Nombre d’entre vous ont probablement déjà leur sésame pour les Nuits électroniques des vendredi 23 (soirée complète !) et samedi 24 septembre, tandis que d’autres se réjouiront de découvrir toute la programmation artistique en accès libre sur les dix jours, partout dans la ville. Mais s’il est difficile de passer à côté de l’Ososphère à Strasbourg, connaît-on vraiment ce festival si particulier qui agite la ville depuis 1998 ? On s’est entretenu avec son directeur artistique – et directeur de la Laiterie / Artefact aux côtés de Nathalie Fritz et Patrick Schneider – Thierry Danet, pour parler passé, présent et avenir. …De l’Oso’, mais pas seulement.
Début des années 90 à Strasbourg. Alors que la municipalité lance un appel pour la reprise d’une friche industrielle du quartier gare, des jeunes passionnés de musique y répondent et s’en emparent. En octobre 1994, cette vieille laiterie devient : La Laiterie. Dès la saison suivante, dans une France où les musiques électroniques sont « en pleine explosion », l’équipe (dont fait partie Thierry Danet, son actuel directeur) de cette nouvelle salle de concerts commence à réfléchir à comment accueillir celles-ci en son sein, dans une scénographie qui ne s’y prêtait pas forcément. « L’une des revendications était que ce ne soit pas du spectacle au sens classique du terme ». Ni concert, ni spectacle, donc, et avec « l’envie d’investir divers endroits et de les reconfigurer », tout en s’alignant avec une pratique des musiques électroniques s’articulant autour de la fête, comme à Détroit (alors terrain fertile de la techno).
Dès ses débuts, la Laiterie a souhaité « converser avec les spécificités de ses musiques-là », rajoute Thierry Danet. Elle a également rapidement identifié les liens entre la musique et d’autres pratiques artistiques, comme ici, avec les arts numériques. Témoin de la montée du numérique (alors encore à ses prémices), l’équipe cherche à s’interroger sur l’émergence de cette nouvelle société numérique. Thierry Danet soulève avec humour qu’en 1994, avec seulement une adresse mail de contact, ils étaient perçus comme des précurseurs dans le domaine. La douce époque du Modem 56K.
Le nez creux, l’équipe constate rapidement que des artistes étaient déjà préoccupés par ces questions-là, au regard de leurs productions. « Quelque chose [allait] arriver, mais quoi ? », se souvient Thierry Danet. « Le cœur de chaque action que l’on fait – y compris celle qui va s’ouvrir –, c’est de se dire que les œuvres sont des clefs de perception de choses fondamentales qui s’articulent dans le monde, […] à son évolution. […] Elles sont des catalyseurs de conversation. »
Et en 1998 naissait ainsi l’Ososphère, au carrefour des musiques électronique et des arts numériques. Avec en ligne de mire : l’envie de la fête, du faire ensemble, tout en rendant compte du monde en temps réel par le prisme de l’art. Un projet fou, qui aujourd’hui encore, réunit des milliers de visiteurs, d’habitants et habitués. Si l’Ososphère a grandi, que la société dans laquelle elle évolue a changé, on lit à son sujet dans l’avant-propos de l’édition 2022, cette même volonté qui animait l’équipe il y a plus de vingt ans. L’Oso’ y est décrite comme « une bulle plus intercalée que décalée, pour vivre ensemble Strasbourg comme nulle part ailleurs ; une fête totale pour partager et inventer du sens commun autour d’un Art de Ville ancré dans notre époque, nos voisinages et notre paysage ». La messe est dite.
La Laiterie : plus qu’un quartier, une ville dans la ville
L’Ososphère, c’est aussi une réflexion autour de la ville, de son urbanisme et des dynamiques entre habitants et habitués. Et c’est l’histoire d’un quartier qui a pris depuis, dans le cœur des Strasbourgeois et Strasbourgeoises, le nom de sa salle de concert historique et iconique : Laiterie. Un ancrage et une relation de proximité entre le lieu, ses occupants et sa vie culturelle.
Bien qu’il n’ait pas toujours pris place dans le quartier de la Laiterie, le festival y a fait ses premières armes et y reste fondamentalement attaché et implanté. Malgré quelques détours par d’autres quartiers et lieux (tour du Môle Seegmuller, les bâtiments de la Coop, le Cinébal de l’Aubette, le Campus de l’Université, l’usine Dromson à Sélestat ou l’Alter Schlachthof de Karlsruhe), cette année encore, il y revient. À cheval sur plusieurs espaces et salles, avec quatre dancefloors et des expositions en intérieur et extérieur, l’Ososphère est plus qu’un événement : c’est une expérience globale, immersive.
Thierry Danet le rappelle, l’Ososphère joue sur « des échelles imbriquées » : on part du quartier, jusqu’à l’international. À l’année, et plus encore lors de ses éditions, les « habitants » du quartier (une définition qui comprend ici les gens qui y vivent, travaillent, comme les usagers réguliers des lieux) croisent les « habitués », et des gens du monde entier (artistes comme spectateurs). Un mélange social qui s’inscrit dans l’histoire et la géographie-même du quartier.
Remontons d’abord aux origines. Historiquement, il s’agit d’un quartier ouvrier (avec plusieurs usines qui le peuplaient), ainsi que le premier pôle de logements sociaux développé à Strasbourg, fin XIXème, au sortir de la guerre de 1870. En parallèle – et encore visible à ce jour – étaient construits des immeubles cossus, à destination de la petite-moyenne bourgeoisie, créant ainsi une mixité sociale qui existe encore à ce jour, jusque dans son architecture. Et enfin, géographiquement : coincé entre des rails qui mènent à la gare, des pistes cyclables qui le ceinturent et le traversent, et l’A35 juste au-dessus, il est un lieu de passages, de croisements, et un des premiers accès de la ville. Une des portes de Strasbourg.
Si d’autres quartiers strasbourgeois ont été depuis bien longtemps victime de mouvements de gentrification, on peut se demander si celui de la Laiterie est en passe de l’être. Mais finalement : ne l’est-il pas depuis ses débuts ? D’un autre côté, depuis 2015, il est désigné « Quartier Prioritaire de la Ville » (ou QPV) – aux côtés de dix-sept autres –, et bénéficie d’une politique de « cohésion sociale, de développement économique et d’amélioration du cadre de vie » [source : Eurométropole de Strasbourg]. L’Ososphère n’a toutefois pas attendu la décision de la Ville, pour travailler à faire vivre son quartier, et communiquer, communier, avec ses habitants. À la fois quartier populaire et précaire, bourgeois à quelques endroits, et culturel par les structures qui s’y sont implantées (citons également le Molodoï, l’Espace K, la Fabrique de Théâtre, les ateliers d’artistes comme la Semencerie…), il fait croiser les publics et les usages, à l’instar de l’Oso’.
« Art de ville » et vivre ensemble
Au-delà de s’implanter et modifier l’usage du quartier pendant dix jours, le festival réfléchit à l’année, aux dynamiques qui l’animent, à sa géographie, et à créer du dialogue, au travers de sa programmation artistique. Elle parle ainsi d’ « Art de ville », qui permet d’appréhender la ville autrement (dépassant ainsi la Laiterie, en s’invitant dans d’autres quartiers de Strasbourg). Et ensemble, également.
L’Ososphère, c’est la volonté d’amener du « vivre ensemble ». L’avant-propos nous parle de créer « des voisinages entre les danseurs habitants d’une nuit et les habitants qui logent » au travers des œuvres Interfaçade et Meilleurs souvenirs. Dans le cas des premières, il s’agit d’un dialogue entre ceux qui arpentent la rue, et les résidents des numéros 12, 14 et 16 rue du Hohwald. Sur les volets de ces habitations, on lit, d’un côté, des messages des locataires à destination des spectateurs (quand ils sont fermés) ; et de l’autre, des œuvres d’art qui, selon qu’ils soient ouverts ou fermés, restent visibles depuis la rue, ou s’invitent dans les logements.
© Martin Lelièvre – Pokaa
Dans « Meilleurs souvenirs » – une initiative créée en 2019 –, il est possible d’envoyer une carte postale pendant la durée du festival, à quelqu’un du quartier. Thierry Danet précise que des milliers de cartes ont été distribuées (et seulement une dizaine n’ont pas été retenues, par prudence) : un succès.
Dans ses projets, l’Ososphère a su s’entourer d’acteur de proximité : elle travaille ainsi de pair avec l’association du Fossé des Treize, pour réfléchir à des actions qui dépassent le rapport spectateurs/habitants, sur du long terme, en dehors des périodes du festival. En parallèle, ses œuvres, présentées dans divers lieux du quartier et de Strasbourg – et dont nous vous présentions la programmation 2022 il y a peu – permettent aussi de redéfinir, repenser et réinvestir l’espace urbain. Ainsi, l’œuvre « Sous les Tilleuls », du duo Des Châteaux en l’Air prendra ses quartiers dans un jardin fermé depuis 25 ans, oublié de tous et surtout : non-exploité. Dans une dynamique de végétalisation de la ville (pour faire face aux fortes canicules), ignorer un espace de fraîcheur déjà existant – « avec 4 à 5 degrés de moins que partout ailleurs dans la ville » explique Thierry Danet – est dommageable. En le rouvrant pour cette édition, avec cette action artistique, L’Ososphère espère que les habitants le réinvestiront à l’année, qu’il devienne un espace vert public, à construire ensemble, car c’est « une chance […] – quand on habite dans ce coin – de pouvoir se mettre dans cet îlot de fraîcheur qui existe déjà ».
Faire rejoindre les expériences individuelles et le collectif, et « écrire un récit commun » grâce à l’action artistique, voilà l’un des moteurs de l’Oso’, tout en aidant les « habitués » des lieux à devenir des « habitants », et réciproquement. …D’entrer en conversation entre nous, et avec la ville qui nous entoure.
Un « right to party » post-ère Covid
L’Ososphère avait fait un timide retour l’an passé, mais cette édition signe celui de la fête à l’ancienne. Elle invoque un « Right to party ». La scène électronique a été l’un des secteurs les plus impactés par la crise sanitaire, avec l’empêchement de faire des concerts debout et la fermeture des clubs. Il s’agit presque d’une revendication politique de la fête et « du moment où on est ensemble ». Et si le festival en a vu plus d’une, depuis 1998, chaque Nuit électronique est unique : « impossible de savoir à quoi elle va ressembler avant qu’elle ait lieu parce que c’est des gens qui sont là, à ce moment-là ». On est dans l’ici et le maintenant. Alors à quoi ressemblera ce vrai retour à la bamboche ?
De plus, si l’après-Covid n’a pas déterminé « frontalement » la programmation artistique, Thierry Danet explique qu’ils ont tout de même réfléchi à la notion de « métavers » (qui s’est développé ces dernières années et d’autant plus avec le Covid), en lui opposant celle d’un « proxivers » qu’ils défendent. « C’est une de nos obsessions : faire espace public, un endroit où on se frotte » déclare son directeur artistique. L’inverse, donc, de ces dernières années confinées. Là où le Covid nous enfermait en solo, chez nous, face à nos écrans, l’Ososphère nous invite à circuler librement, à nous rencontrer. Et dans une société toujours plus informatisée, cette édition s’interroge toujours plus sur nos usages du numérique.
Trois grandes lignes se dégagent des installations de cette édition : la « post-natural melancholia », la notion de « paysage » et celle du « geste lumière ». La première se demande ce que l’on perd avec la disparition de la nature. …La raréfaction des ressources vitales, certes, mais également la perte de l’expérience sensible que l’on a, au contact de la nature (« une angoisse transcendée par le geste artistique », ajoute Thierry Danet).
Dans la seconde, elle considère les écrans comme une fenêtre de plus dans nos vies, en se questionnant sur les univers virtuels, et sur notre capacité à regarder le monde. Il faut (ré)apprendre à « fabriquer son propre geste de regard », et augmenter sa « profondeur de champ », explique Thierry Danet. Le « geste lumière », quant à lui, fait référence aux progrès et à la révolution industrielle (que Strasbourg incarne dans son histoire), avec un clin d’œil aux frères Lumière. Après la photo, le cinéma, la télévision, et le développement de lieux et d’objets d’expérience de l’image, aujourd’hui, nous sommes finalement arrivés à une époque où tout est réuni en un seul objet : notre téléphone portable ou notre ordinateur, sur un écran individuel où « tout est ainsi mis au même niveau, au même format, au même grain ». Sans s’y opposer, des artistes nous invitent à réfléchir à d’autres dispositifs, créer d’autres expériences, et « rediscute[r] la façon de l’écrire ».
Si l’Ososphère fête bientôt ses 25 ans, elle démontre édition après édition, sa modernité et son ancrage dans un espace et un temps donné. Croisement des générations, des publics, elle appartient à celles et ceux qui veulent bien « s’y frotter » : si certains n’y vont que pour le plaisir d’y danser, d’autres iront y penser. Alors, quel public serez-vous ? Quel habitant, habitué, y deviendrez-vous ? Réponse le 23 septembre dans un quartier, une ville, et un événement qui n’attendent que vous.
L’Ososphère 2022
Du vendredi 23 septembre au dimanche 2 octobre
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