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Contes et légendes d’Alsace : la flèche perdue de la Cathédrale

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Tiens, c’est encore vous. Revenez-vous pour les histoires ou pour l’ambiance de mon salon, face à la Cathédrale ? J’ai longtemps cherché avant de trouver cette vue si rare. La bâtisse est si centrale dans notre ville que lorsque l’on fait visiter Strasbourg à quelqu’un qui ne la connaît pas, nous dégotons toujours une anecdote à conter sur elle. Chacun avec une explication un peu différente. Par exemple, pourquoi n’a-t-elle qu’une seule flèche ? Fantaisie de contremaître ? Volonté politique ? Laissez-moi vous raconter ma version des évènements.




© Coraline Lafon / Pokaa

Un éclat de lumière vive, éblouissante, solaire envahit la petite étude. Sur les murs, d’innombrables plumes de colombes figées dans le temps par quelque magie, d’immenses pierres précieuses ramenées à la vie et tant d’autres artefacts étranges brillèrent le temps d’un battement d’aile. L’œil grossi par une loupe montée sur un bras de laiton, Audric pestait. Son protocole échouait encore. La poussière d’étoiles qu’il manipulait derrière le verre ne réagissait pas comme il l’entendait. Il aurait souhaité l’animer à nouveau, après l’avoir vu tomber du cosmos dans les jardins de Strasbourg. Il aurait voulu l’emprisonner dans une fine bulle de cristal et en faire l’un des plus beaux pendentifs de sa courte carrière. Le ciel ainsi pris dans cet étau précieux, Hélène aurait accepté sa main, il en était sûr.

— Tu rêvasses encore avec tes envies de séduction, Audric ?

La voix accusatrice provenait de l’entrée de l’étude de la petite bijouterie, rue des Grandes Arcades.

— Maître, je fais tout cela pour faire avancer notre science. Cela au moins, vous pouvez le comprendre.
— Ce que je comprends, c’est que l’impétuosité de la jeunesse ne te quittera jamais. C’est une bourgeoise, et toi un moins que rien. Et puis, comment comptes-tu me rapporter de l’argent si toutes tes créations sont si farfelues qu’elles en sont invendables ? Des plumes brillantes ? Des pierres brutes, certes étincelantes, mais sans intérêt pécuniaire aucun ? Reprends-toi, où tu te verras obligé de chercher un autre tuteur.
— Maître, toutes ces choses sont des résultats de mes travaux sur l’alchimie et les sortilèges…
— Ne me reparle pas de cela ! coupa l’ancien aux cheveux grisonnants.
— C’est pourtant vrai ! Regardez cette plume, par exemple. Elle brille parce que sa structure microscopique même a été changée en argent. Elle n’a pas de prix.
— Alors que fais-tu encore ici, hein ? Va dehors, sur les marchés ! Cherche des clients et fais avancer ma boutique, au lieu de faire avancer la science, la magie, que sais-je.

Le vieil homme quitta brusquement la pièce, abandonnant Audric seul face à ses expérimentations ratées. Une brise légère s’immisça depuis la fenêtre laissée ouverte par oubli et dispersa toute la poussière d’étoiles de la grande table de bois. Audric souffla et tomba dans sa chaise, dépité. Le vieux avait peut-être raison. La force de son amour pour Hélène l’avait détourné de son rêve de devenir le meilleur artisan de la ville. La découverte des grimoires d’alchimie l’avait fasciné un temps et puis il avait voulu en profiter pour offrir à sa bienaimée le plus beau cadeau imaginable.

Il pensait à tout cela, le regard porté à travers la fenêtre d’où sifflait le vent. Là dehors s’élevait la toute nouvelle cathédrale, son tissu de grès et ses dentelles de pierres. Les deux flèches touchaient le ciel en miroir et offraient aux visiteurs l’opportunité de côtoyer la grandeur de l’Homme, toute la beauté dont il était capable lorsqu’il s’entendait dans un but commun. Audric, lui, avait toujours trouvé ces deux flèches vulgaires. La symétrie lui paraissait convenue. Dépassée. Le véritable chef-d’œuvre aurait été d’oser la verticalité, de briser les codes imposés depuis si longtemps.

© Coraline Lafon

Le vent de minuit entrouvrit légèrement le cadre de bois de la fenêtre. La flèche sud en fut camouflée et Audric eut une vision. À deux, elles semblaient banales. Mais séparées, leur valeur dépassait tous les métaux les plus précieux. Il se jeta dans ses grimoires, certain d’avoir déjà vu un protocole pouvant l’aider dans son idée. Il alla de page en page si frénétiquement que certaines s’en déchirèrent. Qu’importe, il imaginait maintenant le clou de sa carrière, son bijou ultime. Il trouva enfin ce qu’il cherchait. Noir sur blanc, les mots étaient là. Il le savait, ce sortilège marcherait. Il emporta l’énorme livre sous le bras, arracha à leurs supports quelques colliers d’or, des bougies et de la craie calcaire. Il fut si pressé qu’il n’aperçut pas l’ombre qui le suivit.

Sous le couvert de la nuit, Audric s’installa devant la flèche sud. Il passa les pendentifs autour de son cou, traça des cercles et des rosaces au sol et y ajouta des bougies aux coins stratégiques. Il pensa à Hélène. Personne ne pourrait rivaliser avec ce présent. Personne. Alors, il prononça le sortilège et la ville entière s’embrasa de longues secondes, comme si des flammes d’un autre monde léchaient les toits. Audric sentit l’énergie sortir de son corps pour se matérialiser en magie pure. Il luttait pour ne conserver que les quelques forces qui lui permettraient de survivre. Il n’avait pas anticipé le prix à payer. Et puis, d’un coup, plus rien. Audric, épuisé, s’effondra. Autour de lui, les traces de craies s’évaporèrent en des cendres blanches comme neige.

Il se réveilla avec la lumière du jour. Il était allongé sur la place de la Cathédrale. Autour de lui, tout le monde levait les yeux et s’agitait. Certains criaient au diable, d’autres pleuraient. Des enfants se cachaient dans les jupons de leur mère. Là-haut, au-dessus du beffroi, la flèche sud avait disparu. Il fallut à Audric quelques instants pour remarquer qu’un objet se tenait au creux de sa main décharnée. Un pendentif d’or au bout duquel un cristal pur englobait une tour de grès rose découpée comme de la dentelle. Il avait réussi.

Il imagina aussitôt le collier autour du cou d’Hélène. Elle serait la véritable maîtresse de la ville, sans que personne ne le sache. Un pouvoir caché, réel, offert par ce bon à rien d’Audric. Elle l’épouserait. Il se releva et ses jambes flageolèrent. Il tint bon et circula dans la foule massée aux portes de l’édifice. L’ombre le pourchassait toujours. Audric remontait les ruelles vers la demeure de sa future femme. Au détour d’une allée déserte, il hurla.

Une douleur atroce se planta dans le creux de ses reins. Il se retourna et aperçut son Maître, un couteau ensanglanté à la main. L’homme enfonça à nouveau l’arme, dans l’abdomen d’Audric cette fois.

— Tu avais raison, lui glissa-t-il à l’oreille alors que le jeune apprenti tombait au sol. Je n’ai pas su voir la valeur de ton travail. Mais avec ça, tu viens de faire de moi l’homme le plus riche de la ville. Au diable ton amour perdu !

Son Maître soutira le collier des mains d’Audric et le laissa pour mort sur les pavés encore humides de la ruelle abandonnée. Le regard d’Audric n’arrivait pas à quitter ce bijou plus brillant encore que le soleil de midi, la flèche arrachée à la cathédrale, prouesse de magie, malheur de sa vie.


Nul ne sait où le collier est passé. Le Maître l’a certainement revendu au marché noir, friand d’œuvres d’arts volés. Ce jour-là, la magie d’Audric est allée jusqu’à effacer la flèche de la plupart des plans des contremaîtres de la Cathédrale. En quelques générations à peine, tout Strasbourg l’avait oubliée et l’on se demande aujourd’hui à quoi ressemblerait la Cathédrale, si la tour avait encore sa jumelle.

Jeremy Martin, le conteur
Compte Instagram : jeremy.auteur

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