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Strasbourg : Détective Spleen

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Je savais qu’une scène de Sherlock Homes s’était jouée à Strasbourg en 2011, devant la Cathédrale, mais je ne me serais jamais douté que nous avions aussi notre Robert Downey Jr en plein centre-ville.

Je fus surpris de voir l’enseigne d’un détective pour la première fois, il y a quelques temps seulement, alors qu’elle doit y trôner, Place Kléber, depuis un paquet d’années. J’emprunte pourtant cette rue presque tous les jours depuis plus d’une décennie. En même temps, un détective privé se doit de se fondre dans son environnement pour ne pas être reconnu. L’art de la dissimulation.

Un caméléon dans la jungle alsacienne pour soutirer des informations cruciales.

Il est peut-être là, derrière vous, à suivre vos pas pour vérifier que vous ne vous ne rendez pas chez votre maîtresse pour une soirée SM, à faire le chien à quatre pattes, en suppliant qu’on vous enlève la boule en latex que vous avez dans la bouche. Est-ce lui là-bas, qui fait semblant de lire son journal derrière des Ray-Ban noires mais qui scrute chacun de vos gestes à travers le reflet de la baie vitrée de la Médiathèque Malraux ?

Impossible à dire. Ce dernier n’a pas de signe distinctif. Personne ne sait où il se trouve jusqu’au moment où vous êtes informé qu’il vous a trouvé. Une bonne ou une mauvaise nouvelle.

Tout dépend de quelle côté de la barrière on se place. Victime ou coupable.

Dans mon inconscient, un détective est un croisement entre l’imperméable de Columbo, le chapeau de l’Inspecteur Gadget et la pipe du Commissaire Maigret. Une sorte de Monsieur Patate élancé à la démarche calme et assurée. Un gentleman propre sur lui, Peaky Blinders sans lame de rasoir, doté d’un sens de l’observation pointu et d’une élocution parfaite. Il considère chaque élément comme un indice potentiel, du poil pubien sur une cuvette de toilette, à la facture d’un site internet vendant des poupées gonflables trouvée dans une poubelle.

Caricatural. Cliché. Trop de consommation de séries policières. Rick Hunter. Deux flics à Miami. Starsky et Hutch. Le flic de Beverly Hills. Les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître.

La réalité se rapproche plus du scénario d’un épisode de l’Inspecteur Derrick que des Soprano. Pas de doigts coupés ou de cadavre dans le coffre de la Bentley. Pas de physique de gangster avec une truffe énorme en guise de nez et un accent sicilien à faire trembler n’importe quel Gilet Jaune. Pas de surnom : Keyser Söze, Frankie, Tommy, Sonny, Mickey, Vinny ou Joe. Pas de grande villa napolitaine avec dobermans et soubrettes. Pas de costume noir, de chemise blanche col pelle à tarte, de petite moustache parfaitement taillée, de cheveux gominés et de Montecristo dans la bouche.

“Si tu veux faire d’vieux os dans c’métier soit libre comme l’air, tout ce qui a pu prendre une place dans ta vie, tu dois pouvoir t’en débarrasser en 30 secondes montre en main, dès que t’as repéré un seul flic dans le coin.” HEAT – ROBERT DE NIRO.

Un épisode interminable de Julie Lescaut, des heures en filature, coincé dans une Peugeot 207 ou sur un banc inconfortable, à mastiquer un sandwich Poulaillon qui sent le plastique.

De la bouffe d’aéroport, achetée à la hâte pour ne pas être repéré. Un paquet de Curly sur le siège passager. Une canette de Rivella à moitié-pleine. Un grignotage compulsif pour combler le vide et la solitude entre deux planques.

La buée s’installe insidieusement sur les fenêtres. L’une d’entre elles est à peine ouverte afin de ne laisser passer que le minimum d’air glacial pour survivre dans cette résidence secondaire mobile. Il gribouille quelques notes sur son carnet :

« Arrivée 14h13, seul. RAS ».

Sa femme lui manque. Au moins, il en a encore une, c’est déjà ça, parce que dans ce genre de boulot, on est rarement à la maison. Enchaînant les clopes et les cafés pour tenir le coup, quelques antidépresseurs et anxiolytiques durant les longues nuits d’automne à attendre qu’une personne disparue refasse son apparition à la sortie d’un immeuble paumé. Nous sommes loin des crimes abominables élucidés par Woody Harrelson et Matthew David McConaughey dans la campagne louisianaise de True Détective. Dans le Ried peut-être, et encore.

France Inter raisonne dans la bagnole. Il sent la sueur. Il colle un moucheron sur le pare-brise, tapotant du pied, espérant qu’un type suspecté de travail dissimulé se pointe sur un chantier clandestin. Il n’est pas prêt de traquer un tueur en série à la hauteur de Charles Manson. Depuis combien de jours porte-t-il la même chemise délavée ? Depuis combien de temps n’a-t-il pas pris de douche ? Le temps n’est pas le même pour ceux qui attendent une aide divine. Un détail. Quelque chose à se mettre sous la dent pour envisager un début de piste.

Il observe son visage dans le rétroviseur. Des rides. Une calvitie bien avancée. Des poils rebelles qui sortent de ses oreilles. Une barbe naissante et désordonnée. Des poches sous les yeux. Le manque de sommeil. La malbouffe. Le stress. La routine de la vie qui vous endort pour mieux vous enfumer.

« Observer. Je passe ma vie à observer la stupidité des Hommes », pense-t-il tout haut.

Un SMS de sa femme le sort de sa réflexion : N’oublie pas de chercher la petite à l’école à 16h30.

« Merde, quel jour on est ?» marmonne t’il.

Nous sommes jeudi. Le jour où sa fille va à la danse. Il colle un post-it sur le volant : Danse Lola – important – 16h30

Le portable termine dans la boite à gants. Parfois, il ne supporte plus de squatter dans cette caisse, d’être collé à un siège inconfortable qui pue la veille cave poussiéreuse. Son dos est en vrac. Sa nuque est tendue. Il tourne la tête comme Frankenstein pour ne pas qu’elle se décroche de ce corps dont il n’a jamais vraiment su quoi faire. Une vieille bouteille de Bordeaux bouchonnée à l’étiquette jaunie.

Le seul avantage d’être coincé, c’est de pouvoir écouter des émissions passionnantes de littérature, de sociologie ou de musique, en plein milieu de la nuit à la radio. Il voyage à travers le poste. Le spleen de Pink Floyd lui rappelle sa jeunesse et la fougue d’un slam d’Abd Al Malik le ramène à la réalité de son état de cinquantenaire abîmé.

“Moi, moi quand j’étais petit, j’avais mal,
C’était l’état de mon esprit, je suis né malade,
Sur l’échelle de Richter de la misère, malade ça vaut bien 6,
Quelques degrés en dessous de là où c’est gradué “fou”,
Les autres, les autres, c’est pas moi c’est les autres.
Les autres, les autres, c’est pas moi c’est les autres.”

Il craint le temps qui passe même s’il ne le montre pas. L’âge l’a rendu taciturne. Il n’aime pas se voir vieillir et a peur d’oublier qui il est, comme son père, qui à la fin de sa vie, ne se rappelait même plus du visage de sa propre femme. Ce doit être la pire des douleurs de ne plus être reconnu par celui que vous aimez.

Une amnésie des sentiments. Un trou de mémoire dans le coeur, à boucher avec des photos en noir et blanc.

Il aimerait rentrer chez lui aux horaires de bureau, passer du temps en famille. Voir grandir sa gamine et dormir dans un lit confortable, la tête de sa femme sur son ventre bedonnant. Mais la routine, les biscottes qui craquent au petit-déjeuner, les soirées à se regarder dans les yeux en mangeant de la raclette, tout ça finit toujours par le faire fuir. C’est un solitaire. Un ornithologue qui observe en silence, des oiseaux vicieux sans plumes et sans becs.

Il a la bougeotte. Il aime la nuit parce qu’elle met en lumière la vraie nature des gens. Il y a ceux qui rasent les murs par peur d’être contrôlés par la police. Ceux qui, telles des lucioles, ne brillent que lorsque le jour se couche. Les vampires qui arpentent les bars et les soirées à chercher de la chair fraîche à ramener dans leurs lits. Ceux qui boivent à outrance et qui crient à la lune en urinant leur souffrance contre un tronc d’arbre. Ceux qui tentent de rester en vie dans un sac de couchage trop petit, collés à leur chien. Il y a les poètes qui marchent sans destination précise, des histoires plein la tête, ruminant sur le passé et rêvant d’un futur romantique. Il y a ceux, assis contre la porte de leur appartement parce qu’ils ne veulent plus rentrer se coucher seul dans un lit froid et impersonnel. Il y a ceux qui se roulent des pelles fougueusement contre un mur à peine éclairé et ceux qui sautent d’un pont en espérant être rattrapés par la manche, au dernier moment. Il y a ceux qui squattent dans leurs voitures, en imaginant qu’ils sont quelqu’un d’autre.

Il n’a jamais pu se résoudre à être sédentaire, pourtant il a failli craquer l’hiver dernier. Il neigeait. Le froid et l’absence de soleil usent même les plus déterminés. La fatigue des journées interminables à chercher une preuve, un indice. La tentation de se procurer un peu de coke ou d’aller chercher une bouteille de gin pour se réchauffer le corps et l’esprit. Il en a connu des collègues, sombrant progressivement, coupés du monde et obnubilés par un dossier qui n’avance pas assez vite. Ça en devient obsessionnel, au point de tout vouloir balancer jusqu’à fermer boutique, à bout de nerfs.

Mais à chaque fois qu’il solutionne une enquête difficile ou particulièrement douloureuse pour son client ou sa cliente, il remet les gants et repart au combat tel Mohammed Ali terrassant Joe Frazier le 1er octobre 1975. Il a ça dans le sang.

La majorité des demandes restent classiques et soporifiques. La femme de Maurice qui veut savoir ce que fait son mari chaque soir de 18h à 19h alors qu’il finit son boulot de comptable à 17h45. L’absence d’un père parti chercher une baguette de pain depuis cinq ans. Les photos d’une femme faisant l’amour avec son boss dans un Formule 1.

Lorsque ça n’arrive qu’aux autres, on en rigole, en lisant la rubrique fait-divers du journal local mais lorsque votre gamine fugue et que vous êtes sans nouvelle depuis plusieurs semaines, un détective est peut-être le dernier espoir qui permettra de la retrouver autrement que dans un sac poubelle au fond d’un bois. Il faut du courage et de la détermination face à la détresse de ceux qui souffrent.

Malgré sa rancœur envers l’humanité, il a encore de l’empathie et de la compassion, mais au cas par cas. C’est peut-être ce qui le fait tenir et ce qui donne un sens à sa vie. Se sentir utile. Faire partie du monde même s’il part en sucette. Être en mouvement. Se mettre à la place des autres. Imaginer ne plus avoir de nouvelles de Lola. Le manque qui le ronge de l’intérieur. Le néant absolu qui asphyxie les pensées et les gestes quotidiens. Se projeter dans des scénarios atroces, influencé par les médias qui romancent l’horreur, la cruauté et la souffrance pour faire du sensationnalisme et de l’audimat. Il se met à la place des parents des parents dont l’enfant ne donne plus de signe de vie. Jusqu’où irait-il pour retrouver sa fille?  Pourrait-il pardonner au meurtrier et vivre avec ce poids constant accroché au coeur ?

Il devient fou et se frappe le front sans retenue.

Il n’essaie pas juste de « résoudre des affaires » comme on peut l’entendre fréquemment, mais d’apaiser les âmes torturées par une disparition, une tromperie, une escroquerie. Être détective, c’est être un psy sans doctorat qui ne prescrit pas de médicaments mais qui écoute et qui parfois, à l’aide d’un cliché volé, d’une plaque d’immatriculation ou d’un témoignage, remet un peu d’ordre dans un monde chaotique.

Il est 16h47. Perdu dans ses pensées. Il a encore oublié Lola.


Mr Zag

Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.

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Photo de couverture : bruitssilencieux

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