En mars 2020, la Nuit de la solidarité dénombrait près de 300 personnes à la rue et environ 3 500 en situation d’urgence à Strasbourg. Deux ans de pandémie plus tard, la précarité s’est aggravée dans la capitale européenne et les acteurs de la solidarité sont nombreux à s’en inquiéter. Mais qui sont ces Strasbourgeois(es), ces associations et ces institutions engagées auprès des plus démunis ? À la fin de l’hiver dernier, Pokaa a multiplié les reportages pour tenter d’en esquisser le portrait. Chaque volet de cette série sera consacré a un besoin vital des personnes à la rue. Dans ce premier chapitre, on vous emmène à la rencontre des structures qui permettent de répondre à l’un d’entre eux : se nourrir.
Du pain, de la confiture, un peu de fromage et du jambon pour ceux qui le veulent. Dans le réfectoire de l’Armée du Salut situé entre Grand’Rue et Saint-Thomas, ils sont une vingtaine à prendre leur petit déjeuner, ce mardi matin de février. Des hommes, en majorité. Chacun seul à une table, en cette sixième vague épidémique de covid. Debout dans l’entrée et dans la rue, une quinzaine de personnes attendent leur tour. Certains badinent avec les bénévoles. Se reconnaissent entre habitués. Échangent des nouvelles plus ou moins récentes.
Ici, l’association sert gratuitement entre quarante et soixante couverts les mardis, mercredis, vendredis et samedis, de 7h30 à 9h. De manière inconditionnelle. « Les 7,8, 9 du mois, il y a peu de monde, mais les fins de mois sont difficiles pour beaucoup », détaille Jamal Zarzori, l’un des bénévoles sur le pont depuis 6h30 pour préparer la distribution.
« Avec la crise sanitaire, on a vu arriver beaucoup de nouvelles personnes », ajoute Pascal Bekkouche, intervenant social à l’Armée du salut. Celui qui œuvre au sein de l’association depuis trois ans explique avoir lui-même été à la rue pendant deux ans et demi. « Mais je travaillais quand même ». Il se souvient des petits déjeuners comme d’un « moment de partage, particulier et convivial. »
« On s’habille, on mange… on camoufle les choses. On se fond dans la masse »
Veste sur les épaules et rasage impeccable, Ali discute avec l’un de ses voisins. À 55 ans, cela fait maintenant dix ans que cet ouvrier polyvalent spécialisé vient prendre son petit-déjeuner ici tous les mardis matin. « De temps en temps, les samedis et mercredis. Et parfois, je vais à Caritas ou aux Restos du cœur. »
« Je suis à la rue. Ça ne se voit pas trop hein ? sourit-il en glissant une main dans ses cheveux. On s’habille, on mange… on camoufle les choses. On se fond dans la masse. » Sans domicile après un divorce, ce père de trois enfants explique qu’il ne leur parle pas de sa situation. « Je préfère leur dire que tout va bien, même si ça ne va pas. »
Tout doucement, la file d’attente diminue. À mesure que les places se libèrent, certains s’installent, pour une heure ou quelques minutes. Comme cette dame âgée, élégante, en tailleur et béret, avalant son repas en quelques bouchées avant de repartir rapidement et discrètement, sans un mot. À l’autre bout de la salle, Marie-Thérèse, elle, n’a pas encore posé son cartable multicolore par terre qu’elle discute déjà. C’est un ami qui lui a fait découvrir l’Armée du Salut. Depuis, elle vient quatre fois par semaine.
« Je retrouve les mêmes personnes à chaque fois. Je me suis fait des amis grâce à l’association », se réjouit-elle. Mais ces petits déjeuners sont surtout une nécessité financière, pour celle qui vient tout juste de retrouver un logement après un été à la rue. « Je touche juste l’allocation handicap et je ne fais pas la manche. Depuis vendredi dernier, je n’ai pas un euro en poche », explique-t-elle, en ce 22 du mois. Et comment se faire à manger quand “tout est cher ?”
« On voit la précarité s’accentuer. Les associations ont toujours plus de travail »
Il est 20h30 et une poignée de personnes attendent, immobiles, dans le vent glacial qui balaie l’esplanade de la gare, en ce vendredi soir de la mi-mars. Guidons bardés de sacs, sacoches et carrioles chargées à ras-bord, une demi-douzaine de vélos s’arrêtent au bout de la rue du Maire Kuss, près du Mc Do.
En quelques instants, deux séries de tables sont dressées et des petites boîtes en carton, soigneusement disposées. Des repas chauds préparés tout au long de l’après-midi par les bénévoles de l’association Les Petites roues.
Créé en 2017, en pleine canicule, pour venir en aide à des personnes sans-abri, le collectif citoyen s’est mué en association en 2019. Sabine Carriou en est la fondatrice, et l’un des membres les plus (hyper)actifs. « On distribue toujours de la nourriture, mais également des vêtements. Et depuis deux ans, on a commencé à donner des produits de puériculture car on s’est aperçu que c’est ce qui manquait le plus. »
Dans les deux files qui s’allongent devant chacune des tables, d’ailleurs, nombreuses sont les familles qui viennent à sa rencontre pour récupérer des couches et du lait pour bébé. Si les distributions ont lieu le vendredi soir, l’association « répond à des commandes tout au long de la semaine », explique la présidente de l’association, qui donne son numéro de téléphone à tous ceux qui en ont besoin. Et claque la bise à celles et ceux qu’elle connaît déjà.
En un peu moins de deux heures, ce sont 130 plats que les bénévoles distribuent. Des dons que l’association finance sur fonds propres. « Nous n’avons pas de subventions, détaille Sabine Carriou. Nous fonctionnons uniquement avec des donateurs réguliers. » Tous les quinze jours, Les Petites roues font donc étape à Kehl pour se ravitailler. Les budgets courses alimentaires et puériculture s’élèvent chacun à 800 euros par mois pour la structure. Et la tendance est à la hausse.
Bénévole depuis 2019, Octave se souvient de ses premières maraudes. Les quelques volontaires distribuaient alors une quarantaine de repas. « On voit la précarité s’accentuer. Les associations ont toujours plus de travail, expose-t-il. C’est parfois démoralisant, fatiguant, mais c’est un travail nécessaire. »
Entre 350 et 450 repas servis à chaque tournée
Même esplanade. Un jeudi soir. Début mars. 19h. Deux longues files d’hommes isolés et de familles s’étirent de part et d’autre d’un bus multicolore, au milieu des badauds sortant de la verrière d’un pas pressé. Dans l’ancien véhicule CTS réaménagé, des bénévoles de l’association Abribus conditionnent chaque repas chaud. Des légumes, de la viande, des féculents, un gâteau, un fruit, une boisson chaude. De quoi tenir au corps.
Avant la crise sanitaire, l’association strasbourgeoise distribuait environ 180 repas, à l’intérieur même du bus. Les bénéficiaires pouvaient profiter d’un instant au chaud, attablés aux mange-debout. Mais désormais, ce sont entre 350 et 450 menus que le collectif sert à chaque tournée, les jeudis, samedis et dimanches soir. « L’année dernière, nous avons distribué 19 000 repas », détaille Gabrielle Clar, porte-parole de l’association, bénévole depuis sept ans.
Un chiffre déjà dépassé au moment de notre reportage. Deux mois plus tard, au moment de faire le bilan de la saison, Abribus comptera finalement près de 35 000 repas distribués entre octobre 2021 et avril 2022. Soit une augmentation de 76%.
Les profils des bénéficiaires sont variés. Originaire de République démocratique du Congo, Mohammed* est demandeur d’asile. Hébergé en hôtel. « Il n’y a pas de cuisine là-bas. Juste un micro-ondes pour réchauffer. » Le jeune homme vient à chaque distribution de l’association, et à celle de Strasbourg Action Solidarité, sur cette même place, le mardi soir.
À la rue, Nono fréquente les tournées de l’association depuis trois ans. « Avant, je galérais mais j’avais un appartement avec un frigo. Quand tu vis dehors, tu ne peux pas stocker. Tu es obligé d’acheter à manger tous les jours. Presque tout l’argent part dans la bouffe. »
Lorsqu’il a un peu d’argent, l’homme fait quelques courses. « J’aime bien manger ce que je veux aussi, de temps en temps », explique-t-il. Les jours creux, il préfère parfois ne rien avaler de la journée plutôt que de « faire le tour des assos. C’est dur et ça prend beaucoup de temps ». S’il vient surtout aux distributions de la gare, c’est qu’il ne dort pas loin. « On ne demande pas l’assistanat, conclue-t-il. Juste un coup de main. »
Un peu plus loin, Adile* attend son tour dans la queue. Ce kurde arrivé en France il y a quinze ans a d’abord été sans-abri et sans papiers avant d’être régularisé. Aujourd’hui, il est au RSA, entre deux boulots. « La vie est dure. On est beaucoup de personnes à travailler sans réussir à joindre les deux bouts. Heureusement qu’il y a des associations pour aider. »
Lui aussi fréquente les autres distributions strasbourgeoises. « En journée, il y a le restaurant solidaire des Restos du cœur, La Fringale, mais sinon, pour beaucoup, c’est la débrouille », détaille de son côté David, bénévole à Abribus depuis quatre ans et demi.
20h. Le bus quitte la gare en direction de la place de la Bourse, pour la deuxième partie de la distribution. Ici, une seule file. La plupart des bénéficiaires sont des personnes seules.
Deux adolescents s’approchent de la table des boissons chaudes. L’un d’eux demande dans un français hésitant s’il est possible d’appeler le 115, le numéro d’urgence, pour son comparse. « Il ne parle pas français, je l’ai rencontré hier », expose-t-il.
« Chaque jeudi, on nous sollicite pour ça » explique Vincent Greiner, bénévole à Abribus, en se réchauffant les mains avec un gobelet de thé. « On nous a dit qu’il n’y avait pas de place et qu’il fallait rappeler dans deux heures », explique-t-il aux deux jeunes hommes en leur offrant une boisson chaude. Une centaine de personnes s’agglutinent devant le bus, alors que la nuit s’épaissit, glaciale.
« L’idée, c’est d’ouvrir la porte à des personnes qui ne se sentent peut-être pas légitime »
Un mardi après-midi de février, au rez-de-chaussée de la Maison citoyenne, à Neudorf. Dans la petite salle, une trentaine de personnes discutent sur les fauteuils ou à la longue table. Coralie Da Silva et Ophélie Schneider font le tour des différents groupes, une poignée de bons à la main.
Directrice et animatrice à l’association La Cloche, elles distribuent les coupons permettant d’accéder à certaines prestations offertes par les commerçants du réseau solidaire Le Carillon. « L’idée derrière cela, c’est d’ouvrir la porte de commerces, de lieux, à des personnes qui ne s’y sentent peut-être pas légitime », explique Coralie Da Silva. Une lutte contre l’isolement liée à la précarité.
Dans le Grand-Est, 75 commerces font partie du Carillon. À Strasbourg, les deux femmes distribuent 167 bons par mois, dont 101 coupons pour des repas, dans des restaurants. Dans la salle, certains demandent plus ou moins timidement telle ou telle adresse. Pizzeria, kebab, restaurant… Une manière de rompre avec l’ordinaire, les Restos du cœur, les distributions. Et de renouer avec le plaisir.
* Les prénoms ont été changés.