Mardi 2 juin 2020 restera à jamais gravé dans la mémoire des Strasbourgeois. C’est une renaissance, une résurrection, un 12 juillet 1998. Sans Lilian Thuram, sans Laurent Blanc, sans Marseillaise, sans Thierry Roland au bord de l’asphyxie et sans Brésiliens en pleurs, les yeux pointés vers le ciel afin d’implorer le dieu du ballon rond de leurs accorder un flashback de quatre-vingt-dix minutes pour rejouer un match assassin, mais un 12 juillet 1998 avec des étoiles houblonnées dans les yeux en guise de maillot tricolore.
La ferveur s’est emparée des rues, des terrasses et les supporters dégustèrent des pintes ambrées en parlant trop fort, tentant d’éviter de se toucher, de se coller, pour rattraper des semaines orphelines de câlins, de bises ou de poignées de mains. Comme un signe de ce jour mémorable, le soleil s’invita à cette fête de l’humanité apolitique pour caresser les visages cernés par des jours de cloisonnement, forcés à visionner des séries à la chaîne, la colonne vertébrale prenant traîtreusement la forme d’un canapé Ikea. Une scoliose confinée dans un vestiaire trop propre, dans un corps courbaturé, courbé, en manque de rencontres, de salive et de sueur. Les journées ressemblaient à un discours de Sibeth Ndiaye, fades et interminables, sans surprises, bloquées entre deux mondes sur lesquels les économistes et sociologues dissertaient sans véritablement avoir les clés d’un futur improbable. Le monde d’après devait être bien mieux que celui d’avant. Celui du pendant en tout cas n’était qu’un mirage au milieu d’un appartement trop silencieux, un match du Racing sans supporters, un cercle avec au milieu une table basse et Skype pour converser avec les fantômes d’une autre vie sur un écran trop petit.
Personne ne croyait à une qualification en finale après l’hécatombe des matchs de poules dans les EHPAD, la blessure au cœur de milliers de soignants sans protège-tibias, sans masques et sans gants, par un tacle assassin d’un virus surentraîné et sur-motivé. Il y eut cette reprise de volée du Professeur Raoult, signalé hors-jeu finalement et la promesse d’un coup franc en pleine lucarne de Sanofi pour soigner les titulaires titubants. Mais rien. L’Espagne fut éliminée dans le sang. L’Italie pleura ses morts par milliers puis les Etats-Unis, dirigés par une carotte aux cheveux peroxydés, se réveillèrent avec le goût de la défaite dans la bouche, le souffle court à la recherche de Ventoline, de créatine ou de respirateurs.
Ce fut donc un miracle sans Aimé Jacquet, mais avec des millions de sélectionneurs impatients de refouler la pelouse des bistrots et des restaurants, la peur du claquage toujours en tête, des fourmis dans les jambes aussi. Mais après quelques minutes de jeu, les automatismes revinrent, les rires aussi, puis des actions mémorables se construisirent entre un bol de bretzels, un paquet de clopes ou une planchette de fromages odorants. Un une-deux entre une olive timide et un Spritz surdosé, Zidane Zidane, une Meteor à la main, s’élance sous un parasol pour centrer vers Thierry Henry, légèrement éméché dans la surface de réparation, entre le comptoir et les toilettes, qui lâche un coup de tête surpuissant qui ne donne aucune chance aux bookmakers qui se vantaient d’une défaite cuisante de toute une ville après les déconvenues du match amical dans une église mulhousienne il y a quelques mois.
STRASBOURG 3 – CORONAVIRUS 0
La foule est en délire. Et un, et deux, et trois zéro. Savourons ce moment et continuons d’applaudir nos héros chaque soir à vingt heures en espérant qu’ils perçoivent une prime de match à la hauteur de leur travail et non pas une médaille en chocolat qu’on donne à des enfants gâtés. Plusieurs syndicats et collectifs hospitaliers ont appelé “les personnels et les usagers à se mobiliser le 16 juin”, afin que le gouvernement “prenne en compte l’ensemble de leurs revendications
notamment une “revalorisation des salaires”, un “plan de recrutement”, un “plan de formation” et “l’arrêt de toutes les fermetures d’établissements, de services et de lits”. Sans ce staff au grand cœur, sans ces hommes et ces femmes, infirmiers, aides-soignants, caissiers, agents de nettoyage, auxiliaires de vie, chauffeurs routiers, éboueurs, facteurs et j’en oublie certainement d’autres, nous ne serions pas allés bien loin dans cette course à la solidarité.
Vers deux heures, lorsque la grande partie des Strasbourgeois causent depuis bien longtemps avec Morphée, le serveur du Molly Malone’s se mit à balayer les derniers confettis d’une soirée arrosée puis rangea méticuleusement les tables contre la façade du Stade de la soif. La nuit était belle comme si je la déshabillais pour la première fois et un vent léger caressa ma peau pour me ramener doucement à la réalité. Plus rien ne sera comme avant, c’est certain. Le monde part en sucette, ça aussi c’est certain. Georges Floyd – Adama Traoré – Donald Trump – Jair Bolsonaro – Eric Zemmour. Vers quel monde allons-nous ?
Je bus les dernières goûtes d’un Picon surdosé et tiède en souriant aux arbres dont les feuilles dansaient la vie, pendant que dans ma tête, Gloria Gaynor l’indomptable, murmurait les premiers mots de I will survive.
At first I was afraid, I was petrified,
Kept thinking I could never live without you by my side,
But then I spent so many nights thinking how you did me wrong,
And I grew strong,
And I learned how to get along,
And so you’re back,
From outer space,
I just walked in to find you here with that sad look upon your face,
I should have changed that stupid lock, I should have made you leave your key,
If I’d known for just one second you’d be back to bother me,
Go on now, go, walk out the door,
Just turn around now,
‘Cause you’re not welcome anymore,
Weren’t you the one who tried to hurt me with goodbye,
Do you think I’d crumble,
Did you think I’d lay down and die?
Oh no, not I, I will survive.
Nous survivrons. Comme à chaque fois.