Le seul avantage d’être au chômage partiel, c’est la possibilité d’observer Strasbourg, la nuit, depuis la fenêtre de ma cuisine. Mis à part ça, je me sens comme un lion en cage qui n’attend qu’une chose : retrouver la jungle du bar dans lequel je suis serveur depuis presque quatre ans.
Pour mes amis(es) qui travaillent encore et ceux sans emploi, je ne suis qu’un veinard payé à ne rien faire qui ne mesure pas sa chance et je devrais profiter de cette période d’accalmie pour me reposer, lire, visionner les séries à la chaîne dont ils me parlent à chacune de nos rencontres sur Skype. Le jeu de Dame – Good girls – The Crown. Ce devait être une espèce de break professionnel, un temps pour moi, un entre-deux, une sorte de retraite spirituelle pour me recentrer sur mes priorités et faire le point sur mes objectifs.
Au départ, c’est vrai, je l’avoue, j’ai pris un certain plaisir à profiter du temps qui passe, à traîner en pyjama, à ne rien faire et à combler le déficit de sommeil qui marque mon corps, creusant des cernes aussi profondes que le trou de la Sécurité sociale. “Ça ne va pas durer” pensais-je. L’économie du pays tourne au ralenti, ils devront bien rouvrir les bars et les restaurants. Le virus semble se dissiper depuis le confinement. J’étais confiant et serein, comme si j’avais mérité une pause après des dizaines d’heures supplémentaires, dans un secteur où cela s’apparente plus à du bénévolat.
Ce métier m’éclate et même s’il est difficile à cause des horaires de travail décalés, j’aime le moment où la pagaille s’empare des tables, où les clients parlent de plus en plus fort, où plus rien n’a l’air maîtrisé alors qu’en fait, si, tout est parfaitement orchestré. Ce lieu où les murs sont imprégnés de houblon, où les coudes se touchent dans l’ivresse du moment, c’est mon deuxième chez moi et ces collègues taquins en tablier qui cavalent pour prendre les commandes, c’est ma deuxième famille.
Ils me manquent beaucoup.
Mes vieux cours de terminal économique et social du Lycée Kléber sur la pyramide de Maslow prennent plus que jamais du sens. Ce travail ne comble pas juste un besoin physiologique qui me permet de payer mon loyer, mais aussi un besoin d’appartenance, d’estime et d’auto-accomplissement. Je me sens utile. Je me sens vivant et épanoui. J’ai l’impression d’avoir un but chaque matin et d’apporter ma participation à ce monde en perpétuelle mutation. Un job à la con pour certains. Un job qui a du sens pour d’autres et dans lequel je suis en accord avec moi-même, c’est bien là l’essentiel.
Me priver de cela, c’est me priver d’un membre et des pourboires aussi.
Je ne semble pas être l’exception à la règle puisque le taux de dépression est passé de 10 à 21 % dans la population française en six semaines d’après le directeur général de la Santé Jérôme Salomon. Une augmentation vertigineuse qui se traduit par le fait de se sentir tendu, de ruminer en permanence, de s’énerver contre ses proches, d’être irritable de ne pas pouvoir se projeter dans l’avenir et surtout de ne presque plus dormir.
Au milieu de la cuisine, à 3 h 41, une clope à la bouche, je contemple le désert de bitume qui semble apaisé dans les bras de Morphée. La fumée s’échappe via la fenêtre ouverte en battant. Un air glacial et pur me fait frissonner. Tout est trop calme. Quelques lampadaires papotent sous l’œil médusé d’un merle tenant un papillon dans son bec. J’ai cette boule dans la gorge qui ne veut pas disparaître, ce paradoxe d’avoir la pression alors que je ne fais rien de mes journées. Si encore j’étais en couple, je me sentirais moins isolé, moins fataliste, moins impuissant et nous pourrions nous ennuyer à deux. Les journées ne se résument plus qu’à des copies d’heures fades et les nuits durent des journées. Je fais les cent pas du matin au soir cherchant à m’occuper, à semer des pensées oppressantes. Pas un bruit dans les couloirs. Les ascenseurs semblent figés au rez-de-chaussée, lassés comme moi par cette pause dorénavant perpétuelle.
Si seulement Bill Muray pouvait toquer à ma porte, une bouteille de gin à la main. Si seulement cette année sans fin pouvait être réalisée par Sofia Coppola.
Il est loin le temps où la ville s’amusait et où je zigzaguais avec la grâce d’un danseur étoile, faisant des pointes entre les clients passionnés, la main levée, un plateau surchargé de pintes de bière, de l’or dans les yeux, de l’argent dans les poches. Entre les inconnus et les habitués, nous célébrions un peu la vie chaque soir, enfin, nous essayions de rendre le quotidien plus supportable. Il y a avait Nico et Sushi, chaque vendredi soir à partir de 22 heures, affalés à la table qui donne sur les pavés. Nous nous contentions d’être ensemble, de trinquer, alors que dorénavant nous attendons un truc, un éclair, pour reprendre l’imprévu de nos existences, palper l’excitation de ne pas savoir de quoi sera fait la prochaine escale, ressentir un désir jamais comblé d’aventures, se perdre, se tromper dans un éternel demain. Nous ne sommes plus que des patients dans une salle d’attente, relisant le même magazine aux pages cornées, entre une plante verte trop arrosée et une moquette blafarde qui nous nargue de bouloches arrogantes.
Du haut de cette tour de béton qui surplombe la partie est de la ville, je peux observer les étoiles qui se déforment, l’obscurité qui se tasse et la folie lucide qui me guette.
Il ne faudrait pas grand-chose pour que je sombre, moi aussi, une tasse de thé à la main, regardant l’habitude dans les yeux, cette femme fade dont j’avais oublié le visage et qui s’incruste dans mon salon avec ses sarcasmes dans sa valise.
Les bras croisés, j’allume une énième cigarette.
Normalement, à cette heure, je serai sur le chemin du retour, épuisé, mais satisfait, comme un enfant qui serait resté debout toute la nuit durant un mariage.
Le murmure de l’aube se fait déjà sentir et moi je commence à perdre la boule ne sachant plus quel jour débute. Est-ce un nuage ou la fumée d’une cheminée ? Est-ce la lune ou un croissant au chocolat ? La solitude commence à devenir dangereuse. La nuit m’envahit d’une inquiétude incompréhensible et d’une menace potentiellement terrible. Je crains dorénavant le sommeil et le silence de mon lit. Une fièvre confuse et bizarre me fait perdre pied. Le vide s’amuse de moi.
J’ai besoin d’hommes et de femmes qui parlent, qui pensent, de gaieté, de boulevards, de cinémas, de visites et de foule. Sinon je crois bien qu’une nouvelle ère commencera, celle des fantômes aux nerfs ébranlés, désarmés, petits, qui parlent à leur cafetière et qui baisent avec leur machine à laver.
© Photo de couverture : Mathias Zwick