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Strasbourg : les jolies choses

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À force de les voir, on finit par ne plus les regarder. Toutes ces petites choses qui paraissent insignifiantes, mais qui habillent Strasbourg d’un voile transparent de beauté. Il suffit pourtant d’ouvrir les yeux et de se laisser aller au détour d’une rue anonyme, happé par le hasard ou le destin, prêt à se perdre pour se découvrir un peu plus soi-même, à travers les veines pavées ou goudronnées de son avant-bras puissant.

Un soir où tout allait mal, où les mauvaises nouvelles s’enchaînaient les unes après les autres comme si quelqu’un, là-haut, se jouait de mon bonheur, j’ai fui la routine et je suis parti sur la route de ma ville, comme un gitan avale le bitume, sans plan, sans lendemain, sans savoir si je courais au fiasco ou à la délivrance. Il fallait que je le fasse, que je prenne une taffe de liberté, d’insouciance à nouveau, pour me rappeler que tout ça n’est qu’un jeu d’enfant, une comédie aléatoire, une partie de puissance 4 où les pions fracassent le silence lorsqu’ils viennent s’éclater sur le carrelage trop froid de mon appartement de la Krutenau, mais où il est toujours possible de refaire une partie, de tricher, de jouer encore et encore jusqu’à en perdre haleine jusqu’à la prochaine défaite.

J’ai pris un paquet de clopes, une bière, un briquet. J’ai enfilé mon vieux casque Marshall et j’ai claqué la porte derrière moi, contemplant mon visage dans le miroir de l’ascenseur, me perdant dans des cernes aussi profondes que le Grand Canyon, cerné par la routine, les apparences, l’absence de sens et un rythme étouffant où les réflexes flagellent la réflexion à coup de ceinture de chasteté.

J’ai changé. En bien ou mal, je ne sais pas, mais j’ai changé.

PJ Harvey m’a pris par la main, fredonnant White Chalk de sa voix fantomatique si particulière. Le soleil brille, mais l’obscurité n’hésitera pas à le ligoter dans quelques instants pour régner sur le monde de la nuit, orphelin de Rob, son seigneur pour l’éternité. Les collines en craie blanche et les falaises de Dorset s’incrustent entre deux arbres. La craie, qui humide colle aux chaussures inconfortables, qui s’assoie contre le temps, qui laisse les traces de messages passés sur le grès usé, coupant les quais en deux comme un pont traverse le Rhin pour réunir deux pays que l’on disait ennemis, mais qui maintenant jouent à la marelle fraternellement.

Tout change en permanence ici. La jeunesse vampirise les terrasses jusque-là désertées. La revanche a sonné. Les mollets tendus se contractent et se décontractent au rythme des pas déterminés. Les basses raisonnent à l’intérieur d’une péniche, et déjà, les regards se cherchent autour d’un Spritz dont l’amertume rassure, réconforte, amenant un peu d’Italie au cœur de la capitale européenne. La défaite de l’équipe de France est déjà loin. Kylian, nous te pardonnons ce pénalty manqué comme nous pardonnons aux Suisses qui nous ont magnifiquement offensés.

L’air est doux. Les géraniums arrogants sortent de leur hibernation, se touchent, se sentent à l’étroit dans des jardinières en terre cuite. Du rouge. Du blanc. Des pétales fiers ou fatigués qui s’envolent sur un coup de vent pour finir dans les cheveux bouclés d’une gamine qui peine à tenir en équilibre sur son vélo équipé de petites roues. Les histoires de rue se mettent en scène naturellement et les doutes empoisonnés s’évaporent jusqu’à la pointe de la cathédrale qui ne dit rien depuis presque un millénaire, mais qui observe les humains s’aimer, se déchirer, pour des broutilles ou des joies qu’ils transforment en brasier.

Ces jolies choses, qui se perdent dans la normalité, qui pourtant sortent du lot, secouent, et redonnent foi aux plus décontenancés. Il suffit de se poser sur un banc et d’accrocher son regard sur ce couple d’Espagnols qui crie, sur le rouge à lèvre d’une inconnue pressée, de se pencher à une fenêtre désertée pour rester bloqué sur la vie qui accouche de mille possibilités. Je suis en équilibre sur quelque chose que je ne maîtrise pas. C’est beau comme une sonate de Tchaïkovski, comme une sieste sous un magnolia au parc de la République, comme un baiser maladroit devant la gare pour lui dire au revoir, comme Adam Driver qui fait chavirer Marion Cotillard sur un air baroque des Sparks.

Oui, il y a de l’espoir, même perdu parmi les étoiles qui pointent le bout de leur nez, même si je pensais que ça ne pourrait jamais arriver, qu’aucun endroit au monde n’arriverait à m’apprivoiser. Je me sens chez moi ici, parmi tous ces étrangers aux visages pourtant familiers. Je suis accompagné de leur présence, de ce nez cabossé évoquant des histoires dignes d’un roman de Jules Verne, d’une cicatrice tombée amoureuse d’un tatouage en noir et blanc, des rires exagérés qui me sortent de la réalité. Au milieu de nulle part et pourtant bien là, vulnérable une fois de plus parce qu’au contact de si jolies choses, contaminé par une tache de naissance qui encense et fait briller les chairs, à gravir une scène trébuchante, mais sauvé une fois encore par le clair de lune, par l’ivresse des ombres, par cette fille que peut-être je vais rencontrer ou ce type qui me regarde avec insistance en roulant une cigarette comme un débutant.

Ce soir, Tosca retrouvera Mario et Puccini se trompera. Ce soir, tout est possible même pour le plus grand des blessés. Les timides enflammeront les orgies. Les serpents se mordront la queue. Nous nous surprendrons à nous rappeler nos faiblesses autour d’une pinte de houblon. Il se passera quelques heures, puis viendra le petit matin, la pluie, des croissants au chocolat, une chemise qui sent la sueur et le désir, le parfum d’un café chaud et peut-être les stigmates annoncés d’une gueule de bois.

Les jolies choses, elles, seront toujours là, dans cette ballade sans fin marquée par les fougères courbées, par l’empreinte des rêveurs dans la boue, par le chant des oiseaux dorés, par la danse de cygnes majestueux, la sérénité des saules pleureurs au bord de la rivière, par les murmures d’amoureux qui se réveillent l’haleine chargée de soufre, par la douceur de Strasbourg nimbée de vapeur.

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