J’aime tes chaises qui collent au petit matin, dans des bars qui sentent encore la sueur, la bière et le mouvement hypnotisant des bassins. Le souvenir d’une nuit où tout était possible, quand les corps dansent avec le diable, une main sur ses hanches et l’autre pointant la corne du ciel, une passion fiévreuse inconditionnelle, la rencontre du tonnerre et d’une étincelle tourmentée.
J’aime tes rues à peine éclairées où ceux qui rentrent tard croisent ceux qui partent travailler trop tôt, pour enfoncer un billet de cinquante euros froissé dans la poche d’un slim troué.
Une plume vole au milieu d’un lasso qui attrape ceux qui n’ont plus la force d’avancer. Accoudés au comptoir de la Boulangerie du crépuscule, les visages fanés traquent un café chaud et chaleureux, quêtent un petit-pain au chocolat comme des chercheurs d’or, un croissant de lune pur-beurre ou une croix sans dieu fourrée à la cannelle.
La traversée éprouvante d’un désert aride à trop fumer, trop rire, trop flamber, à chercher un trésor invisible que le jour pudique ne divulgue pas, dans l’échange de regards échauffés entre deux inconnus et l’ondulation maladroite de langues charnues, les yeux avides de désir.
Un peu de lumière au milieu de l’obscurité prématurée de la fin de l’automne.
Strasbourg, je t’aime toujours malgré le sang qui coula sur tes pavés, un jour de décembre où des anges, emmitouflés dans tes bras de grès rose, ne prévoyaient pas de s’envoler si tôt pour retrouver Eva Kleinitz, là où le ciel est toujours bleu et où les cerfs-volants se reflètent sur des feuilles dorées.
Pascal – Anupong – Kamal – Antonio – Bartek.
Ce soir-là, nous perdions des corps et des âmes – Des amis – Des maris – Des femmes – Des fils – Des filles – Des frères et des sœurs mais nous faisions face comme un seul être, à la folie d’une brebis égarée.
Rien n’est plus pareil et pourtant je t’aime.
Les démons furieux rodent toujours le long de tes murs, chassés par des G.I. Joe armés de pistolets qui ne tirent pas que de l’eau sur des ombres rasantes.
Pour la beauté des jours meilleurs.
Pour cette alchimie unique inattaquable et les gamins qui essaient d’attraper les flocons de neige au pied de la Cathédrale – Pour les choses que nous ne voyons pas mais que nous sentons dans nos cœurs – Pour tes clowns sans nez rouges au cinéma, dans les salles de concert ou à l’opéra.
Pour tes illuminations et tes quais surpeuplés, je t’aime.
Pour la dernière séance au Star à combler la solitude à plusieurs autour de Parasite, Joker ou Les Misérables. Pour Joachim, l’un de tes bouquinistes passionnés de la Place Kleber et cette version poussiéreuse de Sur la route de Jack Kerouac, dégotée pour presque rien. Pour tes cafés défraîchis ou remis à neuf, tes happy hours impitoyables pour les foies les plus fragiles.
J’aime tes terrasses bondées d’où émanent des discussions improbables et utopiques. Ça dragouille – Ça picole dans la limite du raisonnable – Ça roucoule – Ça taxe du feu entre deux mojitos bien dosés. En français, en allemand, en russe, en espagnol, en arabe, en chinois, en anglais, en turque, en alsacien, en riant trop fort ou en pleurant tout bas, les lèvres gercées par la rigueur de ton hiver, la peau hâlée de tes étés suffocants ou le souffle court de tes pics de pollution, pour ça je t’aime un peu moins mais je t’aime quand même.
Tu n’as pas le prestige de Paris, ni l’accent de Marseille, mais tu nous as nous, fidèles à tes illuminations, à ta cuisine trop grasse, aux pogos de la Laiterie, aux sifflets possédés du stade de la Meinau, aux pelouses sonores du Jardin des Deux Rives lorsque que le gazon est encore vert et que les épaules dénudées se font insolentes.
La timidité s’efface en te parcourant, en absorbant ton énergie, ton métissage et ta diversité.
Strasbourg, je t’aime et ça fait un paquet d’années déjà. De l’âge de l’innocence à courser le tram, un cartable trop lourd sur le dos pour ne pas arriver en retard au Collège Fustel de Coulanges, à celui de l’inconscience, des soirées hivernales à se rouler des pelles sur un banc austère le long des péniches, parce que nous n’avions pas d’intimité chez nos parents et que l’amour se nourrit de miettes quand on a dix-sept ans.
Nous ne sommes qu’une étape sur ton chemin mais à plusieurs nous sommes quelqu’un.
Nous sommes ton âme – Des baisers chauds et des chagrins encore endormis – Des vagabonds, peut-être même des bons à rien – Amants dans des draps trop froids, derrière le rideau ou dans la lumière – Enchaînés ou tourbillonnant de liberté – Nous ne sommes que des étrangers foulant les mêmes trottoirs, ramassant ce qu’il y a à ramasser, une rivière de diamants ou de la poussière, mais nous sommes fiers de briller à tes côtés.
C’est une époque de brigands qui ne sortiront jamais de l’imaginaire de Tomi Ungerer, mais il suffit de peu pour que tout aille un peu mieux. Un sourire – une main tendue – de la curiosité.
“Avez-vous déjà vu Jean de la Lune, là-haut dans le ciel ? Pelotonné dans sa boule argentée, il vous fait signe amicalement. Il attend que vous lui rendiez sa visite, une visite que tout le monde ici a oubliée, et que je vais vous compter.”
Strasbourg, toujours.
Mr Zag
Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.