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Strasbourg : le Krisprolls de la mort

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Le sèche-cheveux cesse de hurler après un solo de plusieurs minutes. Il y a encore de la buée sur la vitre de la salle de bain. Je sens le parfum de son déodorant et j’imagine son corps mouillé sous une serviette blanche un peu trop courte. Par terre, des habits en boule tentent de reprendre vie après une soirée de la Saint-Valentin mouvementée entre un fondant au chocolat brûlant, un orgasme sur le lavabo et le cadavre d’une bouteille de champagne en PLS qui décuvera jusqu’au milieu de l’après-midi.

La nuit fut agitée. Une nuit fauve avec des griffures dans le dos, des suçons dans le cou et la dextérité d’un démineur pour dégrafer un morceau de dentelle transparent d’une chair vulnérable. Lorsque le feu brûle les âmes,  la parole devance la raison et les pensées s’enflamment, la tête haute, comme des dieux intouchables promettant des choses qu’ils regretteront le lendemain entre une biscotte à la confiture, un doliprane et un café froid.

La serviette tombe à ses chevilles. Je me délecte du spectacle et de sa cambrure qui ferait trembler n’importe quel astronome derrière son télescope. Une demi-lune fière recouverte d’une constellation de grains de beauté. Des perles de savon en guise d’étoiles filantes venant se perdre au creux de ses reins où une mousse suave s’est installée sans prévenir.

« Chéri, tu te prépares ? Comme ça nous n’arriverons pas trop tard à Ikea ».

Flash-back. Un soutien-gorge qui vole sur le carrelage. Des gémissements. L’apaisement, l’un contre l’autre. Des chuchotements. Des projets.

Faire un enfant – Partir au Brésil – Restaurer la chambre d’amis – Aller à Ikea.

J’ai la mémoire sélective. Je suis faible. Vite, réfléchir. Réagis soldat. Sauve ta peau. J’entends les balles siffler dans mon crâne. Je tente une extraction en pyjama, entre les barbelés d’un talon tranchant, rampant sur la moquette et croisant des acariens allumant un barbecue avec quelques poils de chat. Sueur froide. Tachycardie. Vertige.

« Cet après-midi ? Mais je comptais tondre la pelouse et en plus je ne me sens pas très bien. Je crains que ça ne soit le coronavirus. A votre main j’abandonne ma vie, quel frisson court dans mes veines ? Quelle est cette ombre à la mort échappée ? Que l’aube du bonheur se lève sur l’ombre des tourments passés ! Viens ! Amour! Ranime mon courage ».

Un reste de cours de théâtre de terminale littéraire. Roméo et Juliette dans la salle polyvalente du lycée Kléber. Je suis sauvé. Le ciel s’éclaircit. Je retrouve la vue et la douceur d’un coussin moelleux sur lequel poser ma bave toute la matinée.

Erreur stratégique. Tondre le gazon en plein mois de février, même un enfant de six ans aurait trouvé mieux. Jeu, set et match. 6-0, 6-0, 6-0. Direction le vestiaire ou plutôt l’autoroute A4 en direction de Cronenbourg.

Je me retrouve malgré moi au volant d’un pot de yaourt roulant, ayant tenté pendant de  longues minutes de traîner les pieds, d’invoquer une maladie tropicale ou un claquage au mollet pour rester tranquillement sous la couette encore quelques heures.

Pendant le trajet, elle m’explique qu’elle souhaite également en profiter pour réaménager le salon. Ils appellent ça du home staging sur M6. Déplacer les meubles, changer la couleur des murs, disposer un diffuseur d’huiles essentielles. Une bonne façon de gâcher un week-end.

Merci Valérie Damidot.

Je perçois des sons mais je n’écoute plus rien. Je me vois déjà la perceuse à la main, à essayer de démonter la commode en chêne massif de sa grand-mère, à me flinguer le dos en portant des éléments de quarante kilos, sans ascenseur jusqu’à la cave. Ma scoliose (Extension d’un poil dans la main géant qui pousse à la vitesse de la lumière depuis une dizaine d’année) me fait un mal de chien.

Je l’aimais bien ce bahut de 1934,  en équilibre précaire, fixé avec du scotch et un litre de Pattex.  Même le bénévole d’Emmaüs s’est retenu de  me craché au visage lorsqu’il vit l’état du meuble.

« Mais Monsieur, ici c’est Emmaüs pas une déchetterie. Le principe c’est de revendre les meubles, pas de nous tuer en les transportant ».

 Pendant ce temps, elle s’enflamme toute seule, un post-it à la main.

« Tu pourrais mettre la commode de mamie à la cave, enlever la tapisserie et monter une console au look vintage ou industriel. Ça sera top avec le parquet ! On pourrait aussi le changer et mettre du béton ! C’est à la mode le béton ciré, tu sais façon loft ! Tu en penses quoi mon amour ? ».

Si je desserre sa ceinture et que je mets un bon coup de frein, ça passera pour un accident. Le coup du lapin. Amnésique. Terminée la commode imitation Louis XVI. Le Roi soleil, déjà en comédie musicale j’ai du mal. Une aide à domicile. La prime d’assurance. Les tournevis à la poubelle. A moi Rio de Janeiro.

Nous arrivons à l’entrée du magasin au logo bleu et jaune après avoir tourné quinze minutes sur le parking. Un gosse me marche sur le pied. Il évite de peu d’être étouffé dans la piscine à boules en plastiques multicolores. Je suis certain qu’il y a une dizaine de cadavres de gosses là-dessous.

Elle a les yeux qui brillent. Bienvenue au paradis du standardisé, des affiches avec des taxis new-yorkais et des boulettes de rênes au caca.

Pour nous guider (des fois que nous aurions le quotient intellectuel de Donald Trump pour avancer tout seul) et surtout pour nous faire passer par chaque centimètre carré du magasin, des flèches aux messages subliminaux sont apposées au sol.

« Sors ta carte bancaire – Prend cette bougie parfumée qui ne sert à rien – Achète une tasse trop mignonne alors que tu en as déjà quarante-huit à la maison ».

Si j’avais un arc, je prendrais ces flèches pour shooter le mec au micro qui hurle depuis une heure en pleine tête.

A chaque espace d’exposition, je croise des camarades de guerre au bord du burn-out. Un couple d’étudiants qui flashe sur le canapé KNOPPARP à 89 euros afin d’en équiper leur premier nid douillet. Le confort de cet objet est proportionnel à la merditude de son nom. Pauvre petit. Ça sent l’opération des vertèbres à vingt-deux ans ça, une double scoliose ou une hernie cervicale.

Une mère de famille lâche une claque à son gamin parce qu’il essayait  d’uriner dans les toilettes d’exposition pendant qu’un peu plus loin, j’assiste à un grand classique : Le duo expérimenté venu acheter un nouveau lit. Je me lèche les babines par avance mais j’ai de la peine pour mon ami de tranchée, coincé entre une housse de couette et une penderie dont le montage se fera en soixante-deux étapes avec un plan inadapté et une dizaine de vis manquantes.

“Tu en penses quoi ? Il est bien celui-là non ? Avec la structure en bois, c’est super joli non ? Ou alors celui-là ? Un 160X200 cm. C’est mieux comme tu bouges tout le temps et que tu ronfles ».

Mon ami, tu n’es pas seul. Sache qu’au sous-sol, tu devras encore affronter l’épreuve des tapis, des plantes vertes, de la vaisselle et d’une multitude d’objet qui ne servent à rien. Je compatis. Chienne de guerre commerciale.

Le cache-pot Vanligen – Le réveil simulateur d’aube Fnurra – La boite d’exposition Sammanhang.

Le type est avachi au sol et émet quelques sons incompréhensibles dans une série de spasmes incontrôlés comme un saumon pris au piège de la gueule d’un ours. Il tente de me transmettre un message en clignant des yeux.

S… – o….- S….

Je sors de mes pensées, le tibia fracassé par un chariot juste derrière moi. Le responsable, un type aussi large qu’un meuble, un shaker de protéine dans la main gauche et son portable dans l’autre. Il me roulerait dessus avec son mini 4X4 grillagé, obnubilé par la vidéo d’une course entre un chat et un raton-laveur. Il se met à tâter le contour d’une étagère comme s’il allait faire l’amour avec des échardes. S’il pouvait goûter le bois pour être sûre que c’est le bon meuble pour la chambre de sa fille, il le ferait. C’est le chef de famille, ça ne rigole pas. Sa femme ne dit pas un mot. C’est lui qui décide. C’est lui les muscles. C’est lui le mâle. Ça sent la sueur, la testostérone et surtout la connerie.

Nous arrivons enfin devant la fameuse commode tant recherchée. Elle a l’air apprivoisée  au premier abord. Simple, facile à monter, solide. Le vendeur payé au smic balance son argumentaire en 47 secondes.

“Tout à fait madame !  Brute. Résistante. Un bon rapport qualité/prix. Trois tiroirs. Trois coloris. Trois cent euros”.

Ma femme mouille sa culotte. Quelques préliminaires avec sa langue râpeuse et l’affaire est dans le sac. Cocu sans broncher, avec une extension de garantie en plus. Baisé jusqu’à l’os. A quelques minutes près, nous partouzions tous joyeusement en signant un crédit sur deux ans pour s’offrir une cuisine équipée dont nous n’avons pas besoin.

Le coffre se ferme comme il peut, attacher maladroitement avec un bout de ficelle pour ne pas perdre le meuble sur la route et tuer par la même occasion une famille de cinq personnes rentrant du sport d’hiver.

Avant d’arriver dans la voiture, nous passons par le “restaurant ” ou plutôt la cantine de l’enseigne. Quelle joie de manger des pâtes trop cuites avec du poisson surgelé qui sert aussi de cales aux canapés exposés au même étage et tout ça pour six euros seulement. La serviette en papier coûte plus cher que la nourriture mais nous avons une vue imprenable sur le type qui passe sa journée à déplacer des chariots sur le parking.

C’est mieux que les vacances à la mer ici.

De retour à l’appartement, la pelouse n’avait toujours pas poussée. J’ai déballé la commode dans un état proche de l’AVC mais prêt à relever le défi. Pas besoin de notice. Je suis un fou moi. Freestyler du montage. Virtuose du tournevis. Old school. Sans visseuse. Je sens l’objet. Nous ne faisons plus qu’un lui et moi. Je peux entendre sa voix timide.

« Monte-moi. Monte-moi. J’ai envie ».  

Une heure plus tard, je suis en nage, les poignets lacérés, l’extrémité des doigts en sang. La commode tangue. Le tiroir ne rentre pas. J’ai examiné le plan en détail. Bordel, la pièce  doit rentrer dans l’emplacement V4 via la vis C1. C’est bien ce que j’ai fait. Pourquoi j’ai que trois vis A45 alors qu’il y en a 6 sur le plan et qu’il me reste le fond du tiroir dans le carton ? Sabotage.

Complot suédois –  Krisprolls de la mort.

J’essaie de reprendre mon souffle et de relativiser mais ma femme me lance la petite phrase de trop qui amènerait la patience du Dalaï Lama vers la folie meurtrière de Guy Georges.

“Ben alors bichon, tu n’as toujours pas terminé ? Le vendeur disait qu’il n’y en avait que pour 25 minutes de montage, les doigts dans le nez”.

C’est comme ça que j’ai fini aux urgences psychiatriques de l’Hôpital civil à dix-heures trente, en expliquant au médecin de garde que j’ai tenté d’assommer ma femme avec le lampadaire Skaftet. Mais même celui-là je n’ai pas réussi à le monter.

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Commentaires (7)

    • Me suis régalé en vous lisant . Tout est tellement … juste ! (Sauf les fautes d’orthographe) . Encore !!!

  1. Tres tres bon Damienz, bravo ! Du concept ( à chaque texte), de la véracité (qui tombe à point nommé), de l’humour (noir pour plus d’espoir), et un brin de subtilité (pour nous sensibiliser).
    Je re-dis Bravo, très bons textes, sans chichis ni dentelle, j’aime !

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