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Strasbourg : l’école de Peter Pan

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Après avoir survécu à l’épreuve du premier confinement avec mes enfants, puis au deuxième sans eux, une nouvelle semaine d’école à la maison débute avec Théo, mon fils de 11 ans et Lucie, ma fille de 6 ans. J’enfile mon costume de maître d’école (un savant mélange entre Coluche et Severus Rogue) afin de les plonger dans une mise en scène digne du meilleur épisode de l’Inspecteur Derrick.

J’impose des horaires afin de garder le rythme. Ils se lèvent de bonne heure, comme d’habitude, s’habillent et prennent un petit-déjeuner encore à moitié endormis.

Je ne suis pas stressé.

La dernière fois, avec leur mère, le confinement s’est plutôt bien déroulé. Le matin était consacré au travail scolaire et l’après-midi à des activités culturelles, ludiques ou sportives (quelques matchs de foot sur la PS4, la confection d’un cake au yaourt via un tutoriel sur YouTube ou la construction d’une cabane dans le salon avec une couverture et deux tabourets).

Le plus grand tente déjà de négocier une pause à 9 h 30, des Chocopops coincés entre les bagues de son appareil dentaire, invoquant la convention de Genève, le fait que je ne me prive pas de faire des réunions sur Skype en caleçon et de surfer sur E-Bay pendant que le directeur général annonce solennellement les objectifs à atteindre au second semestre via un Powerpoint de 52 diapositives.

Un petit tour sur ma boîte mail, pensant trouver bêtement les devoirs, me fait douter.

Je passe d’un message à un autre, me perdant rapidement dans un labyrinthe de logiciels aux noms effrayants : Pronote, Gmail, CNED, Qwick. Ça rame, puis au bout de quelques minutes un message d’alerte s’affiche sur l’écran de mon vieil ACER portable au bord de la dépression : « Pour permettre à chacun d’accéder à son réseau éducatif dans de bonnes conditions, nous avons limité le temps des sessions et instauré une logique de quota. Quand le nombre d’utilisateurs maximum est atteint, il vous faut patienter pour y accéder à votre tour. Désolé pour cette contrainte. Revenez et essayez à nouveau d’ici quelques minutes. Merci de votre compréhension. »

Derrière moi, c’est la guerre.

Une boulette de mie de pain termine sa course dans le bol de Lucie alors que Théo prend un air innocent douteux. La riposte est immédiate. Un cri strident mi-fillette mi-chouette, suivi d’une morsure sur l’avant-bras. Un roulé-boulé sur le carrelage. Un corps-à-corps sous la table où quelques moutons de poussière excités observent la scène, un paquet de pop-corn à la main. J’arrive sur le ring pour séparer les deux catcheurs en sueur. Le premier affirme que ce n’est pas de sa faute, une trace d’incisive marquant sa peau. La deuxième maintient qu’il ment en remodelant son chignon qui ressemble plus à un reste de Kougelhopf dorénavant.

L’affaire se termine par le renvoi des protagonistes dans leur chambre après un serment à la Martin Luther King sur la non-violence et le respect.

Cette mascarade enfantine me rappelle les disputes enflammées avec mon frère, et même si les cicatrices recouvrant mon ventre désormais bedonnant témoignent de la rudesse des échanges, j’aimerais qu’un génie sorti d’une bouteille de crémant m’offre la possibilité de retourner dans le passé pour revivre cette période insouciante où les événements anodins sont extraordinaires et où les premières fois défilent à la vitesse de la lumière.

J’en profiterais pour dire à Marie que je l’aime durant notre classe verte à la Maison de la nature de Muttersholtz et pour balancer mon poing dans la gueule de Philippe, la terreur de l’école primaire du Neufeld, qui mesurait dix centimètres de plus que moi et qui s’amusait à nous terroriser avec le couteau-suisse de son père. Je tirerais le penalty manqué de la finale de la coupe d’Alsace à droite et non pas à gauche et je ne rentrerais pas trop tôt après le match cette fois, de façon à ne pas voir mon père culbuter la voisine sur la table de la cuisine.

Salles de classe virtuelles victimes de cyberattaques. Friture sur la ligne. Lenteurs et difficultés techniques. J’ai donc passé la matinée à essayer de me connecter, jusqu’à ce que miracle, je tombe enfin sur l’exercice de mathématiques de Théo. « J’ai deux fois l’âge que vous aviez quand j’avais l’âge que vous avez. Quand vous aurez l’âge que j’ai,la somme de nos âges sera 99. Quel est mon âge ? »

À l’énoncé de ce problème, je n’ai finalement pas tant envie que ça de revenir en arrière. Mon syndrome de Peter Pan disparaît instantanément et je prends dix ans de maturité en quelques secondes. Neverland s’effondre comme un château de cartes fragiles pendant que le capitaine Crochet de la géométrie s’approche dangereusement dans l’autre partie des devoirs. Je peux deviner les crocodiles de l’Éducation nationale, la gueule ouverte, les dents tranchantes, qui n’attendent qu’une chose, que je me plante en beauté et que je laisse tomber à la première difficulté.

Le téléphone sonne. À l’autre bout du fil, entre deux réunions, la Fée Clochette qui partage ma vie s’assure que j’ai bien réceptionné les consignes du professeur principal de Théo qui descend l’escalier en traînant les pieds.

Nous nous installons sur un coin du bureau pour nous plonger sérieusement dans le sujet. Je vois mon fils autrement que comme celui qui ne vient jamais à table quand je l’appelle, qui conteste chacune de mes paroles en gloussant et qui s’enfile la moitié du frigo en tapant sur son smartphone.

Je suis même épaté et c’est moi qui suis largué. Grâce à lui, j’apprends des choses et je retourne moi aussi à l’école sans m’en apercevoir. Il pige tout beaucoup plus vite que moi, tout est fluide, limpide, alors que je doute constamment et que je remets en question chacun de mes raisonnements.

Déformation du monde de l’entreprise certainement, ou pourquoi faire simple s’il est possible de faire toujours plus compliqué.

Bien entendu, il lui arrive toujours de soupirer ou de me vanner en me demandant si à mon époque la télévision couleur existait déjà, mais pour sa défense, ses copains lui manquent, et pour lui, la vraie difficulté n’est peut-être pas de faire des devoirs à la maison mais de les faire avec son père qui n’a plus la patience d’expliquer, qui va moins vite, qui passe du coq à l’âne, remettant en questions le programme scolaire ou le complétant avec des anecdotes nostalgiques sans queue ni tête.

Après deux heures de cours avec Lucie sur la numération décimale et le calcul de petites quantités, j’ai la tête en bouillie, mais je suis satisfait d’avoir pu lui transmettre un morceau de savoir qui par la suite lui permettra de penser un peu plus par elle-même et de mieux affronter la jungle d’un monde sans pitié.

Je réalise les difficultés du métier d’enseignant, mais aussi sa beauté.

Cela demande une grande concentration et de la ténacité. Se transformer du jour au lendemain en professeur est impossible. J’ai fait ce que j’ai pu comme j’ai pu et je suis impressionné quand je pense qu’ils font cela presque tous les jours, presque toute l’année, alors que je ne fais que les déposer et les chercher devant la grille de l’école.

Ils sont sous-payés et sous-estimés, parfois assassinés par l’obscurantisme, comme des combattants fermant les portes des prisons en apprenant à lire, à compter, à penser, pour la construction et la pérennité de l’humanité. Ils voient passer de futurs génies, mais aussi des petites-gens dignes du même intérêt, de futures maîtresses peut-être, des galériens ou des crétins, des surdoués ou des paumés, des gamins qu’ils auront élevés au plus haut de leurs capacités. Ils sont des bougies qui se consument pour éclairer la vie des autres.

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