En mars 2020, la Nuit de la solidarité dénombrait près de 300 personnes à la rue et environ 3 500 en situation d’urgence à Strasbourg. Deux ans de pandémie plus tard, la précarité s’est aggravée dans la capitale européenne et les acteurs de la solidarité sont nombreux à s’en inquiéter. Mais qui sont ces Strasbourgeois(es), ces associations et ces institutions engagées auprès des plus démunis ? À la fin de l’hiver dernier, Pokaa a multiplié les reportages pour tenter d’en esquisser le portrait. Chaque volet de cette série sera consacrée à un besoin vital des personnes à la rue. Dans ce quatrième chapitre, on vous emmène à la rencontre des structures qui permette de répondre à l’un d’entre eux : se soigner.
18h45, un samedi soir de mars. “Bobby”, le véhicule de fonction, est enfin prêt à partir. Coordinatrice de l’antenne strasbourgeoise de Médecins du monde, Hillary Contreras jette un dernier coup d’œil au coffre chargé de thermos et d’encas avant d’embarquer à bord du camping-car avec Marie, Gwen, Tania et Lucie, bénévoles. Dans sa main, une liste de personnes à aller voir, établie par le Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) grâce au 115 – voir le 3e volet de notre série – et par le service interne de l’association.
Tour de clé, contact. La maraude est lancée. Premier arrêt deux rues plus loin, place de Haguenau, à la recherche d’un homme qui y aurait planté sa tente. Les deux femmes reviennent rapidement : personne. “Ça arrive assez souvent”, explique la coordinatrice. On appelle avant de venir, mais parfois les gens ne décrochent pas, ou se sont déjà déplacés.”
Nouvel arrêt du côté de l’Esplanade. Lampes-torches à la main, Marie et Lucie s’approchent d’un terrain vague. “Bonsoir, c’est la maraude.” Un homme sort la tête de sa tente dans la nuit glaciale. “Tout va bien pour vous ? Vous n’avez besoin de rien ?” “Non non ça va”.
L’une des bénévoles remarque un pansement sur le pied. “Quand est-ce que l’infirmière est passée ? Bon… vous pouvez le garder encore un peu, mais il faudra le changer.” Marie prend sa température avant de partir : pas de signe d’infection.
“Nous rencontrons les personnes mal ou pas logées pour nous assurer qu’elles ont bien accès à la santé”
À Strasbourg, “Médecins du monde a une mission d’aller-vers, explique Hillary Contreras. Nous rencontrons les personnes mal ou pas logées pour nous assurer qu’elles ont bien accès à la santé, aux dispositifs sociaux et médicaux. Nous travaillons sur les obstacles qui peuvent exister. Nos maraudes nous permettent de savoir où sont les gens. Nous pouvons ensuite y revenir plus longtemps, en permanence mobile. Dans les squats ou sur les campements par exemple.”
Le soin, à proprement parler, n’est donc pas l’objet de ces tournées. Mais beaucoup de bénévoles travaillent dans le médical et en gardent les réflexes. Comme Lucie et Marie, respectivement psychologue et infirmière, en reprise d’études de médecine.
20h21. Bobby s’arrête devant la gare. Une famille albanaise se présente. Un couple et trois enfants. Lucie sort son téléphone pour joindre un service de traduction. “Ils dorment dehors et sont épuisés. Ça fait trois jours qu’ils bougent en permanence, dès qu’ils aperçoivent une voiture de police. Les enfants n’ont pas mangé aujourd’hui.” Âgé d’environ trois ans, le plus jeune est en sérieuse hypothermie, hagard. Les bénévoles s’inquiètent. Appellent le 115 puis les urgences de Hautepierre. Mettent la famille à l’abri à l’intérieur du véhicule. Sortent une couverture de survie.
Pendant que tout s’enchaine, une demi-douzaine de personnes s’arrête, chacune leur tour, devant le camping-car. Demande un renseignement. Une boisson chaude. Deux jeunes hommes obtiennent un rendez-vous à la Permanence de médiation en santé, dans les locaux du Centre d’accueil, de soin, et d’orientation (CASO) de Médecins du monde pour plus tard. Une équipe du SIAO finit par arriver. Il n’y a déjà plus de place, ce soir encore. Une heure après être arrivée, l’équipe prend la direction de l’hôpital pour déposer la famille et reprend la maraude.
22h. L’équipe fait une halte non loin des Ducs d’Alsace à la recherche d’un campement. Près de la piste cyclable, un feu crépite dans un baril rempli de bric et de broc. Cinq hommes s’y réchauffent les mains. Autour du foyer, quelques abris de fortune. Des matelas humides entre lesquels les rats se cachent à peine. Lucie et Marie se présentent en français, puis en anglais avant de dégainer Google traduction pour se faire comprendre.
Le téléphone passe de mains en mains. Une phrase après l’autre, chacun tente de faire comprendre sa situation. “Demande d’asile”, tente l’un d’eux. Les bénévoles lisent les courriers qu’ils ont reçus de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et des apatrides.) Certaines dates ne correspondent pas. Hillary Contreras donne un nouveau rendez-vous à la Permanence pour éclaircir tout ça.
L’équipe reste un peu. Un des jeunes hommes, bosniaque, raconte comment ils ont été attaqués récemment. “Des Serbes”, dit-il, avant de montrer la trace d’un coup de couteau. Son passeport à moitié calciné, qu’ils ont balancé dans le feu avec nombre de leurs affaires.
L’équipe prend congé, remonte dans la voiture. Silencieuse. “C’est le genre de choses qu’on a du mal à raconter à notre entourage”, détaille Marie. “Ils ne nous croient pas vraiment”, renchérit l’autre Tania. Il faut y être confronté pour savoir que ces situations existent… On vit dans un drôle de monde. “
“Si nous faisons bien notre travail, nous avons vocation à disparaître”
Minuit et demi. Retour au Centre d’accueil, de soin et d’orientation (CASO) de Médecins du monde, rue du Maréchal Foch, pour un débrief de la maraude. C’est ici que les bénévoles donnent rendez-vous à celles et ceux qu’ils rencontrent pendant les rondes, en semaine. Pour de l’orientation essentiellement. Des soins, parfois.
En France, les personnes en situation irrégulière doivent attendre trois mois pour bénéficier de l’Aide médicale d’État (AME). Les demandeurs d’asile doivent également attendre trois mois avant d’être affiliés à la Protection universelle maladie (Puma). Et les procédures administratives se révèlent particulièrement compliquées pour celles et ceux qui ne maîtrisent pas la langue.
“Notre action principale est de permettre l’accès à la santé des personnes que l’on accueille, pose en préambule Franck Muller, médecin retraité et responsable mission CASO. Lorsqu’ils arrivent ici, nous cherchons à savoir ce qui les amène. Est-ce qu’ils ont besoin que nous les accompagnions pour déposer un dossier d’AME ? Est-ce qu’au contraire, ils ont déjà une couverture maladie ? Auquel cas, quels sont les obstacles qui les empêchent de consulter en ville ? Comment peut-on les accompagner ?” Toutes les personnes qui sollicitent un rendez-vous médical bénéficient également d’un accompagnement social.
Créée en 1980, Médecins du monde a longtemps pallié les manques du système de soins français vis-à-vis des étrangers en offrant des consultations aux personnes en attente d’AME ou de protection sociale. “Il y a des situations qui ne permettent pas aux gens d’attendre trois mois pour être soignés, insiste Franck Muller. Souvent, les personnes tombent malades pendant leur parcours de migration, qui peut être long.” En 1998, une loi visant à lutter contre les exclusions a créé les Permanences d’accès aux soins de santé (PASS), prenant en charge ce type de situations.
“Aujourd’hui, notre objectif est de ne pas agir en parallèle, poursuit Franck Muller. Nous redirigeons les patients quand c’est possible, et soignons dans des cas très particuliers. Des situations particulièrement compliquées. Si nous faisons bien notre travail de plaidoyer pour un meilleur accès aux soins, nous avons vocation à disparaître.“
“C’est de plus en plus tendu. Les personnes que nous accompagnons sont de plus en plus perdues.”
À Strasbourg, la Permanence d’accès aux soins de santé se situe dans l’enceinte du Nouvel hôpital civil. Baptisée La Boussole, elle a ouvert en 2000. “Nous accueillons des personnes en situation irrégulière nécessitant des soins, mais aussi des personnes en situation régulière ayant des difficultés administratives. Des étudiants entre deux assurances maladie par exemple”, détaille le Dr Sophie Darius, cheffe du service.
À la marge, la structure prend également en charge quelques personnes en situation de grande précarité, à la rue. Très éloignées du système de santé. “Même faire des analyses en labo peut être compliqué pour eux”, poursuit la médecin.
La structure a doublé la surface de ses bâtiments et augmenté ses effectifs en 2020 pour répondre à la demande, qui ne cesse de croître. En 2021, elle a enregistré un peu plus de 11 000 passages. Soit 50% de plus qu’en 2020. “Il y a eu un effet rebond après la crise sanitaire, qui avait ralenti les flux migratoires”, explique le Dr Darius.
Responsable social au sein de la Pass, Jérôme Penot observe une évolution des publics ces dernières années. “Les personnes arrivent à nous de plus en plus malades, avec des parcours de plus en plus complexes.” Un certain nombre d’entre elles souffrent de stress post-traumatique, et nécessitent une prise en charge adaptée.
Au-delà des soins, la Boussole propose également un accompagnement social. Global. “Nous travaillons avec des avocats pour tout ce qui a trait aux demandes de titres de séjours et aux différentes procédures administratives”, détaille Geneviève Espinasse, assistante sociale.
Elle constate cependant une embolisation du système, une difficulté à rediriger les personnes accueillies vers d’autres structures une fois leur prise en charge à la Boussole terminée. “C’est de plus en plus tendu. Les personnes que nous accompagnons sont de plus en plus perdues.”
"Notre idée, c’est que les gens repartent d’ici avec des outils supplémentaires, pour sortir de l’urgence.”
C’est une porte discrète dans une rue calme, à deux pas du Faubourg national. Une sonnette et une plaque. Mais rien qui n’indique ici une structure médicale. Depuis 1996 pourtant, l’Escale Saint-Vincent accueille et soigne des personnes en situation de grande précarité.
“Elle a été créée par les Sœurs de la Charité d’après un double constat, retrace Anne Daull, éducatrice spécialisée. D’un côté, l’hôpital s’est énormément technicisé ces trente dernières années. De l’autre, la santé des publics à la rue s’est dégradée à partir de pathologies parfois bénignes.” Grosse grippe, jambe cassée, convalescence après une petite opération… autant de situations lors desquelles il est recommandé de se reposer, chez soi, au calme. Un luxe que tout le monde n’a pas.
En 2007, une loi a finalement permis la création de lits halte soins santé (LHSS) accueillant temporairement les personnes majeures sans domicile fixe, quelle que soit leur situation administrative. Des hommes et des femmes ne pouvant pas être pris en charge par d’autres structures et dont l’état “ne nécessite pas une prise en charge hospitalière ou médico-sociale spécialisée, mais est incompatible avec la vie à la rue.”
Gérée par la Fondation Saint-Vincent-de-Paul – qui possède également les cliniques Sainte-Anne et Sainte-Barbe – l’Escale Saint-Vincent a ouvert huit, puis dix LHSS. “La loi donne un cadre de deux mois de prise en charge, éventuellement renouvelable”, poursuit Anne Daull.
Certaines situations nécessitent toutefois une prise en charge plus longue. L’Escale a donc déposé une demande pour expérimenter des Lits d’accueil médicalisés (LAM), destinés à des patients atteints de pathologies lourdes, chroniques ou handicapantes. La structure compte actuellement une trentaine de lits, tous dispositifs confondus.
“Notre manière de travailler repose sur le vivre ensemble, le support du groupe, explique l’éducatrice spécialisée. On leur demande d’être présents aux repas en commun. On leur propose de retrouver des rythmes, des habitudes à travers notre cadre de fonctionnement. On essaye de les amener à prendre soin d’eux.”
Au troisième étage de l’une des deux maisons constituant l’Escale, Gégé marche lentement dans le couloir. Âgé de 74 ans, cette figure du passage de la Pomme de pin est arrivée à la Halte au milieu de l’hiver 2021 après dix ans de rue à Strasbourg et une opération. “C’était le bazar, résume-t-il. J’étais très fatigué.” Ici ? “C’est vraiment bien. Niveau accompagnement médical, y a rien à redire. On peut dialoguer. On est bien suivi, bien nourri. J’ai pris 20 kilos.”
Après ? Il ne se pose pas trop la question. Avant ? Il n’avait jamais été hébergé. “J’ai appelé le 115 une ou deux fois mais c’était toujours complet. Et puis je bois pas, je fume pas, je voulais pas trop me mélanger”. Gégé se souvient de plusieurs fois où ses affaires ont été jetées. Sac de couchage compris. “Je savais pas que des structures comme l’Escale existaient. Nan, vraiment, on est bien ici.”
Structure médicale, la Halte soin santé propose également un suivi social. Travaille sur l’accès au droit de ses pensionnaires. Les accompagne vers un hébergement. “On essaie de les aider à bâtir un projet, conclut Anne Daull. Notre idée, c’est que les gens repartent d’ici avec des outils supplémentaires, pour sortir de l’urgence.”
* Les prénoms ont été changés.