J’ai rencontré Juliette Etrivert un soir de l’été 2019, dans l’impatience d’aller descendre quelques verres place Saint-Nicolas-aux-Ondes. Je n’arrivais pas à la cerner. Je sentais quelque chose de fort qui émanait d’elle ; quelque chose de très ambivalent, une sorte de froideur attractive. Un sentiment indéfinissable qui me fait toujours perdre mes moyens chez les gens : un syndrome de l’attraction-répulsion. Jouant sur tous les pôles, sa personnalité est à l’image de ses travaux artistiques comme je l’ai découvert plus tard. Juliette illustre des livres pour enfants avec des dinosaures et participe à des expositions porno-érotiques lors desquelles elle présente des séries de phallus anthropomorphes. Elle a récemment collaboré avec le journal Le Monde et a réalisée pour eux l’illustration d’un article de Camille Bordenet et Cécile Bouanchaud.
J’ai eu le plaisir d’échanger quelques mots avec elle, dans son appartement qui déborde de matériel, de toiles, de sculptures en tout genre allant de la femme culturiste violette à la Gorgone revisitée. On a parlé science-fiction, évolution de sa pratique artistique et de la place du corps dans ses travaux, sous l’œil attentif de Belzebuth, son chat noir, qui n’en a pas perdu une miette, surveillant paisiblement sa maîtresse du regard, bercé par sa voix légèrement rauque, celle d’une femme intense en tout.
Juliette, une artiste impliquée dans le monde culturel strasbourgeois
Née en 1989, Juliette Etrivert a grandi à Toulouse. Une fois son bac en poche, elle intègre l’école de l’illustration Estienne de Paris, puis les Arts décoratifs de Strasbourg (ndlr : actuelle HEAR) qui sont réputées à l’internationale pour former de grands illustrateurs. Une fois ses années d’études terminées, Juliette a choisi de continuer d’exercer en Alsace car elle s’y était fait de nombreux amis, mais aussi des contacts professionnels, notamment l’association Central Vapeur qui a fédéré quelques jeunes pousses sortant des arts déco’. Strasbourg lui a permis de faire « plein de petits bonds qui, assemblés tous ensemble, font un bond de géant ». Dans la capitale alsacienne, elle a trouvé son public et surtout l’occasion d’avoir un confort de vie qu’elle n’aurait pas pu avoir dans la capitale : « Paris en tant que zone d’exercice me fait flipper. Il y a plein d’opportunités de travail mais le style de vie là-bas ne me convient pas […] Ici j’ai de l’espace pour travailler. Le confort que j’ai à Strasbourg m’a facilité les choses pour créer, m’a laissé l’espace nécessaire ».
En 2016, Juliette intègre le fameux Bastion 14, haut lieu de la création strasbourgeoise. Les quatre ans qu’elle y a passés l’ont aidée à pousser davantage sa recherche artistique, elle y a trouvé la reconnaissance que méritent ses travaux. Sa première grosse exposition a d’ailleurs eu lieu au musée Tomi Ungerer l’année de son entrée au Bastion 14 ; l’exposition Fit to Print reprenait une des devises du New York Times, organisateur de cet événement. Strasbourg avait été remarquée par la directrice artistique du journal américain (Alexandra Zsigmond) comme étant un vivier de jeunes illustrateurs prometteurs dont Juliette faisait partie. L’exposition a d’ailleurs permis à l’artiste d’aller montrer son travail outre-Atlantique puisque l’exposition s’était déplacée dans les locaux de la Society of Illustrators de la grosse pomme. Juliette avait aussi été remarquée en 2018 lors de l’exposition Never Ending Edging qui s’était tenue à la galerie Aedaen dans le cadre de Strasbourg mon Amour, une exposition qui était interdite aux mineurs et qui présentait 12 artistes montrant le sexe crûment et de manière parfois déroutante.
Pour la vie culturelle strasbourgeoise, Juliette a notamment réalisé la carte de vœux pour l’année 2019 de la HEAR et une carte d’abonnement pour les cinémas Star, arborant un motif pop et populaire détourné de manière humoristique dont je reparlerai un peu plus tard.
Un univers coloré et singulier
L’artiste a un monde bien à elle : coloré, ludique. C’est quelque chose qui vous saute aux yeux sans crier gare : Juliette est très bonne dessinatrice mais elle est surtout une excellente coloriste. Sa touche franche, pleine d’énergie trahit le caractère fort et indépendant de l’artiste mais surtout de la femme. La puissance de la couleur nous entraîne immédiatement dans son univers fantastique où les dinosaures se préparent des œufs au plat et rechignent sur les petits pois car ils n’aiment que les patates.
Ses dessins peuvent se faire enfantins, espiègles : Juliette donne vie aux objets du quotidien ; une tasse arbore un sourire malicieux et poupin, une carotte regarde rêveusement le ciel et fait office de compagnie silencieuse à un chat qui semble épuisé d’avoir retourné tout l’appartement par ses jeux (on reconnaît bien son fidèle compagnon qui lui fait office de muse). Mais écrire des ouvrages pour les petits n’était pas une vocation chez l’artiste : « Au début j’étais contre l’idée de faire des livres pour enfants. Et puis j’ai eu un rendu à faire dans le cadre de mes études, ce qui m’a poussée à y mettre un pied. Je n’arrivais pas à savoir ce que je voulais dire dedans et puis je me suis rendue compte que les livres pour enfants étaient toujours genrés. Pourquoi on édite toujours des choses entre onirisme et mignonnerie ? Déjà petite je voulais de la passion, je voulais qu’il y ait de l’action. Il faut qu’à un moment donné j’ai des doutes. […] Et puis j’ai fait ce petit dinosaure en peinture, j’aimais bien le personnage et je me suis rappelé que les enfants ont toujours un truc obsessionnel avec la nourriture. […] C’est là qu’est née ‘La Grosse Patate’ »
Des dessins pour s’engager mais surtout pour s’amuser
Mais Juliette, à l’image de ses héroïnes, enfile quelquefois son masque et le docteur Jekyll devient Mister Hyde. Reine de la cour de recré en journée, la nuit elle devient une agente de la cause féministe, une souveraine de l’érotisme.
Inspirée par la science fiction et par les couvertures des livres de son papa dans la bibliothèque familiale, la petite Juliette imaginait les histoires qui pouvaient bien se dérouler derrière ces images fascinantes. Baignée dans le film Willow et l’aventurier Indiana Jones, elle aime aujourd’hui encore les aventures intenses à vivre, que les choses bougent, que les corps et les drapés frémissent. Inspirée par Moebius (célèbre auteur français de bande dessinée), chez elle tout est prétexte à l’aventure.
Dans ses BD, Juliette nous raconte les aventures d’Énergine et Culotta. Des héroïnes toujours fortes, sûres d’elles-mêmes, n’hésitant pas à botter le derrière de Supermans musclés et bien clichés comme sur l’affiche de la Battlestar de dessin de 2014 (une compétition amicale qui a lieu chaque année à Strasbourg).
Je me demande si ces bouts de femmes dessinées sont des pendants de sa personnalité ou les liens qui lui permettent de se créer des super-aventures. À cela Juliette répond que « ses aventures fantastiques et ses fictions fantaisistes sont l’occasion de tourner en dérision des anecdotes issues du réel ». Culotta part souvent de choses qui lui sont arrivées de manière plus ou moins lointaine : « des boulots pourris où tu te prends des remarques pourries », comme un exutoire, une sorte de manière de se venger et les personnes se retrouvent tournées en dérision. Certains se vengent par les armes, d’autres par les crayons.
On aurait pu reprocher à Juliette le fait que ses héroïnes soient toujours très sexualisées : formes sexys et poitrines plantureuses, mais on comprend très rapidement que ces stéréotypes ne sont là que pour appuyer les messages que l’illustratrice veut nous faire passer. Elle aime reprendre tous les “codes machistes” qui nous entourent, tout en les inversant. Tous les corps dans son travail sont objectifiés, « pas parce que c‘est sexy mais parce que c’est marrant ». C’est donc un jeu avant tout pour elle : « J’utilise des codes populaires pour alpaguer et derrière je mets en place des messages. C’est peut-être pratique ce que je dis, mais je pense qu’en tant que femme je peux m’approprier ces codes anti-féministes et les réutiliser. J’aime dédiaboliser les stéréotypes qui nous oppressaient pour les rendre ridicules ».
Des femmes sexualisées certes, mais de vraies battantes. Cette approche rejoint son principe du féminisme : laisser les gens faire ce qu’ils veulent, sans venir leur reprocher, tant que cela ne nuit à personne : « surtout les meufs qui sont souvent embêtées. Le voile, pas de voile, toute nue … C’est ton droit et ton choix ». Son féminisme assumé tend à montrer notre liberté de penser, notre liberté de faire ce que l’on veut de notre corps et notre droit d’être forte, qu’on soit ronde ou fuselée : « Au début je dessinais des corps répondant à des canons de beauté très stéréotypés, auxquels j’aspirais. Ce n’était pas une manière de l’imposer aux autres mais c’était une manière de fantasmer le corps que j’aurais rêvé d’avoir. Et puis je me suis rendue compte que mon corps et moi avons des qualités. Le dessin est devenu une manière de montrer mon corps sans le montrer. J’aime dessiner des femmes combatives qui s’éloignent de la vision de la femme faible qui perdure malheureusement aujourd’hui encore.»
Et c’est d’ailleurs pour cela que la super-héroïne de la carte d’abonnement des cinémas Star est une sorte de Superman-chèvre ; Juliette évoque ici la violence que les femmes ont en elles, tout en réutilisant des codes populaires. La violence que les femmes ravalent quotidiennement face aux propositions indécentes, face aux agressions morales et physiques, toutes ces fois où on tente de toucher leurs corps sans leur demander l’autorisation.
Ses dessins c’est sa manière de militer et d’éveiller les consciences : « On nous rabâche qu’on parle tout le temps du féminisme, mais j’ai envie de dire qu’on n’en a pas parlé pendant 2000 ans et que les hommes ont toujours leur place. J’estime qu’on peut quand même parler de quelque chose qui concerne la moitié de la population. […] On a l’impression qu’on prend un pouvoir prédominant, mais on rattrape seulement le temps perdu. Heureusement beaucoup d’hommes intègrent les choses aujourd’hui, sont de bons alliés et prennent le relais pour imposer nos idées. Il faut continuer à en parler parce que c’est comme ça qu’on comprend qu’on n’a plus envie de revivre l’oppression et la toxicité».
Mais ses héroïnes ne sont pas que des super-femmes, elles sont aussi des femmes ordinaires avec leurs doutes, leurs coups de mou et leurs activités quotidiennes. L’artiste me confie avoir été fascinée par la BD The Spirit de Will Eisner, un héros-détective masqué. Dans les années 1970, Eisner avait fait une version de son héros qui glande quitte à en devenir spectateur des aventures qu’il était supposées vivre intensément. Ce Jean-Foutre traîne sa carcasse et se fait pourchasser par des femmes très plantureuses qui essaient systématiquement de le piéger pour le rajouter à leur collection. Il se fait avoir à tous les coups alors même qu’il est supposé être le héros plus intelligent de la BD, celui qui anticipe tout. Héros inconsistant, il se retrouve pendu par les pieds, la chemise à demi arrachée alors même qu’on voit souvent l’inverse dans les BD de fantaisie avec des femmes magnifiques qui se font piéger par des criminels, se débattant et se retrouvant presque nue ; « Je ne souhaite pas qu’un mec se fasse piéger par une meute de femmes voraces, ça doit être traumatisant mais c’était assez marrant d’inverser les rôles. Je pense que ça m’a influencée dans le fait que mes héroïnes gagnent toujours, elles sont en évolution constante. Maintenant Culotta a une vraie personnalité, elle n’est pas qu’une super-femme. Sauver le monde n’est pas son taf à plein temps, si elle voit un truc injuste elle ne va pas hésiter à aller tataner, mais elle a aussi des moments plus calmes où elle traîne et s’épile devant ‘Buffy’ ».
Dans les prochains mois, Juliette envisage de continuer à dessiner les aventures de Culotta et espère pouvoir les faire éditer et Belzebuth me glisse qu’elle a réalisé l’affiche qui célèbrera les 10 ans du désormais incontournable label strasbourgeois Deaf Rock.
Découvrir le travail de Juliette
Site internet : https://julietteetrivert.com/
Instagram : @julietteetrivert
Charlie Piccie Claude
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