Aujourd’hui, c’est la fête des pères. Un jour a priori tout aussi commercial qu’Halloween ou Noël, et pourtant, comme des milliers de Strasbourgeois, je me suis retrouvé accoudé à la table en chêne massif de mon daron ce midi, pour un entrée-plat-dessert d’anthologie. Les petits plats dans les grands pour accueillir une famille décomposée, recomposée, avec du scotch sur le cœur, des divorces, des belles-mères, des beaux-fils et des histoires sans queue ni tête comme dans n’importe quel foyer qui tente de cacher des secrets qui éclateront au grand jour devant un notaire, suite à la mort tragique d’une tante soit disant fortunée, transformant des anges bienveillants en charognards assoiffés d’héritage.
C’est à ce moment-là que nous verrons la vraie nature des gens, au moment de vider une maison pleine de souvenirs ou lorsque le magot tant convoité ne sera en réalité qu’un amas de dettes de jeux, de crédits à la consommation non remboursés, de doubles-vies, lorsqu’un enfant illégitime fera une apparition aussi fracassante que dans un épisode des Feux de l’amour.
Ça, c’est pour dans quelques années, mais rien ne peut briser le bonheur qui règne en ce jour si particulier.
Dans le salon bondé d’un appartement vieillot de la Krutenau, entre les tornades en culottes courtes qui passent et repassent en jouant au loup et une grand-mère de 98 ans qui n’entend presque plus rien (ou alors seulement ce qu’elle veut bien entendre), c’est un joyeux bordel à rendre fade la chanson Fête de famille d’Orelsan, tellement nous sommes des clichés ambulants lorsque nous nous réunissons.
Mon grand-père, qui n’est plus de ce monde, mais qui veille sur moi de là-haut entre deux parties de belotes avec Charles Aznavour et Edith Piaf, doit sacrément rigoler en observant ce bordel organisé. Mais les voisins du dessous eux, se contiennent de ne pas appeler la police pour tapage diurne, les nuisances sonores en tous genres à la limite du supportable, en français, en alsacien, en aboiement de chiens ou en coups de poing passionnés sur la table lorsqu’un verre trop généreux de schnaps se vide clandestinement dans un gosier trop sec.
Lorsque nous nous retrouvons pour fêter ceux qui nous ont fait sortir de leurs testicules comme le dit si fièrement ma sœur, plus rien n’a de sens, les rires se mêlent aux larmes, les souvenirs prennent le dessus sur le présent, la vie s’arrête entre deux bouchées de coquilles Saint-Jacques, un verre de Riesling ou une partie de poker improvisée avec des billets de Monopoly dans un couloir exiguë. Les cigares tournent de bouche en bouche et malgré les recommandations sanitaires, il est impossible de respecter les distances de sécurité. Les baisers chargés d’affection se posent sur des joues rouges comme des oiseaux se posent au rebord trop petit d’une fenêtre et les enfants passent d’un genou à un autre sans se rendre compte que ce qu’ils vivent est unique.
J’aime avoir l’impression d’être autour d’un feu gigantesque en plein centre-ville, un camp de gitans où les guitares crachent la vie avec simplicité, où les mots viennent des tripes, où le trop vient mettre une claque au visage du pas assez. J’observe ce petit monde qui ne s’arrête jamais de gesticuler, de baragouiner, de transpirer, en mesurant la chance que j’ai d’être au milieu de la fête foraine la plus palpitante du monde, avec des barbes à papa mal taillées, des pommes d’amour qui collent aux doigts et où l’attraction principale est un tour de cheval sur le dos voûté de mon oncle Denis dont les yeux pétillent comme s’il avait encore six ans.
Mon père s’active, se prenant pour le chef du Crocodile, un torchon sur l’épaule droite, un vinyle rayé de Django Reinhardt dans l’autre, faisant valser ma filleule dans la cuisine et simulant un solo de guitare aussi maladroitement que lorsqu’il dansait dans les clubs d’Amsterdam dans les années 70. Mon cousin tente d’expliquer à mon neveu de onze ans pourquoi la mélancolie de Cure ne rend pas triste mais donne la chair de poule. Ma mère sort son appareil photo et shoote discrètement des scènes de vie que nous dégusterons dans quelques années, de la buée sur les verres de nos lunettes, autour d’un morceau de forêt-noire imbibé de trop de kirsch. Mon frère note les blagues mythiques de mon beau-père dans un carnet sobrement intitulé « Le brèves de comptoir de Gérard le moustachu ». Ce dernier se poste sur une chaise à l’équilibre précaire, tape sur son verre vide avec une cuillère, se racle la gorge et se lance dans une tirade politique frénétique suite aux municipales :
« On est habitués aux bruits de bottes, mais attention, faut faire attention, parce que le Front national, ils mettent des chaussons. »
En observant mon père du coin de l’œil, j’ai de plus en plus conscience de la notion assassine du temps qui passe, emportant avec lui ses cheveux jadis si volumineux et mettant à mal sa capacité à se mettre à genoux pour récupérer la pile de la télécommande de sa vieille télévision Samsung qui roule sous le canapé. Quarante ans à carreler des bâtiments publics alsaciens, des piscines, des mairies, ou bien encore les appartements ou maisons de particuliers, ça laisse des traces. Ça bourrine un corps jusque dans les os, craquants comme les brindilles d’une forêt de pins dans le sud de la France, une truelle en guise de cigale et du ciment sur la peau pour se protéger d’un soleil estival qui brûle la chair sans pitié, avec toujours le sens du travail bien fait, du détail, de la coupe parfaite et du joint millimétré malgré la pression de plus en plus pesante d’un chef de travaux qui pourrait être son petit-fils. J’ai pu goûter à la rudesse de ce métier l’espace d’un job d’été et je peux vous dire que je ne souhaite à personne de porter des sacs de ciment de 25 kilos au sixième étage durant deux mois.
Le vrai héros, c’est lui. Lui qui se levait à cinq heures du matin, peu importe le temps, posant des carreaux même lorsque théoriquement les températures négatives ne l’y autorisaient pas, lui qui sanglotait à cause d’une méchante grippe en préparant du mortier ou lui qui faisait des heures supplémentaires jusqu’à ce que son corps lâche un samedi d’août 2001.
Ce jour-là, alors qu’il devait nous emmener à la piscine, le téléphone sonna et le visage de ma mère se figea. Épuisé, il s’endormit, quitta la route avec sa Fiat Uno presque neuve et s’encastra dans la clôture d’une maison. Deux semaines de coma. Des fractures par dizaine. Tibias. Doigts de pieds. Genoux. Traumatisme crânien. Le voir assis dans un fauteuil roulant à regarder les broches traversant son corps, les yeux sans vie parce que le médecin lui annonça qu’il n’était pas certain qu’il puisse retrouver l’usage de ses jambes, me troua le cœur. Depuis ce jour et depuis des séances de rééducation quotidiennes chez le kiné à se battre pour pouvoir réutiliser ses jambes comme auparavant au point d’en essorer son t-shirt en rentrant, je le considère encore plus comme un héros, comme mon héros.
Plus j’avance dans l’âge et plus je comprends qu’être père est un art difficile et qu’être un bon père l’est plus encore. Plus jeune, j’en voulais à sa façon directive de m’encourager aux abords des terrains de foot que nous parcourions avec mon équipe à travers toute l’Alsace. FCK 06 – RCS – VAUBAN – OSTWALD. Il était là chaque samedi pour m’encourager et me dire mes quatre vérités sur ma façon jouer sur le chemin du retour.
« Sois plus agressif. Monte sur les corners. Distribue plus de ballons ».
Maintenant que j’ai l’âge d’être père moi aussi, je me dis que j’ai de la chance. J’aimerais lui ressembler avec ses bons et mauvais côtés, ses poils dans les oreilles ou ses pantalons trop courts, sa façon de prononcer les mots américains en yaourt, son paquet de Gitane sur la table de la cuisine, son rire si grave, ses rides, sa pudeur lorsqu’il doit parler de lui devant tout le monde, ses yeux bleus hérités de sa mère, sa carrière semi-professionnelle de gardien de but, son passé à devenir chef de famille à 14 ans lorsque son père mourut à la guerre, ses démons, son goût pour les rochers Suchard et la pizza hawaïenne, sa passion pour Léo Ferré et cette façon agaçante qu’il avait de me nettoyer le coin de la bouche en imprégnant son mouchoir en tissu de salive.
Je peux sentir son regard sur moi de l’autre côté de la pièce. Il est donc 16 heures. L’heure de notre rituel annuel. Il s’installe sur le canapé avec une tablette de chocolat noir et un verre de cognac puis allume le magnétoscope en y enfonçant une VHS à la jaquette vintage. Sa petite-fille, un doudou à la main, fixe l’écran et lui demande pourquoi il y a des traits partout sur l’écran et pourquoi ça grésille quand le monsieur parle à la télé. Je hoche la tête lui signalant que j’arrive pendant qu’il monte le son.
Thierry Roland est au micro. FRANCE – ALLEMAGNE. 1982. Battiston, Schumacher, Platini et tout ça.
Bonne fête papa.