On dit souvent que si les murs pouvaient parler, ils nous raconteraient tout. Nos espérances, nos regrets. Les vaguelettes dans la mare de l’Histoire, secouée par les pierres des Hommes. Ses manqués. Les briques de Strasbourg ont pour beaucoup résisté aux affres du temps et leur sagesse est un puits sans fond. C’est pour ces raisons que nous avons souhaité nous rapprocher d’elles. Leur poser des questions. Qu’ont-elles à nous dire de nous ? Aujourd’hui, nous nous intéressons au clocher étrange de l’Église Saint-Guillaume.
Nous arrivons sur place chaussés de nos bottes imperméables, selon les consignes de l’Église Saint-Guillaume elle-même. “Je sors tout juste d’une rénovation. J’étais absolument imbibée jusqu’à la moelle !” avait-elle prévenu. Je risque de perdre les eaux encore quelque temps. Il vaut mieux être prudents.” Ne sachant pas si elle se gaussait de nous ou non, nous sommes entrés dans les locaux impeccables — et secs, de l’Église Saint-Guillaume, prêts à l’interroger pour en apprendre plus sur elle.
Nous nous sommes récemment entretenus avec l’Aubette, pour qui la musique a eu une importance majeure. Chez toi aussi, elle joue un rôle dans ton identité.
Oui ! Grâce à mon chœur et à mon orgue.
De grands noms sont d’ailleurs attachés à ta paroisse.
Schweitzer, Bach, Silbermann… C’est même Ernest Münch qui a créé mon chœur. Il y a eu jusqu’à une centaine de choristes. Et ils aimaient tellement Bach ! Quel délice d’entendre résonner ses œuvres ! (NdA : les notes de l’orgue retentissent, comme pour illustrer ses propos. Saint Guillaume se dresse alors sur son seul mur nord et sautille tel un nageur après une culbute sous-marine. Rien ne se passe). Hmm. Vieux réflexe. Albert Schweitzer, donc, l’accompagnait souvent. Lui qui vivait encore plus pour Bach. Münch dirigeait le chœur, Schweitzer me faisait vibrer. Ou plutôt mon orgue. Une pièce de Silbermann, cette famille de facteurs d’orgues alsaciens mythique. Regardez-le ! Il est presque d’origine, et c’est l’un des derniers, bien entretenu par Kœnig. Il vient d’être entièrement nettoyé. Cela n’arrive que tous les 30 ans.
Nous ne passerons pas par 4 chemins, ton côté tordu est l’une, si ce n’est la seule, des raisons qui nous poussent à venir aujourd’hui. De loin, on croirait presque que tu sors d’un décor en deux dimensions !
Et beh, tu sais parler, toi. C’est un accident malencontreux. Je veux dire, j’étais différente, avant. Et l’ambition des hommes m’a changé. Aller plus haut, tout unifier. J’ai tout de même gardé ma sobriété. Peut-être à cause de toute cette eau dans les murs.
Donc ta… forme d’aujourd’hui n’a pas toujours été celle-ci ?
Bien sûr que non ! Mon clocher n’a été bâti que 300 ans plus tard. Avant, je ressemblais à cela. Attends, laisse-moi dessiner rapidement quelque chose. Trois petits pignons, tout en modestie. J’ai été construite dans une zone marécageuse, en retrait de la ville.
Que s’est-il passé ensuite ?
Pendant longtemps, je n’accueillais que des moines ermites et les confréries des Bateliers et des Pêcheurs. Et puis la Réforme a chamboulé le paysage religieux. Je suis devenue une paroisse, il me fallait donc un clocher. Il arriva en 1667. Tu as peut-être pu le voir sur mon dessin, mais mes murs avaient déjà une forme de trapèze. Pour épouser la rue, elle-même planifiée en dépit de l’instabilité du sol humide du marais. En prolongeant cette géométrie sur le clocher, lui aussi s’est retrouvé dans cette forme… originale. Qui fait mon charme ! Bien sûr. Cela n’a pas toujours été le cas. Je sortais trop du moule et des idéaux de perfection. Mais j’ai appris à vivre avec. Et puis l’amour que les citoyens me portent m’a soigné. J’ai longtemps cru être un monstre, et le destin de mon créateur m’avait conforté dans mon idée… Mais je ne veux pas en parler.
S’il te plait, dis-nous en plus.
Il a dû fuir la ville, c’est tout ce que je sais. Je ne l’ai plus jamais revu. Il a été condamné à la bastonnade — quoi que ce soit. Certains affirment que mon état est le résultat de son incompétence. Je préfère penser qu’il s’est adapté au terrain, à mon architecture de départ.
Cette intolérance pour son travail a dû te marquer. Mais aujourd’hui, niveau tolérance, tu es plutôt tout le contraire, c’est bien ça ?
J’ai été l’une des premières, sous le pasteur Kocher à défendre les droits de la communauté queer. On a célébré de superbes mariages ici. Depuis 2013, ils disposent d’un endroit bienveillant pour célébrer leur foi, l’Antenne inclusive. On peut dire que l’Histoire a bien avancé pour moi et mon clocher hors norme ! Pour finir, il était en avance sur son temps, comme j’essaye de l’être au quotidien.
Jusqu’à proposer une retransmission de L’Exorciste dans tes murs !
Quelle époque n’est-ce pas ? Tout est possible de nos jours.
Revenons sur le marécage. Toute cette eau a eu un autre impact que sur ta simple forme.
Si tu poses ta tente dans un marécage, à ton réveil, tu trembleras transi par l’humidité. Imagine maintenant sur 700 ans. J’ai absorbé de l’eau, de l’eau et encore de l’eau. J’ai connu moult travaux de rénovation, mais le dernier en date m’a vraiment sauvé la mise. C’était il y a quelques années à peine, tu te souviens peut-être des échafaudages.
Et cette ancre au sommet du clocher ?
Comme je l’ai dit, quelques années après ma construction, les confréries des Bateliers et des Pêcheurs m’ont adopté pour lieu de culte. Je suis au croisement de leurs deux quartiers, après tout. Lorsque le clocher a été bâti, on a souhaité leur rendre hommage avec cette ancre, entre le toit et le coq de l’Espérance.
Pour conclure, que peut-on vous souhaiter pour la suite ?
Que mon orgue retentisse encore longtemps ! J’héberge des concerts et des représentations régulièrement. Et puis surtout, de continuer à être au centre de la célébration de l’amour, sous toutes ses formes.
Enfin, que le sol reste sec…
Jeremy Martin