Journaliste voyageuse et femme politique, Louise Weiss a marqué son époque et ses contemporains. Mais qui était cette Alsacienne attachée à l’idée d’une Europe unie, bien avant la naissance de l’Union européenne ? Pacifiste convaincue, et féministe militant pour le droit de vote des femmes ? Éléments de réponse avec Evelyne Winkler, historienne et autrice d’une biographie consacrée à son parcours.
Pour certains, elle n’est qu’un nom un peu plus connu que d’autres. De ces patronymes que l’on retrouve au fronton des écoles, ou sur des plaques au coin des rues. Célèbres en théorie. Mais souvent flous dans la mémoire collective. Louise Weiss. Le nom d’un square au cœur de la Petite France. Mais surtout, celui du plus emblématique des bâtiments du Parlement européen à Strasbourg. Celui d’une femme “hors de son époque, pour ne pas dire pionnière“, selon Evelyne Winkler, historienne. Quelle histoire, quelle vie derrière ce nom ? Il faut remonter au 26 janvier 1893 pour s’en faire une idée.
Une femme journaliste, à rebours de son milieu
Louise Weiss voit le jour à Arras, au sein d’une famille alsacienne. Celle de sa mère est en effet installée à Seppois-le-Bas, dans le Haut-Rhin, et est très engagée dans la vie politique et la sphère publique de la nation. Son père, lui, est originaire de la Petite-Pierre. Territoire resté possession des Wittelsbach – une famille puissante du Saint-Empire romain germanique – jusqu’à la Révolution Française, et repassé sous autorité de l’empire allemand, au même titre que le reste de l’Alsace-Lorraine, en 1871, lors de l’annexion.
Louise Weiss est issue d’un milieu bourgeois, à une époque où les femmes sont de perpétuelles mineures, sous la tutelle de leur père ou de leur mari. Son père, d’ailleurs, n’est pas favorable à l’éducation des filles. Elle est envoyée dans une école ménagère pour jeunes femmes de bonne famille. “Une anecdote me semble particulièrement révélatrice de sa personnalité, détaille Evelyne Winkler, au sujet de la jeune Louise Weiss. Alors qu’elle était pensionnaire à l’école ménagère de la grande-duchesse Louise de Bade, elle proposait à ses camarades de rédiger leurs lettres d’amour, en échange des tâches ménagères qui lui incombaient !”
Louise Weiss veut faire des études supérieures, contre la volonté de son père. Sa mère la soutient dans son désir d’instruction, à condition de ne pas fréquenter l’université, et de bénéficier des cours d’une enseignante. Ce qui ne l’empêche pas de décrocher l’agrégation féminine de lettres à 21 ans. “À cette époque, existait toute une presse dédiée aux jeunes filles de la bourgeoisie, qui promouvait l’idéologie d’une société patriarcale, où le seul horizon d’attente pour ces dernières était le mariage”, contextualise Evelyne Winkler. Louise Weiss, elle, s’en choisit un autre : le journalisme.
Elle signe son premier article sous le pseudonyme de Louis le Franc, dans les pages du Radical, journal emblématique, avec Le Petit Parisien, du début du XXe siècle. Il est en lien avec la Première Guerre mondiale. Louise Weiss s’engage en effet dans l’association caritative de sa grand-tante Sophie de Wallerstein, et réceptionne des témoignages clandestins de soldats prisonniers dans les camps allemands, cachés dans les colis et décrivant leurs conditions de détention. “Déjà journaliste dans l’âme, elle constitue un dossier, et le présente au médiéviste et membre du collège de France, Joseph Bédier ; qui lui suggère d’écrire elle-même l’article et de le soumettre à l’historien Ernest Lavisse, qui dirigeait alors La Revue de Paris”, explique Evelyn Winkler. Ce qu’elle fait. En échange, elle reçoit la somme de 50 francs. Laquelle est évidemment remise à son père. “Lorsqu’elle lui en demande une partie, il lui répond qu’une femme n’a pas besoin d’argent”, précise Evelyne Winkler. Louise Weiss poursuit toutefois dans le journalisme, au sein du titre Le Petit Parisien, journal le plus tiré de l’époque, où elle est d’abord embauchée, puis au Radical. Elle abandonne son pseudonyme masculin et signe en son nom propre.
Pacifiste, voyageuse et féministe engagée pour le droit de vote des femmes
À la fin de la Grande Guerre, en 1918, elle fonde une revue de géopolitique, nommée l’Europe nouvelle. “Revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires”, à laquelle collaborent les plus grands noms de l’époque, comme Aristide Briand, Léon Blum ou encore Paul Valéry. “Elle est toujours allée chercher les plus éminents spécialistes dans leur domaine, précise l’historienne. Et c’est aussi ce qui a contribué à la réputation de cette revue, d’excellente qualité.”
Elle choisit de mettre l’Europe nouvelle au service de son pacifisme, au moment où sont négociées les clauses du traité de Versailles. Ce traité de paix est signé entre l’Allemagne et les Alliés le 28 juin 1919. Il sanctionne l’Allemagne, qui est amputée de certains territoires et doit verser de très lourdes réparations aux vainqueurs. Durement touché par la crise économique de 1929, le pays n’aura jamais les moyens de payer ces sommes. Le sentiment d’humiliation laissé par ce traité et la lourde charge que représente le paiement des réparations seront savamment exploités par Adolf Hitler qui, avant même son accès au pouvoir, en 1933, attisera, dans l’entre-deux-guerres, un désir de revanche.
Alsacienne, Louise Weiss fait partie de ceux et celles qui comprennent qu’humilier l’ennemi n’est pas le punir, mais jeter une ombre sur l’avenir et, dès lors, sur la paix en Europe. En tant que pacifiste, elle est une fervente défenseuse de la Société des Nations, organisation mondiale ancêtre de l’ONU, mais que les États-Unis n’ont pas intégrée, et qui ne dispose pas de force armée pour la rendre efficace.
Pour la journaliste, l’après-guerre est aussi le moment des grands voyages professionnels. En Europe orientale tout d’abord, et notamment en Tchécoslovaquie. Une destination qui s’explique entre autres par sa proximité avec les diasporas tchèques et slovaques, lors de ses jeunes années à Paris. Et plus particulièrement avec Edvard Beneš, Milan Štefánik et Tomáš Masaryk, futur premier président de la Première République Tchèque (en 1920).
En 1921, elle est l’une des premières françaises à se rendre en Russie communiste, à l’époque où la France n’y a encore aucune ambassade. “Il faut réaliser qu’elle s’y est rendue en prenant des risques considérables, note Evelyne Winkler. Dans un contexte diplomatique de rupture totale entre la France et la Russie des Soviets (1920-1923); et à une époque où les autorités n’encadraient pas encore les déplacements des ressortissants étrangers. Ce qu’ils firent ensuite, pour des raisons essentiellement idéologiques.” Louise Weiss revient avec un reportage intitulé Cinq semaines à Moscou, dans lequel elle raconte les conditions de vie de la population russe, au lendemain de la Révolution de 1917. Sa détermination et son humanisme ont permis, en outre, le rapatriement de 125 compatriotes, anciennes préceptrices dans les familles de la noblesse russe.
“Dans les années 1930, Louise Weiss se mobilise pour des actions féministes dans l’espace public, raconte Evelyne Winkler. Elle fonde l’association “La Femme nouvelle” et s’engage dans une série d’opérations. Elle s’inspire de l’activisme féministe anglais [celui des Suffragettes, N.D.L.R] en faisant du “charivari”” Autrement dit, du bazar, ou dans un terme plus moderne du “buzz”. Le mouvement organise par exemple une manifestation bruyante devant le domicile d’un sénateur en juillet 1936, des membres de l’association s’enchaînent les unes aux autres pour barrer la rue Royale à Paris quelques jours plus tard, et d’autres actions de ce type se reproduisent dans les mois suivants. Mais la Femme nouvelle organise aussi un meeting suffragiste avec les représentants de tous les partis au printemps 1936. Louise Weiss finit même par se présenter sur de fausses listes électorales.
La doyenne du Parlement européen
Après la Seconde Guerre mondiale, Louise Weiss poursuit le journalisme, mais en utilisant l’appareil photo et la caméra. Elle continue à contribuer, par ses écrits notamment, à la construction européenne, tout en poursuivant ses voyages, dans un contexte historique de Guerre froide et de décolonisation. Si son progressisme est avéré (promotion des valeurs européennes, comme l’égalité femmes-hommes, la paix..), elle est plus conservatrice, voire “condescendante”, sur la question coloniale. “C’est aussi une femme de son temps, qui a des préjugés. Mais elle ne manque pas de les questionner, voire de les déconstruire, à l’aune de ses voyages et rencontres, même si elle n’y arrive pas toujours !”, reconnaît Evelyne Weiss.
En 1979, elle est élue eurodéputée sur la liste DIFE (Défense des intérêts de la France en Europe) et considérée comme “l’alibi” de Jacques Chirac. Cette invitation à intégrer la liste intervient en effet après qu’elle ait reçu le prix Robert Schuman pour ses “Mémoires d’une Européenne”; et le prix de l’Europe, décerné par le syndicat des journalistes et écrivains. “Elle a accepté car c’était une forme de reconnaissance pour elle, pour son pacifisme et tout ce qu’elle a fait pour la construction européenne”, explique Evelyne Winkler. Elle entre au Parlement en tant que doyenne, et prononce le discours d’inauguration du nouveau bâtiment à Strasbourg. Sous la présidence de Simone Weil, élue au suffrage universel. Elle y évoque notamment, une “conscience européenne collective”, fidèle aux valeurs qui l’ont portée toute sa vie. “La boucle est bouclée pour la “doyenne du Parlement européen et européiste convaincue”, conclue Evelyne Winkler. Celle qui, “au lendemain de la Grande guerre, dirigeait L’Europe nouvelle et œuvrait à la réconciliation entre la France et l’Allemagne.”
Louise Weiss s’éteint finalement en 1983, à l’âge de 90 ans. Elle laisse derrière elle nombre de rues et bâtiments à son nom, certes. Mais aussi un prix du journalisme européen, décerné par des journalistes francophones.
Pour aller plus loin : “Louise Weiss, une journaliste-voyageuse au cœur de la Construction européenne“, de l’historienne Evelyne Winkler.