Photo de couverture : © Anne Yuyu
Ce soir, j’ai l’impression d’avoir six ans et de sentir arriver nerveusement la fin des grandes vacances. Mon cartable est prêt. Mes vêtements méticuleusement repassés trônent sur un cintre en bois. Une élégante chemise crème. Un jean brut et un blazer assorti à une paire de chaussures noires cirées avec la minutie d’un légionnaire. J’ai la même boule au ventre que celle que j’avais la veille de chaque rentrée des classes. La découverte de ce nouveau collège, dans cette nouvelle ville où je ne connaissais personne, contraint de déménager à Strasbourg suite au divorce de mes parents.
C’était il y a presque vingt ans et pourtant, je peux encore sentir mon estomac chavirer en observant le défilement bien trop lent des minutes sur mon vieux radio-réveil Sony. Le temps n’a pas la même consistance que l’on soit heureux ou perdu. Les secondes paraissent éternelles dans le doute. Le silence de l’obscurité joue des tours à l’esprit qui se met à inventer des scénarios catastrophiques à chaque bruit suspect sur le vieux parquet lustré de l’appartement. Ça craque. Ça grince. Une mauvaise nouvelle potentielle attend derrière la porte, les pieds trempés sur le paillasson. Des dizaines de supputations enlacent ma lucidité.
Que penseront-ils de mon appareil dentaire ? Dois-je raser ce duvet qui fait office de moustache et éclater ce bouton blanc qui nargue un front trop luisant ? Vais-je me faire un ami fidèle avec qui faire les quatre cents coups comme dans le film de François Truffaut ? Arriverai-je à m’intégrer ou raserai-je les murs en fumant secrètement des cigarettes aux toilettes ?
Mon imagination commence à me jouer des tours lorsque je devine la forme d’un monstre aux dents pointues dans l’ombre d’un arbre projeté au plafond. L’inconnu fait peur, mais le bonheur s’y cache si l’on ose un minimum se salir les mains, au risque de se tromper parfois, certes, mais c’est comme ça que nous apprenons à être autre chose que des morceaux de chair traversant la vie en la subissant. Qu’il est bon de faire des erreurs et de se sentir vivant. C’est de là que naissent les plus grandes expériences. Dans la chapelle de l’exil. Dans l’obstination et le raniment des âmes fatiguées. Caresser ses limites avec des doigts écorchés. Se courber pour ramasser un flacon de Mercurochrome et le faire éclater en éclat au travers d’un sourire rayonnant.
Parce qu’au fond, nous ne sommes que de grands enfants jouant aux adultes, donnant des coups de pied dans des tas de feuilles invisibles et sautant dans les flaques boueuses de nos nouvelles responsabilités avec des souliers trop neufs.
Il est 19 h 07. Je stresse, mais en même temps j’ai hâte de sortir de ce cocon imposé depuis plusieurs semaines. Mes ailes me démangent. Il est temps de reprendre mon envol et de côtoyer les silhouettes sans bouches de ce nouveau monde masqué aux allures de cabinet dentaire. L’impatience me guette. Et si les dents trop blanches prenaient davantage possession du monde ? Et si les caries au SMIC pourrissaient silencieusement jusqu’à l’abcès ?
L’attente fut longue. L’éparpillement aussi, entre le doute et la raison, la lecture de quelques romans et des programmes flippant à la télévision. Nous avons passé trop de temps à nous regarder dans le miroir à jouer du violon avec la folie. Il y aura un avant et un après, mais le pendant brutal nous pendait au nez depuis bien trop longtemps. Nostradamus ricane en sirotant une bière pendant qu’une carte de France rasta défile sous ses yeux. Le déconfinement est acté.
One love,one heart. Let’s get together and feel alright.
VERT – JAUNE – ROUGE. BFMTV sans Bob Marley, quelle tristesse.
Du 17 mars au 11 mai sans voir les copains, la famille et les collègues. Lorsque le maître d’école en costume annonça solennellement depuis Paris que l’année scolaire se terminait précipitamment, les cahiers à spirales volèrent tellement haut dans le ciel que des nuages touchés en plein visage tombèrent sur le toit des hôpitaux. Il se mit à pleuvoir des larmes de deuil entre les pales tranchantes des hélicoptères qui ramènent des anonymes sous respirateur. Les blouses blanches volèrent dans des couloirs trop silencieux où la peste tentait de prendre le contrôle. Des rats dans les poumons. La porte de la morgue qui claque en continue. Des crémations à la chaîne. Des visages ridés par milliers dont les yeux ne se rouvriront plus jamais. De mauvaises cibles parties trop vite sans imperméables et sans parapluies. Un éternel éclair qui traverse l’horizon.
Nous n’oublierons pas cet orage destructeur même si le soleil tutoiera à nouveau nos quotidiens.
Demain, au bout du chagrin, je me confronterai à nouveau à l’arrogance des passants et aux cœurs généreux qui se languissent déjà. Toutes les larmes se ressemblent. Des moineaux se chamailleront dans les bras d’un cerisier encore tourmenté. La vie reprendra son cours entre chagrins et bourreaux, manteaux et couteaux, or et plomb, odeur de pain chaud et premières fleurs, guêpes toutes nues aux ailes d’argent et l’aurore de regards un plus confiants. De ponts en ponts entre les cygnes médusés. Ça sera beau au milieu de cette tragédie. Se déshabiller à nouveau de sa pudeur. Courir pied nu au milieu du bruit et de la fureur. Croiser les cils d’une oie sauvage dans le tram et broyer les blessures de l’isolement, même s’il restera les stigmates de cette période incertaine dans nos cœurs, la morsure étrange d’une frontière sans passagers, le contrôle des pièces d’identité pour traverser le Rhin. De très mauvais souvenirs pour les plus anciens.
Tout reste précaire et bancal comme une cerise orpheline au milieu d’un bocal. Il manque un truc pour caler ce meuble branlant. Le cri des bienheureux aux terrasses des cafés. La lueur d’un écran de cinéma pour ne pas vieillir trop vite. Un concert suave à se frotter aux peaux anonymes. L’échange de regards ardents sur la pelouse fraîchement coupée du Parc de la République. La passion fulgurante d’un baiser langoureux dans une impasse mal éclairée. La poussière d’une street food métissée. Entre les traces de sang sur le mur des EHPAD, la beauté des choses oubliées, presque anodine, à démêler le vrai du faux, à juger les gigolos qui se prennent pour des rois, ceux qui prenaient l’éphémère à la légère, crédules monnayeurs vendant leurs âmes pour une poignée de pissenlits dorés.
Dans la ville artificiellement endormie, entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas, un homme barbu imbibé de bière chantera sa version de la Marseillaise Place Broglie. Je peux l’entendre fredonner d’ici, cet acrobate qui gifle le vent avec des mots qui ne mentent pas. De rue en rue, un air qui prend tout son sens aujourd’hui, comme Gainsbourg interprétait une version à en faire pâlir Rouget de Lisle dans cette même ville, il y a quarante ans déjà.
Allons ! Enfants de l’Eurométropole ! Le jour de gloire est arrivé !
Contre nous de l’épidémie, le confinement sanglant est levé !
Entendez-vous dans les hôpitaux, mugir ces féroces virus ?
Ils viennent jusque dans vos bras, égorger vos fils, vos compagnes.
Aux masques, Strasbourgeois ! Formez vos bataillons !
Marchons, marchons ! Qu’un sang impur, abreuve nos sillons !
Demain il fera grand jour. Nous serons lundi. Un jour parfait pour fuguer à nouveau vers la vie. Peut-être même que s’il y a du soleil nous apercevrons le reflet du paradis et peut-être aussi que si nous tendons l’oreille, nous entendrons Christophe nous conter les vestiges du chaos.
Tu m’as tatoué sur la peau tous les vestiges du chaos – Dans tes yeux qui rêvent de précipice, tu glisses, tu verses tous les vices.
Début de Marseillaise détournée intéressante mais :
Ils viennent jusque dans vos bras, étouffer vos fils, vos compagnes.
Aux masques, Strasbourgeois ! Cousez vos blouses blanches !
Marchons, marchons ! Qu’un virus impur, abreuve nos sillons !