Je peux encore ressentir l’acier de mon appareil dentaire trancher l’intérieur de mes joues pendant que, rouge de timidité, je me lançais dans une explication approximative au tableau. Il était question d’un certain Thalès, que je détestais plus que tout au monde à ce moment précis, d’un théorème, d’un triangle et d’une parallèle qui passait par là. Impossible de baratiner le professeur de maths avec une explication surréaliste. Ça ne marchait qu’avec mes parents lorsque je rentrais de l’entraînement de foot à trois heures du matin, l’haleine chargée de bière, prétextant un plat à la roue arrière.
C’est souvent là que ma mère, dépitée, se demandait si je n’avais pas été échangé avec un autre bébé à la maternité de l’Hôpital d’Hautepierre, un peu comme dans La vie est un long fleuve tranquille, la famille Groseille en moins, le Picon en plus.
Je pataugeais dans un marécage de chiffres, de mesures, cherchant l’aide précieuse du premier rang qui s’obstinait à me lancer des grimaces, des doigts d’honneur ou de fausses réponses pour me déstabiliser davantage. Mes mains moites et mon front trahissaient ma confusion. Je pus enfin me rasseoir. L’orage était passé, en tout cas jusqu’à la prochaine fois.
Je n’ai jamais aimé l’école. Pire encore, je dirais que j’en avais une peur bleue, perdant mon regard des heures entières à travers une vitre qui était en fait une porte sur un autre monde, celui de la rêverie, des histoires, là où la plume vagabonde d’un pigeon était un vaisseau spatiale qui traverse la cour à la vitesse de l’éclair, où une mouche était un agent secret russe équipé d’une antenne de transmission superpuissante et où mon corps de moineau maigrichon se rapprochait de celui d’un dieu grecque sur lequel Marie posait son regard avec délectation.
Marie, c’est un ange avec de longues mèches blondes et des yeux tellement verts qu’on dirait des pierres précieuses avec lesquelles on fait des boucles d’oreille. Parfois, quand elle passait à côté de moi, mes doigts frôlaient les siens et je pouvais sentir le parfum de ses cheveux, un subtil mélange de chewing-gum à la fraise et de camomille, un moment de douceur entre un coup de compas dans le dos ou une bataille de morceaux de pain à la cantine qui pouvait laisser des marques sur un visage déjà bien abîmé par l’acné. Je me demande ce qu’elle est devenue Marie. Certainement médecin, ingénieure ou astronaute, parce qu’en plus de me retourner le cœur, elle arrivait toujours à avoir la meilleure note de la classe alors que mon objectif était d’avoir la moyenne et de me fondre dans la masse.
Il faut dire qu’à cet âge ingrat, ma principale préoccupation était de faire connaissance avec mon pénis et d’en comparer la taille avec celui d’acteurs de films pornos membrés comme des poneys. Les verbes irréguliers anglais, la Guerre froide ou la photosynthèse ne faisaient pas le poids face à des hormones vicieuses. J’étais donc davantage obnubilé par la vue d’un téton ou par la courbe d’une paire de fesses. Avec ma voix de canard, un duvet en guise de moustache et des fringues trop grandes, je ne faisais pas parti de cette catégorie de collégiens qui sort du lot, qu’on remarque, beaux sans le moindre effort, charismatiques de naissance, avec ce truc en plus qui leur donne trois ou quatre ans de plus que leur âge. J’alternais donc en toute discrétion des journées entre le collège de l’Esplanade et le Parc de la citadelle, où il m’arrivait de tirer sur une roulée avant de cracher mes poumons et d’où je pouvais voir les lycéennes du Lycée Marie Curie jouer aux baskets en plein soleil.
Mon quotidien était rythmé par une routine rassurante. Me lever à 6h50. Prendre une douche puis enfiler quelque chose de pas trop ridicule. Avaler un bol de céréales avec du lait périmé puis me jeter dans le bus où Lucas et Bruno m’attendaient déjà, étalés sur les sièges du fond, à rédiger une rédaction sur les États-Unis que nous devions rendre dans la matinée. L’angoisse qui montait au fil des arrêts était à son apogée devant la grille du collège, ce passage obligé où tout le monde vous dévisage, vous analyse, où les ragots fusent comme des rats en plein jour. Les cours s’enchaînaient dans l’indifférence la plus totale. J’étais là parce qu’il fallait être là et qu’au moins je n’avais pas à supporter les crises de mes parents en pleine procédure de divorce.
Je me faisais petit dans cette carcasse pourtant déjà plus grande que toutes celles des autres élèves. Tel un fantôme dans un château, je me déplaçais d’une salle de classe à une autre au fil des sonneries, trimballant des manuels trop lourds dans un sac à dos tagué au typex.
Un jeudi de janvier dont je me souviendrai toute ma vie, je me dirigeai au deuxième étage, bousculé par une marée d’élèves pressés et par un surveillant qui faisait ce qu’il pouvait pour faire régner un semblant d’ordre, afin de suivre un cours de français de quatorze à seize heures. Dehors, la neige se mit à tomber d’un seul coup comme si Dieu avait des pellicules et qu’il secouait la tête pendant un concert d’AC/DC. Le sol se transforma en une vaste étendue ivoire où des cygnes maladroits emmitouflés dans leur capuche tentaient d’avancer sans chuter. J’étais quelque part où personne ne pouvait me chercher, loin de la réalité, imaginant une bataille de ninjas se lançant des flocons de neige en guise de shuriken. Sur le toit, un samouraï se déplaçait comme un félin, furtif et majestueux, il s’apprêtait à faire un bond de plus de trois étages lorsqu’une craie venue de nulle part percuta soudainement mon front. La musique de Ghost Dog se coupa instantanément dans ma tête, me laissant tétanisé et dans l’impossibilité de prendre mon sabre pour riposter.
« Allo ! Ici la Terre ! Nous sommes à la page 42. Merci ! ».
Le samouraï devait déjà être bien loin lorsque Bruno me fit discrètement glisser son livre. Boule de suif, corné et dans un sale état, entre une tache de graisse sur la couverture et de l’encre sur la préface, le livre pleurait des larmes de mots. Cela faisait déjà deux semaines que je m’étais promis de me forcer à le parcourir afin de ne pas prendre un retard que je n’arriverai jamais à rattraper. Mais la Playstation était toujours plus attractive qu’un bouquin et Sony avait plus d’arguments que Guy de Maupassant. Je me mis à lire à voix haute, ne comprenant pas réellement le sens des phrases, laissant le rythme s’imposer à moi. J’aurais pu parcourir l’annuaire avec la même aisance.
« Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre, il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver, que ce froissement vague, innommable et flottant de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde. »
Tout fut plus clair. La fiction se mêla à la réalité et je fus troublé par cette façon si différente, si particulière de décrire l’instant présent. Une mousse de glace. Le silence de la ville. Des atomes légers qui couvrent le monde.
Lorsque la cloche raisonna, le professeur me demanda de rester un instant avec lui. Les autres élèves improvisaient déjà une bataille de boules de neige lorsqu’il s’assit en face de moi pour me parler d’une voix rassurante et douce. D’abord muet, je me mis à me confier longuement sur ma situation familiale, à la fois blasé et dépité, lui détaillant les colères de mon père, les pleurs de ma mère, les portes qui claquent et ce silence pesant qui rend fou. J’appris que lui aussi était fils de divorcés et qu’à l’époque, pour se sortir d’un quotidien pénible dans lequel il sentait pris en otage, il se plongea dans les livres, les uns après les autres, laissant son esprit se perdre dans l’imagination de ces nouveaux amis sur qui il pouvait compter de jour comme de nuit.
Il me conseilla de commencer par des bandes-dessinées, des mangas et de ne pas avoir honte d’aimer ça. Je lui avouai avoir été surpris par l’extrait que lu en classe, par la précision des mots, par la mélancolie de cet univers dans lequel je me retrouvai à cette période de ma vie. Il me donna l’envie d’en savoir plus, de prendre le temps de découvrir l’histoire choquante d’Élisabeth Rousset, dite Boule de suif, cette femme simple, qui alla, au cours d’un voyage en diligence avec des gens honorables, découvrir l’humiliation et l’hypocrisie de ses semblables.
Moi qui avais abandonné l’illusion d’un jour terminer cette œuvre à cause de la dureté du texte, je fus hypnotisé par ce bijou d’écriture où aucun mot n’est de trop, où Maupassant dépeint les caractères en trois coups de pinceau et nous raconte une histoire d’une cruauté terriblement réaliste. À la dernière page du roman, je sus que je n’étais plus la même personne et que ce n’était que le début d’une longue histoire d’amour avec la littérature.
Merci à vous cher professeur d’avoir pris le temps de m’écouter, d’avoir été mon Monsieur Keating et de m’avoir permis d’être votre Todd Anderson, de m’avoir fait entrer dans un cercle de liberté qui me permet encore aujourd’hui de mieux comprendre le monde et la complexité de l’âme humaine.
Grâce à vous, j’ai pu viser plus haut, je me suis autorisé à ne pas rester à la place qui m’était assigné, à devenir celui que je voulais être. Un samouraï dont la seule arme est le savoir.
Photo de couverture : Chloé Moulin pour Pokaa