Parce que novembre est un mois qui n’est pas toujours tendre et que le confinement peut vite être pesant, on s’est dit que chaque matin, on allait essayer de vous emmener ailleurs. Curiosité, bienveillance, avancée scientifique, sport, film, musique ou série… Un à un, les membres de l’équipe de Pokaa vont vous partager quelque chose qui les a touché, surpris, étonné, émerveillé. Une petite capsule d’évasion très personnelle écrite pendant un moment de confinement comme les autres, pour s’évader un peu de la routine du quotidien. Bonne lecture les copains.
Dans mon enfance, les jours où le sport était autorisé à entrer dans notre foyer familial avaient une saveur particulière. Il flottait dans l’air quelque chose de vraiment pas courant dans la famille : un sentiment de calme, de sérénité, comme si on avait donné un Valium à mes frangins et que les problèmes du quotidien avaient décidé de signer l’Armistice le temps d’une rencontre. En Alsace, c’est habituellement le foot ou le basket qui déchaînent les foules et font chanter les tireuses. Chez moi, c’était le rugby, un sport créé en Angleterre en 1823. Né du mariage d’un papa d’origine corse né à Toulon et d’une maman alsacienne, l’amour de ce sport ne pouvait venir que de mon paternel. C’est lui qui, dès notre plus jeune âge, a discrètement tenté de nous transmettre les valeurs du ballon ovale. Des principes de vie, de respect, d’ouverture à l’autre, de fraternité et d’empathie qui vont bien au-delà du sport.
Enfant, je ne comprenais pas grand-chose à ce que je voyais… Un tas de mecs qui se rentraient dedans, des mecs en bleu, d’autres en noir qui leur roulaient dessus, des oreilles en choux-fleurs, des protège-dents qui donnaient l’air bien con, des poteaux immenses et sans filet, un match qui ne dure que 80 minutes… Voilà en gros ce que je voyais à l’écran. Même si à l’époque je ne comprenais pas encore la teneur du spectacle que j’avais en face des yeux, je me rendais compte à quel point mon papa était ému : il vivait le match comme personne, et c’était la seule chose qui le mettait dans cet état. Il serrait de son poing l’accoudoir du canapé, se dandinait sans retenue du bout des jambes et, chose que je n’avais observée dans aucun sport : il encourageait les deux équipes. Le résultat final n’arrivait qu’en second plan : ce qu’il voulait voir, c’était du beau jeu, de la castagne, oui, mais de la castagne de gentlemen, de la force puis du respect, du dévouement que rien n’arrête, à part peut-être le sang et les nez cassés.
Je me suis alors intéressé aux règles du rugby, nombreuses et complexes, aux spécificités de ce sport qui n’avait évidemment pas la notoriété que pouvait avoir le football. C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui. Je me demandais comment un sport moderne pouvait contenir tant de brutalité, mais si peu de violence, tant de douleur, mais si peu de vengeance, un poids moyen de 115 kilos mais toujours, toujours de la bienveillance… Il y avait là quelque chose qui me dépassait totalement, un esprit et des valeurs pas comme les autres qui réunissaient trente mecs sur un même terrain pour le beau jeu, mais pas seulement.
© Bastien Pietronave
J’ai alors demandé à mon père ce qu’il aimait dans ce sport, et je n’ai pas été déçu par la réponse :
“Regarde-moi ces gaillards, avec leurs bras qui sont aussi gros que mes cuisses. Ils se mettent sur la gueule pendant 80 minutes, mais tu peux être certain qu’à la fin du match, ils iront boire une bière ensemble. Rien à foutre de la rivalité après le coup de sifflet. Le rugby c’est ça : un combat, une lutte pour faire avancer ses frangins jusqu’à ligne fatidique, des plaquages bien salés, des mandales dans la tronche et quand le match est fini, on oublie, on laisse son ego et sa rage sur le terrain. Regarde, eux n’ont pas leur nom sur le maillot. C’est l’équipe de France, point barre. Ils avancent ensemble pour la victoire. L’individualité n’existe quasiment pas, les starlettes surpayées qui se la jouent sur les réseaux, il y en a assez dans le foot, et ces gars-là doivent bien se marrer quand ils les voient simuler. Au rugby, l’arbitre est le roi, il est respecté comme personne, c’est lui le maître du jeu, les yeux, les oreilles, il est au-dessus de tout. Lorsqu’il siffle, les bébés de 150 kilos obéissent et se taisent, le moindre coup de sang contre lui et tu es foutu. Tu as déjà vu un rugbyman menacer un arbitre ? Tu ne peux pas savoir à quel point j’aime le respect et la camaraderie qu’il y a entre toutes ces personnes, qu’ils soient rivaux de toujours ou ami de troisième mi-temps. Tu as déjà entendu parler de hooligans au rugby ? Moi non. Des insultes, émeutes ou dégradation de la part des supporters ? Jamais entendu parler. Le rugby, c’est la famille, c’est la terre, c’est l’abnégation, c’est la force, le dépassement de soi. Combien continuent de jouer avec la tronche en sang ou le doigt pété, juste parce que ce serait un déshonneur de laisser les copains dans la boue ? J’en ai des frissons quand je vois ces quinze mecs qui se serrent les uns contre les autres à la fin du match, qu’ils aient gagné ou perdu, juste pour se rassembler, réfléchir au match passé et penser au suivant… Quand je les vois applaudir leurs adversaires après chaque match, alors que dix minutes auparavant ils se marchaient sur le visage… C’est tout con mais c’est simplement magnifique, il n’existe pas d’autre sport avec cet esprit là, quel bonheur ils nous offrent-là.”
Forcément, après des mots comme ça et des larmes de kiff qui coulent sur le visage du daron (surtout lors des rencontres France/Nouvelle-Zélande), on voit les choses autrement. On ne se fie plus au score pour savoir qui est notre vainqueur, les points, finalement on s’en fout. On mesure la victoire aux hématomes, au maillot déchiré, aux mottes des terres sous les crampons, mais surtout… surtout à l’envie, à la hargne que l’équipe a donné sur le terrain et au nombre de claques sur les fesses que tu as mises aux copains.
Voilà, c’est ça mon sport… Un sport qui, il y a quelques jours, m’a offert un kiff rare. Avec un verre en main et le son des commentateurs à fond, j’ai à nouveau ressenti un profond plaisir de voir gagner la jeune équipe de France face à cette équipe d’Irlande qui nous avait fait tant de mal par le passé. J’ai crié, j’ai pensé au paternel et les poils de mes bras se sont hérissés en voyant ces gamins, si talentueux, s’arracher pour mouiller le maillot. Depuis le confinement le sport n’a plus la même saveur, la ferveur est rentrée chez elle en même temps que le public. Mais lors de ce tournoi des Six Nation, où la France est arrivée deuxième (ça n’était pas arrivé depuis 2011), j’ai oublié le virus, oublié l’ambiance de fin du monde, aux oubliettes les problèmes. Cette équipe de France, qui ressemble à celle qui m’avait fait tant vibré étant gosse, m’a procuré une joie profonde et communicative, et putain ce que ça fait du bien de revoir des sourires et des embrassades sur un terrain.
© Photo de couverture : L’équipe.fr