En mars 2020, la Nuit de la solidarité dénombrait près de 300 personnes à la rue et environ 3 500 en situation d’urgence à Strasbourg. Deux ans de pandémie plus tard, la précarité s’est aggravée dans la capitale européenne et les acteurs de la solidarité sont nombreux à s’en inquiéter. Mais qui sont ces Strasbourgeois.es, ces associations et ces institutions engagées auprès des plus démunis ? À la fin de l’hiver dernier, Pokaa a multiplié les reportages pour tenter d’en esquisser le portrait. Chaque volet de cette série sera consacré a un besoin vital des personnes à la rue. Dans ce deuxième chapitre, on vous emmène à la rencontre des structures qui permettent de répondre à l’un d’entre eux : créer du lien.
Au rez-de-chaussée de la Maison citoyenne, au Neudorf, la rumeur des conversations couvre le passage régulier du tram, en ce mardi après-midi de février. Dans les fauteuils et canapés du coin de la pièce et autour de la longue table en son centre, bénévoles et bénéficiaires de La Cloche bavardent tranquillement. Indiscernables.
Jean-Paul fait partie du nombre. À la rue pendant “deux ans, trois mois et onze jours”, l’homme a aujourd’hui retrouvé un logement et œuvre au sein de l’association en tant qu’administrateur. Mais celui qui en a franchi les portes grâce aux ateliers cuisine se souvient du rôle de “repère” qu’ont joué pour lui ces permanences. “Lorsqu’on galère, c’est important d’avoir des moments réguliers comme celui-ci qui permettent de créer du lien social.”
Depuis 2018 à Strasbourg, l’association La Cloche lutte contre l’exclusion des personnes en situation de grande précarité. Elle est à l’origine du Carillon, un réseau de commerçants solidaires proposant de menus services. Comme recharger un téléphone, faire profiter d’une connexion internet ou garder des affaires toute une journée.
“La solitude me pesait”
La structure organise également des actions de sensibilisation à destination du grand public, et distribue des bons donnant accès à des repas ou à des prestations. Ces coupons à la main, Coralie Da Silva et Ophélie Schneider, directrice et animatrice de La Cloche Grand Est, passent de groupe en groupe. Échangent avec chacun. “Pour celles et ceux qui viennent, il ne s’agit pas uniquement de récupérer un plat”, explique la première.
Assise à un bout de la table, en pleine discussion, Édith* confirme. Âgée de 72 ans, la retraitée a commencé à venir aux permanences il y a cinq mois. “La solitude et le manque de relations me pesaient”, retrace celle qui avait “peur de la foule” et ne s’est “pas sentie bien” lors du déconfinement” mais à qui “rester seule ne réussit pas”. “Je pleurais en arrivant”, se souvient-elle.
Au fil des rencontres, des après-midis passées à papoter autour d’un thé et d’une part de gâteau, Édith dit avoir “repris goût à la vie.” Et les bons y ont leur rôle. La Strasbourgeoise a d’abord jeté son dévolu sur une coupe chez le coiffeur et des retouches au pressing. Grâce aux économies ainsi réalisées, elle a pu s’offrir une robe, rouge.
“J’en avais marre de porter du gris, sourit-elle. Quand j’achète quelque chose, c’est vraiment mon style. Ce n’est pas pareil que des vêtements donnés”, détaille la retraitée qui dispose de 5 à 10 euros par jour pour manger. “Après, je ne peux plus acheter grand-chose.”
Poser ses affaires et se poser
9h, un mardi matin de février. Deux grands cabas à bout de bras, Nelly franchit les grilles de la maison Mimir, tout juste ouvertes. Direction la bagagerie, au fond de la cour. À la rue depuis huit ans, cette Strasbourgeoise de 51 ans y a ouvert un casier début 2021. “Avant, j’ai beaucoup transporté mes sacs”, détaille celle qui en a un gros et un petit qu’elle laisse en journée. “Il faut toujours en avoir un pour affronter la rue, poursuit-elle. En journée, je m’assieds dessus pour plus de propreté.”
Derrière le comptoir, Camille Neufville et Mike Goudeau réceptionnent les affaires de Nelly pour les ranger. Les deux bénévoles en profitent pour discuter avec elle, lui proposer un café. Et compléter le registre. Actuellement, la bagagerie compte une cinquantaine de casiers actifs sur les 70 et quelques disponibles. “Avant le confinement, il y avait une vingtaine de passages par jour. Maintenant, on est plutôt sur 3 ou 4”, observe Mike.
Proposé dès l’ouverture de la maison en 2010, par un collectif qui comptait dans ses rangs des gens de la rue, ce service est utile à plus d’un titre pour ses bénéficiaires. “Cela permet aux gens de passage de s’organiser pour ne pas avoir tout à trimballer tout le temps, détaille Guillaume Keller-Ruscher, bénévole et travailleur social salarié par l’association Strasbourg Action Solidarité.
Cela diminue les risques de vols, ou les difficultés pour ceux qui sont hébergés chez quelqu’un et doivent trouver un endroit pour stocker leurs affaires.” Mais il s’agit également d’un lieu “de rencontre des publics, poursuit le mimirien. Parfois, un usager vient avec un ami qui ouvre un casier à son tour.”
Située dans l’enceinte du lieu autogéré, la bagagerie offre la possibilité à ceux qui y ont un casier de s’arrêter cinq minutes pour prendre un café au barakawa, le bar associatif de Mimir. Une manière de prolonger la rencontre et les échanges, avec des bénévoles qui prennent le temps de fermer le registre pour se poser eux-aussi.
Mais les volontaires sont peu nombreux et peinent à recruter. Résultat : les permanences tendent à se raréfier. Alors que les usagers restent très attachés à ce service. Depuis 2018, David* y laisse tous les vêtements qu’il possède. Il vit dans la rue. Pour lui – comme pour d’autres – il s’agit d’un des rares endroits de Strasbourg où l’on peut laisser des affaires “en sécurité”.
“C’est utile d’avoir un endroit où on peut venir se poser sans être regardé de travers”
À quelques centaines de mètres de Mimir, derrière les Bains Municipaux toujours, se trouve une autre structure permettant aux personnes en situation de précarité de s’arrêter un moment, en journée. Et de créer du lien. Géré par le Centre communal d’action sociale de Strasbourg (CCAS), l’accueil de jour Fritz Kiener est ouvert tous les jours du mardi au dimanche.
“C’est un endroit ouvert à tous, qui permet de rompre la solitude et de rencontrer des travailleurs sociaux”, explique Abdelkrim Bourema, responsable adjoint des structures d’accueil et d’hébergement du CCAS. Hors période de pandémie, il peut accueillir jusqu’à 38 personnes.
En ce mercredi après-midi ensoleillé, ils sont une douzaine, attablés seuls ou à plusieurs dans la grande salle, avec Fip en fond sonore. Derrière le comptoir, des agents d’accueil polyvalent préparent une boisson chaude, discutent, indiquent où se trouve le micro-ondes pour ceux qui voudraient faire réchauffer leur repas.
Gardiens du lieu, ils sont les interlocuteurs de celles et ceux qui s’arrêtent à Fritz Kiener pour une heure de temps en temps, ou des après-midis entières tous les jours. “Quand une nouvelle personne arrive, il y a d’abord un temps d’observation, explique Bruno, éducateur spécialisé depuis 24 ans. Puis on discute avec elle pour savoir ce qui l’amène, si elle est en demande de quelque chose. Avec le temps, on finit par la connaître.”
Devant le bâtiment, un jeune homme fume une cigarette en discutant brièvement avec un autre habitué des lieux. Jérôme* passe de temps en temps à Fritz Kiener. Y connaît quelques têtes. Des connaissances seulement. “Dans la rue, t’as pas d’amis, juste des compagnons de galère”, pose-t-il, péremptoire. Pour autant, plusieurs personnes le saluent en passant. Dont Mo, de retour de sa journée de travail.
En escale à l’accueil de jour avant l’ouverture de l’hébergement d’urgence de nuit, à l’étage du même bâtiment. “C’est utile d’avoir un endroit où on peut venir se poser sans être regardé de travers”, se réjouit-il. Pour J.P., autre habitué, il s’agit aussi d’un lieu “où se reposer”. Il n’est pas rare qu’il pique une sieste à table, la tête sur ses bras. “Quand tu vis dehors, la nuit, tu ne dors jamais tranquille, explique-t-il. Il y a le bruit, le froid, et tu as peur de te faire agresser.”
Au fond de la grande salle, un couloir donne sur le bureau de Thomas Fournier, l’assistant social de l’accueil de jour. Son rôle ? “Mettre en lien les personnes qui viennent me voir avec les associations et les dispositifs. Je centralise l’information.” Certains usagers le sollicitent directement. Mais parfois, c’est lui qui vient à eux. Et passe du temps en salle ou devant le bâtiment, pour échanger.
“C’est important de prendre ce temps avec les personnes pour savoir ce qu’elles veulent, elles, qui n’est pas forcément ce que moi je pourrais imaginer.” Un travail de dentelle, qui s’effectue sur le long terme.
“Je viens moins pour le café que pour les gens”
Autre quartier, autre ambiance. Quai Saint-Nicolas, en face de la Petite-France, de l’autre côté de l’Ill. Dans la rue de l’église Saint-Louis, le Coffee Bar se cache derrière une façade discrète. Géré par l’association Entraide le relais, cet accueil de jour est ouvert les mardis, jeudis, vendredis et dimanche de 18h à 21h, et le samedi de 14h à 17h.
Derrière la porte épaisse, une petite salle chaleureuse. Des petites tables de café en bois clair. Un comptoir. Quelques planches de BD et œuvres colorées accrochées aux murs. Proposées au regard grâce à un partenariat avec une artothèque. Prétextes aux discussions, à l’échange.
Six coups viennent de sonner au clocher voisin et Patrick, Emma, Nathan et Margot sont déjà prêts à accueillir les premiers arrivants. Les deux premiers sont bénévoles, les seconds salariés de l’association. Leur mission : “créer du lien social” et “s’enquérir de la situation des personnes, voir s’ils ont déjà un référent”, détaille Lionel Ammel, chef de service de l’accueil de jour d’Entraide le Relais, qui propose également des permanences sociales et une domiciliation, c’est-à-dire une boite postale, pour celles et ceux qui en ont besoin.
Ouvert à l’heure ou d’autres structures tirent le rideau, le Coffee Bar “occupe un créneau relativement vide” à Strasbourg, poursuit Lionel Ammel. Il offre “une continuité de service” avec les autres activités de l’accueil de jour. Même si un certain nombre d’usagers plébiscitent le café associatif uniquement. “Elles cherchent un endroit où se sentir bien, qu’elles viennent se reposer après une journée dans les pattes ou tisser du lien social.”
“C’est un lieu repère, abonde Margot, travailleuse sociale. Une parenthèse qui permet d’échanger, de décharger certaines choses aussi parfois. On essaie surtout de faire en sorte qu’ils passent un moment agréable. Pour certains, cela ne veut pas forcément dire créer du lien. Il peut simplement s’agir de profiter d’une présence.”
Près des fenêtres, Bijan, 24 ans, sirote un café en jetant un œil distrait aux Dernières Nouvelles d’Alsace, sur la table de son voisin. Sans domicile depuis deux ans, cela fait deux mois que le jeune homme fréquente le Coffee Bar.
“À chaque fois, je discute un peu avec tout le monde. J’aime bien venir me poser ici avec un café. Mais je viens moins pour ça que pour voir les gens. Et l’ambiance est super calme, posée.” Discrètes, les conversations se font en effet à mi-voix, troublées de temps en temps par quelques rires, le frémissement de la bouilloire et la cloche du micro-ondes.
Aller vers les plus isolés
19h un jeudi soir de février. Sur le parking de l’accueil de jour Fritz Kiener, Jean-Pierre Deldalle et Jessica Goetz checkent une dernière fois les boissons, pâtes déshydratées et grignoteries chargées à l’arrière de leur monospace blanc. Tout est en ordre, la maraude peut commencer.
Respectivement médiateur et travailleuse sociale, les deux compères se connaissent bien. Ils font tous deux partie de l’équipe médico-sociale de rue du CCAS. Leur mission : aller à la rencontre des plus isolés. Celles et ceux qui n’appellent jamais le 115, ne fréquentent pas les structures sociales. Échappent totalement aux radars de l’action sociale à Strasbourg.
“Nous sommes un trait d’union avec les structures, explique Jean-Pierre. Notre rôle, c’est d’aller accrocher les gens. Les rencontrer là où ils sont et leur proposer un rendez-vous s’ils le souhaitent.” L’équipe – qui comprend également une infirmière – fait aussi le lien avec les hôpitaux si nécessaire.
Leur travail suppose une connaissance particulièrement fine du terrain. Des endroits discrets où des personnes pourraient avoir planté une tente, tendu une toile, trouvé abri. Premier arrêt en direction de Cronenbourg pour aller voir Irène*, installée sur une des coursives d’un parking couvert. Jessica part à sa rencontre tandis que Jean-Pierre prépare un café. Rétive, la quinquagénaire finit par accepter de descendre pour discuter un peu. L’échange est informel.
“Parfois, on rencontre des gens qui pendant longtemps ne vont rien demander. Pas de rendez-vous. Pas de suivi. Juste un café quand on passe. Et puis, au bout de 3, 4, 6 ans parfois, ils vont finir par nous dire qu’ils aimeraient un accompagnement”, détaille Jean-Pierre, de retour dans la voiture.
Deuxième arrêt près des Halles. Le duo s’annonce d’un “bonsoir” posé, lancé d’une voix forte. Jason* vient à leur rencontre. La discussion se fait en anglais. Jessica s’enquiert de sa jambe, blessée. Parvient à donner un rendez-vous pour qu’il puisse faire une carte badgéo. Un café. Et puis c’est l’heure du départ.
Pendant deux heures, le monospace blanc parcourt les grands axes de Strasbourg et des communes environnantes. Repérant deux tentes au creux d’une cuvette invisible depuis la route. Par expérience. Un campement sous un pont, au fond d’un petit passage entre deux jardins. Ou se présentant devant quelques tentes situées rue de la Division Leclerc ou rue des Serruriers.
À chaque fois, la même prise de contact chaleureuse. Non dénuée de bonne humeur. “Ils nous voient souvent, explique Jean-Pierre. Ils n’ont pas besoin de notre pitié. On essaye de leur apporter un peu de légèreté. On parle de choses et d’autres.” “Ce sont les seuls qui viennent nous voir, témoigne Carlos*, croisé du côté de la Laiterie. Ce sont des gens très importants pour moi”, explique-t-il, la voix soudain voilée.
22h15. La maraude s’arrête place Kléber et rencontre l’équipe du 115. Une jeune femme désorientée grimpe dans le monospace blanc pour être raccompagnée au sein de la structure de soin qui l’accueille. Deux familles avec de jeunes enfants se pressent autour des véhicules et redemandent un hébergement pour la nuit. D’un côté comme de l’autre, il n’y a plus de places à attribuer. Pour cette nuit encore, toutes les structures sont déjà pleines.
* Les prénoms ont été changés.