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Strasbourg : le parfum des choses

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Je me demande ce qui détermine l’instant. Par quel enchaînement me suis-je retrouvé là au lieu d’être là-bas. Qu’est-ce qui fait qu’en ce dimanche d’octobre 2020, j’observe Strasbourg au petit matin, cette ville où je suis né et que j’ai tant de mal à quitter.

Je pourrais être à ses côtés, à la regarder dormir paisiblement, sa poitrine apaisée, montant et descendant à chacune de ses respirations, humant son cou de ce parfum de biscuits encore chauds qui me donne l’ivresse de l’alcool, le mal de tête en moins. Le musc de ses aisselles. La sueur iodée entre ses cuisses. Ce grain si singulier de couleurs que mes narines devinent sans la toucher. Profiter de cet instant ensemble parce que c’est peut-être le dernier.

Le temps passe trop vite quand on est amoureux, fatalement.

Tout d’un coup nous avons l’âge des perdants. Les corps vieillissent prématurément et les regrets se chamaillent en se jetant des assiettes de doute à la gueule. Mais une chose reste : le parfum de cette ville bordélique me collant à la peau comme la flamme d’un cierge volé dans une église, une ombre de géraniums exquise qui sent parfois la merde certes, comme un flacon de Chanel n°5 versé dans un urinoir, comme de la bière coupée à l’eau de Cologne.

C’est peut-être ça la beauté de la nostalgie. Une émanation de flagrances unique de souvenirs. Des bons et des mauvais. De la poussière de sent-bon. Du baume de passé. Quelques gouttes d’amertume sauvage et fauve entre les rides pour caresser nos espoirs perdus. Le parfum de choses, de visages, de sourires, de failles, que personne ne pourra jamais me prendre, peu importe où je serai, je n’aurais qu’à inspirer profondément pour me rappeler que tout ça existe.

Je squatte un banc dont les lattes fatiguées relatent des messages d’amour naïfs gravés à la clé de bagnole. Léa + Aurélien = ♥. Juste à côté, une ode aux forces de l’ordre d’un poète anonyme. Nique la BAC. C’est la pluie qui m’a happé vers la grisaille de ce début de journée.

Il fallait que je sois seul pour me décider à partir vers Montréal ou à rester.

C’est le souffle du vent qui me porta jusqu’à cet endroit où peut-être que c’est parce qu’ici, en face des péniches silencieuses maintenant, j’ai flirté pour la première fois, cherchant sa bouche, le goût de ses lèvres charnues et la chaleur des ses bas.

Je m’en rappelle comment si c’était hier. Les mains rouges à cause du froid, naufragés d’un automne redoutable, réchauffés par l’envie et une bouteille de vodka premier prix. La vie était plus lente aux premiers flocons de neige que nous tentions d’attraper avec la langue et nous chantions une romance incertaine à coups de regards brûlants. Elle sentait l’Amsterdamer à la lueur d’un lampadaire épileptique et roulait ses clopes comme des cannellonis trop farcis. Nous avions envie de baiser mais pas que, de jouer avec le temps aussi, pendant que la fumée de sa cigarette s’évaporait entre les branches d’un marronnier. Parfois elle montait sur le bout de mes Dr. Martens abîmées et nous dansions maladroitement une valse, nous partageant mes écouteurs, Blur nous accompagnant sur le parvis du Palais Rohan.

C’est comme ça que l’amour suinte sur les fronts.

La veille, nos corps tanguaient déjà l’un contre l’autre, le diable au milieu, sans honte, bercés par la musique hypnotisante d’un DJ pas trop mauvais. Les vagues de sa robe en soie. L’ondulation de son bassin. Des shooter de tequila. Des tickets de CB et des feuilles OCB. Une armée de chewing-gums dans les poches. Le goût du sang à force de me mordre l’intérieur des joues, me retenant de l’entraîner aux toilettes pour la prendre contre une porte qui ne se fermait jamais complètement. Le désir est un brouillard où les sages se perdent facilement et qui fouette les corps.

Nous avions des cicatrices partout à force de traverser des barbelés de passion, les genoux écorchés à force de prier pour que ça ne s’arrête jamais.

Au petit matin, lorsque Le Café des anges fermait et qu’elle claquait une bise au videur, nous traversions la ville comme des rats affamés à la recherche d’une boulangerie ouverte. Proust avait sa Madeleine, moi j’avais Lucie, et un sachet encore chaud de petits pains au chocolat dans la main. Ça schlinguait les égouts et la pisse aussi un peu parfois, mais nous étions les rois du monde adossés contre le mur protecteur de la Cathédrale. J’avais mal aux fesses et au dos. Nous étions glacés et fauchés, mais j’avais chaud de la voir manger et de l’aimer sous le regard de gargouilles médusées.

C’était il y a dix ans et depuis je boite un peu du cœur. Tu vas me manquer Strasbourg mais j’ai besoin de m’éloigner pour mieux te retrouver, pour danser à nouveau dans tes bras jusqu’à l’épuisement. L’herbe n’est pas plus verte ailleurs, je ne le sais que trop bien, mais en mouvement dans un endroit que je ne connais pas, j’aurai la sensation de refaire les choses par accident, de me perdre pour mieux me retrouver.

Il me restera des milliers de souvenirs en tête. Des rencontres. Le fumet si particulier des choux-fleurs du Restaurant Universitaire. Le parfum d’un noyau de prune des sièges de l’Odyssée. L’encre des livres de la Librairie Kleber et la transpiration collective d’une marée de sœurs et de frères déchaînés au concert d’Abd Al Malik le malicieux.

Les paupières fermées, je te respire une dernière fois derrière un masque qui est de trop, pendant que tes enfants encore en pyjama se réveillent avec appétit. Demain, je partirai loin pour créer le nouveau parfum de ma vie.

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Commentaires (3)

  1. Cher Damien,
    Ce texte transpire d’émotions, de sensibilité et de nostalgie. Tu m’as transporté.
    Que ce nouveau chapitre que tu t’apprêtes à ouvrir te soit doux et surprenant !

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