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Strasbourg : l’octogone de la tolérance

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C’est toujours un plaisir d’aller déjeuner en famille le dimanche, non pas parce que je sais d’avance que je vais me régaler, mais parce qu’entre la première et la dernière gorgée de Picon de Tonton Gilbert, tout peut arriver, le pire comme le meilleur. Il faut dire que Gilbert a une sacrée descente et la main lourde sur le dosage du précieux nectar aux racines de gentiane, ce qui rend le breuvage plus noir que l’outrenoir de Pierre Soulages, un marécage aux nuances de goudron d’où même une mouette kamikaze ne pourrait se défaire. À côté de notre clan, les membres de la série Malcolm sont des enfants de chœur lorsqu’ils se chamaillent, c’est vous dire la lave qui coule dans nos veines et ce que mon neveu de six ans ferait à Dewey pour avoir du rabe de pommes de terre.

Au départ, comme dans un couple, tout est paisible et lumineux.

Nous nous donnons rendez-vous une fois par mois dans l’appartement trop petit de ma grand-mère Louise à la Robertsau. Épaisse comme une brindille, elle s’obstine à cuisiner en quantité astronomique de peur de ne pas nous rassasier, évaluant le remplissage de nos estomacs à la couleur de nos joues. Personne ne passe entre les mailles de l’échelle de Louise, bien plus précise que celle de Richter, où une pâleur inhabituelle condamne son titulaire à une double ration de bouchée à la reine, un morceau de champignon entre les dents et une montagne de riz trop cuit tapissant les parois d’un intestin en PLS.

À l’inverse, une face écrevisse et luisante peut sauver une vie.

C’est l’immunité, le totem suprême qui permet de poser ses couverts sur son assiette, de passer aux toilettes pour prier le dieu Béchamel à genoux, la tête sur la cuvette, de faire une trêve, un cessez-le-feu avec le gras, une poignée de main avec son taux de cholestérol pour gagner quelques années de plus avant que la faucheuse se pointe lorsqu’on l’attend le moins, une faucille sur l’épaule, un nœud papillon, un plateau à la main où git un café gourmand recouvert de crème chantilly, de glace à la vanille et d’un mendiant à la cerise qui pourrait tuer un homme à cinquante mètres s’il faisait office de projectile. C’est une arme de destruction massive qui vous cloue dans les bras d’une chaise compatissante pendant plusieurs heures, le regard vide, à la recherche d’un verre de Carola glacé qui n’arrivera jamais, des remontées de vomi acides qu’on s’oblige à avaler comme des héros en guise de consolation.

Louise allume sa première Gitane en plein milieu de l’appartement sans se soucier de la toux incontrôlable qui m’envahit. Ça fait quarante ans qu’elle fume sans ouvrir les fenêtres Louise, alors ce n’est pas maintenant que ça va changer. Ça lui rappelle l’époque, comme elle le dit toujours aussi convaincue, où on était libre de faire ce qu’on voulait, de tirer sur des clopes dans un troquet bondé, ce qui avait l’avantage de donner un coup de pouce aux physiques ingrats qu’on peinait à distinguer dans la brume de nicotine et à qui l’on roulait des pelles sans se poser de questions. Ses grands yeux bleus se perdent derrière un nuage de fumée hypnotisant et quelques particules de cendres s’évanouissent sur son tablier si grand qu’elle est obligée de faire deux fois le tour de sa taille avec le cordon avant de le nouer.

Les conversations passionnées s’enveniment proportionnellement au nombre de bouchons en liège qui s’empilent dans la poubelle. Tout se mélange et pas que le vin d’ailleurs. Je compte les points, les bras croisés, impatient de découvrir les participants qui pénètrent dans l’octogone de la tolérance. Ça roule des mécaniques, prenant une voix de Titi parisien, bombant le torse, un cure-dent coincé entre les lèvres.

Gilbert lance les hostilités. L’exode en Afghanistan le met hors de lui, parce qu’il y a déjà assez d’étrangers à Strasbourg et qu’on ferait mieux de s’occuper de nos SDF plutôt que d’accueillir toute la misère du monde. Les réfugiés nous envahissent ! Les migrants profitent des aides sociales, ils ne sont pas intégrés ! Les préjugés sont nombreux, encore plus en temps de crise, où les migrants sont alors les coupables parfaits.

J’aimerais voir la tronche de Gilbert, s’il était obligé de laisser sa femme, ses enfants et sa maison à Strasbourg pour fuir une dictature religieuse ou politique, traverser des pays qu’il ne connaît pas, communiquer dans des langues qu’ils ne maîtrisent pas, en ayant soif et faim, avec la peur de se faire prendre, une enclume sur le cœur et les images en tête des visages de ceux et celles qu’il a laissés sur la route avant de partir en catastrophe. Qu’il est aisé de juger, affalé sur un canapé en cuir moelleux, la bouche et le ventre pleins à ras bord, la télécommande dans la main à zapper entre un épisode de Plus belle la vie et un reportage sur les cadavres qui s’entassent au milieu des flammes en Kabylie.

 J’ai l’impression qu’il a surtout peur Gilbert. Peur des autres. Peur de ce qu’il ne connaît pas.

Un silence gênant s’installe. Ma grand-mère lui rappelle que nous sommes tous des immigrés, des voyageurs, des bâtards, un mélange, que toutes les vies se valent, et que sans l’hospitalité de la France envers ses parents polonais en 1931, elle serait certainement morte de froid quelques jours après sa naissance.

Gilbert hoche la tête face à la sagesse de cette dame qui a vu chaque prévision de monde nouveau se résumer au chaos d’après et qui considère qu’il faut se serrer les coudes plutôt que de se diviser. 

Ces Afghans, ces Haïtiens, ces Libanais, peut-être qu’un jour ça sera nous Gilbert.

Mon père tousse grossièrement afin de détendre l’ambiance et se lance plus légèrement dans une tirade à la Marcel Pagnol afin de tenter d’expliquer la nécessité de se faire vacciner à ma cousine Corinne. Elle sort son téléphone comme un doctorat en médecine et balance des vidéos de témoignages de personnes qui refusent de s’injecter quoi que ce soit dans le corps. Sur le coup de l’énervement, un « Mais t’es vraiment un mouton Didier » touche mon père au foie. Il se relève, titubant, et balance un uppercut en retour : « Et la terre est plate, n’est-ce pas Corine ! Macron est un reptilien déguisé en homme politique qui nous drogue pour se faire réélire ! La 5G diffuse des messages subliminaux et bientôt E.T viendra nous distribuer de la chloroquine ».

Mon frère éclate d’un rire sincère qui devient communicatif et bientôt, tout le monde rit aux larmes sans vraiment savoir pourquoi.

C’est vrai que nous sommes différents. Nous pensons différemment les uns des autres dans cette famille un peu spéciale. Nous nous cherchons sans cesse, mais nous avons la chance de pouvoir confronter nos idées librement, sans nous mettre en danger pour un oui ou non, sans baisser la tête et se prosterner, avec les tripes et à voix haute, en donnant des coups avec des mots, parce que comme l’a presque dit Voltaire :

« Tonton Gilbert, Cousine Corinne, Papa, Mamie, je ne suis pas toujours d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire ».

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Commentaires (5)

  1. “J’aimerais voir la tronche de Gilbert, s’il était obligé de laisser sa femme, ses enfants et sa maison à Strasbourg pour fuir une dictature religieuse ou politique.”
    Donc le crevard qui fuit en laissant ses gosses et sa femme en danger de mort deviendrait un héro de la résistance ?
    Vous avez fumé quoi avant d’écrire votre article ?

  2. Tiens donc, j’étais sûr que mon commentaire allait disparaître, connaissant la censure féroce de tous ces humanistes dont le prétendu amour pour le lointain étranger n’est qu’une façade pour cacher la haine recuite avec laquelle ils empoisonnent tous les voisins qui ne pensent pas comme eux.
    Courage Damien, censurez ce commentaire comme le précédent et vous pourrez continuer incognito la commedia dell’arte qui est si nécessaire à votre valorisation.

  3. Merci ! je me suis bien bien marrée à la lecture de cet article. On dirait un peu de chez moi. C’est agréable surtout quand on est coincé dans le tram pour aller au boulot.

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