé, investi dans le collectif Arc En Ci.elles et particulièrement intéressé par l’urbanisme, c’est de ce côté-là, qu’on pourrait faire des progrès. Plusieurs études l’ont montré ces dernières années, le partage de l’espace public est particulièrement inégal. Les femmes, mais aussi les personnes queers et/ou appartenant à la communauté lgbtqi+ ne s’y sentent pas aussi à l’aise que les hommes hétéro cisgenres. Pour changer la donne, l’étudiant estime que des aménagements urbains pourraient être réalisés. Éclairer les rues d’une certaine manière, modifier les passages piétons, ou encore positionner les bancs de façon à ce qu’ils soient collés à un mur ou un objet, pour augmenter le sentiment de sécurité. Des changements qui nécessiteraient un investissement de la municipalité.
“Rendre visible les personnes queer, c’est déjà une bonne étape.” assure Marie. Elle invite aussi les lieux de vie strasbourgeois à former leur équipe pour qu’elles sachent comment réagir lorsque des propos ou des violences lgbtphobes ont lieu au sein de leur établissement. Dans une société où les personnes queers et/ou lgbtqi+ subissent des violences, il est aussi important que les forces de l’ordre puissent leur apporter un vrai soutien et les accompagner correctement dans leurs démarches. Marie aimerait donc que les policiers et les gendarmes puissent être sensibilisés et formés. “On voit beaucoup de personnes qui vont porter plainte et pour qui ça se passe super mal. C’est vraiment un gros problème. Si on a besoin de porter plainte, il faut qu’on sache que ça va vraiment servir à quelque chose et qu’on peut compter sur eux.” explique la Strasbourgeoise.