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Strasbourg : le bistrot des égarés

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Je suis passé devant ce bistrot strasbourgeois une centaine de fois, intrigué par ce lieu étrange peuplé d’habitués, de fidèles presque immobiles installés au comptoir comme des statues de marbre ou tranquillement posés en terrasse, le regard vague, une bière à moitié vide sur la table, l’édition des DNA de la veille froissée sous un paquet de Gauloise et un Zippo chromé.

 
Il est presque quinze heures. L’heure où la ville comate, vide de ses actifs pressés déjà retournés au bureau, de ses vendeurs et vendeuses qui plient, déplient et replient des piles de fringues, guettant du coin de l’œil un client timide pour le rassurer, le mettre en confiance, lui expliquer que porter une paire de Birkenstock avec un pantalon de costume n’est plus une aberration, et qu’en plus c’est les soldes. Le type qui n’a rien demandé à personne se fait prendre par un « Je peux vous renseigner ? » vicieux. Il n’ose pas rétorquer qu’il regarde, qu’il fait juste un petit tour, en gros qu’il veut qu’on lui foute la paix, parce que d’habitude, il achète ses chemises sur Zalando, parce que les cabines d’essayage le font transpirer, que l’éclairage fait ressortir sa peau luisante et que neuf fois sur dix, la chemise qu’il essaie est très loin de lui donner l’allure du mannequin anorexique en vitrine.

Pendant qu’une serveuse débarrasse la table du restaurant d’en face, et qu’elle fait la grimace en comptant les pièces jaunes que lui a laissées le dernier client en guise de pourboire, je m’arrête sans savoir pourquoi, et j’entre d’un pas hésitant. Il fait sombre. Une tireuse me salue, un peu d’écume au bout du bec. Je me pose à une table ronde donnant sur la rue et j’observe.

Ce bistrot respire l’illusion et la désillusion, les doutes aussi, l’espoir de voir un toquard franchir la ligne d’arrivée à la télévision et de remporter une grosse mise pour se refaire de tous les autres paris ratés, la faute à un bon tuyau qui finalement n’en n’était pas un. Au sol, quelques tickets perdants se tiennent par la main, attendant de finir anonymement dans une poubelle en plastique, entre une armée de mégots trempés et quelques canettes cabossées.


Ce lieu si spécial où le temps s’arrête fait de la résistance à Strasbourg, où les chaînes de restauration rapide, les fast-foods et autres snacking prolifèrent aussi rapidement que les paroles nauséabondes d’Eric Zemmour. Ici, on mange un morceau. Un truc simple mais bon. Une omelette, un sandwich thon-mayonnaise, des frites. Dans ce sas de décompression, ce no man’s land qui transpire le houblon et le tabac froid, on papote, on se confie, on noie son chagrin dans un ballon de rouge, on fête la vie sans raison particulière, parce qu’il faut bien se raccrocher à quelque chose, à la manche d’un inconnu venu s’asseoir à côté de vous, au barreau d’un tabouret instable en bois qui en a vu d’autres. Il est question de politique, d’un Italie-Espagne tendu, d’une quatrième vague, de Macron, de cocus, de projets farfelus entre amis ou futurs ennemis, de flirts parfois.

Le Sulky. Le Cerf. Au Tivoli. À la liberté. Au Stockfeld. Le Central. Le Jupiter. Peu importe le nom. On s’y arrête pour reprendre des forces, revoir un copain perdu de vue depuis plusieurs mois, faire une pause avant le retour chez soi, quand on a un chez-soi. Parce que pour certains ici, c’est un peu comme à la maison, grâce au parton qui connaît les habitudes et les histoires de vie de chaque client. Celle de Paul alias Paulo, qui vient d’être grand-père et qui a perdu sa femme l’année dernière. Celle de Christian, qui squatte là où il peut avec son chien Nicotine, en attendant de trouver un appartement. Celle de Patrick qui rapplique de 9 à 17 heures, faisant croire à sa femme qu’il est au boulot alors qu’il est au chômage depuis trois mois. Celle de Mourad, surnommé le fennec, à cause de ses origines algériennes, mais aussi de ses oreilles pointues qui lui permettent d’entendre les ragots les plus fous sur n’importe quel cheval.

Ce bistrot, c’est tout ça à la fois. Un joyeux bordel entretenu où parfois un poing vient caresser le menton d’un voisin un peu trop entreprenant, où les conversations épiques donnent un second souffle à un quartier qui ne cesse de changer, où seul le tram fait face à la gentrification ambiante. Trop de supérettes bio, d’endroits branchés ou pour dix balles, on te sert un jus de tomate, des glaçons et de la vodka premier prix. Ils appellent ça un cocktail. Ce n’est pas faux. Un cocktail Molotov qui me donne envie de tout cramer au moment de l’addition.

Les générations se mélangent ici. On apprend à jouer au tarot, à la belote, aux dominos. On prend les conseils des plus anciens, et en échange, on leur enseigne l’art du texto, voir du sexto pour les plus coquins. Retraités, chômeurs, employés, français, immigrés, grands, gros, petits, chauves, moustachus, bavards, buveurs, abstinents, téméraires, peureux, sentimentaux, mercenaires, composent cette belle galerie de personnages.

Le rythme est donné. Ils se verraient bien comme ça toute leur vie, le compteur bloqué ici, la nuit ou le jour, loin des problèmes, jusqu’au petit matin, à faire la bamboche sur une musique trop forte, à danser sans se soucier de l’horloge qui tourne trop vite ou trop lentement, à vivre l’amitié comme des enfants, sans que le temps vienne tout foutre en l’air, que les huissiers, les créanciers, un cancer du foie ou un licenciement ne les emportent là où ils ne veulent pas aller. Pourtant, ces vagabonds célestes savent que chaque chose à une fin, que la marée montera dans leur cœur à la dernière gorgée et qu’il faudra rentrer affronter le monde et les emmerdes qui vont avec.

Moi, cet après-midi-là, j’y ai fait la connaissance d’un drôle de type. Un extravagant avec une truffe aux reflets violets à la place du nez. Tel un prêtre dans sa chapelle, il prêcha sa bonne parole et se proposa de solutionner n’importe lequel de mes problèmes, même le plus scabreux, en trois coups de cuillère à pot. Nous avons fraternisé alors que quelques minutes auparavant, je ne savais rien de lui. Sans hiérarchie. Sans classes sociales. Sans complexe d’infériorité ou de supériorité. Sans esbroufe. Nous étions là sans tricher, en étant simplement ce que nous sommes, nus dans un confessionnal sans Dieu ni maître, nous exprimant, nous réalisant, nous  épanouissant.

 C’est peut-être le début de quelque chose, ou juste le début de la fin, mais c’était un délice de m’égarer dans ce gueuloir qui n’est pas à la mode et qui je l’espère ne le deviendra jamais.

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Commentaires (6)

  1. Traiter les propos d’Éric Zemmour de nauséabonds me donne le dégoût. Le débat n’est possible que dans la tolérance. Or vos propos ne semblent pas aller dans ce sens. Mais c’est certainement un manque d’éducation qui vous fait réagir ainsi. Aussi je peux vous comprendre sans vous excuser pour autant….. pauvres enfants.

    • Faire croire dans la tolérance de ce triste personnage c’est insulter le bon sens, et faire preuve d’une ignorance crasse, tant historique que sociale et politique. D’ailleurs les relents haineux de vos propos avec la vacuité d’un jugement facile dénote bien plus qu’une éducation permissive, une bêtise congénitale.
      Merci Damienz pour ce moment.

  2. Malheureusement, ces endroits où l’on trouve encore de vrais gens, qui sont tout simplement et n’essaient pas de paraître, ne sont plus fréquentables, parce qu’ils ne sont pas écolo, pas bio, pas bobo, pas dans le moule quoi…….!
    Flânez encore pour nous raconter, j’ai hâte de vous lire.
    Lysbeth

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