Dans cette poussette secouée par la cadence saccadée du tram A, le petit Moussa m’invite à un moment de pause dans la course effrénée à la réussite. Sa mère, fière, le contemple majestueusement, buvant chacun de ses mouvements approximatifs. Un regard naïf, profond et sincère, dans lequel j’aimerais me plonger pour me noyer et ne plus jamais remonter à la surface. Je devine une bouche en velours sous un masque au tissu bariolé, un univers magique fait d’arcs-en-ciel, de reines, de brigands à faire saliver Tomi Ungerer, de baisers tendres, de monstres sous le lit, de contes où les loups ont de grandes dents et de traces de chocolat fondu sur les draps.
«Essuie-toi les mains, tu vas en mettre partout ! »
Les réprimandes d’une maman ne peuvent rien face à la provocation d’un Pepito alléchant.
Sa tête pivote en ma direction. Un éclair passe. Un sourire clandestin avec les yeux, oiseau de feu qui transperce les crispations quotidiennes. C’est une bénédiction, un billet d’amour écrit avec des pupilles dilatées, déposé secrètement dans la poche de l’âme. Il brille au milieu d’un wagon aseptisé où les épouvantails immobiles tentent de garder l’équilibre à chaque coup de frein du conducteur.
Je descends à l’arrêt Faubourg national, l’image de ce môme rayonnant encore dans la tête et déjà l’agitation des trottoirs me happe, secoué par un vélo imprudent et les roulettes d’un chariot titubant. C’est la foule des grands jours à l’intérieur du supermarché. Les rayons affichent à nouveau l’abondance de spaghettis, de levures, d’œufs, mais même les cartes bancaires sont sans contacts et se doivent de respecter les distances sanitaires de sécurité. Il est loin le temps de la promiscuité du marché du mercredi matin en face du Musée d’art moderne, des odeurs enivrantes de fromages, des criées de vendeurs passionnés de fruits et légumes récitant des poèmes tendres à une orange ou une aubergine. Le vigile orchestre le balai des danseurs qui s’éclipsent sur la pointe des pieds, des sacs remplis à ras bord à la main, observés par une sportive frustrée en collant, qui constate que juste à côté, les portes de la salle de fitness sont toujours fermées.
Le vélo elliptique et le rameur lui manquent. Se faire mal en ayant le souffle court et les muscles tétanisés derrière une vitrine pour évacuer le stress ou avoir une silhouette irréprochable cet été au Baggersee, si les parties de bronzette sont à nouveau autorisées. Elle allait aussi dans cette salle pour trouver celui dont elle ne connaît pas le nom mais qui répondait à son appel par un regard soutenu qui en disait long, chaque jeudi à 19h30.
Elle craint son absence lorsque ce mélodrame digne d’un film de science-fiction prendra fin, s’interrogeant sur sa réelle motivation à se faire suer à coup d’haltères dans cet endroit qui sent la transpiration. Est-ce pour la dose de séduction qu’il lui injecte à chacune de ses séances ou pour limiter ses chances de faire un AVC à quarante ans ? Elle ne sait plus trop mais elle se rappelle de son visage illuminé, de la courbe de son cou, de son rire grave, de ses mâchoires animales et de cette réjouissance hebdomadaire, espérant le croiser au détour du vestiaire ou au hasard de la Grand Rue sur le chemin du retour. Elle hésitera certainement avant de se livrer, parce que la dernière fois qu’elle se lança, elle tomba de haut, se brisant le col du palpitant sur un SMS de rupture assassin. Depuis, sa vie ressemble davantage à celle d’une héroine d’un film de Xavier Dolan que de Judd Apatow. Mais malgré tout, elle y croit encore, parce que le sourire est l’avenir de l’Homme, même si ce dernier s’obstine à se cacher derrière des morsures invisibles.
Il brise les ténèbres en une fraction de seconde, peu importe où, peu importe quand et avec qui, les pommettes remontent, les yeux se plissent et les fossettes du bonheur lancent des doigts d’honneur au destin depuis le creux d’une joue généreuse ou d’un menton orageux. C’est un hymne à la fraternité, infernal et divin à la fois, qui sauve la vie de celui qui ne sait plus très bien où il en est, qui réconforte les cœurs en deuil n’acceptant plus les mots prononcés à la légère et qui brise la glace entre deux inconnus timides et pudiques. C’est le début d’une histoire sans parole. Pourquoi parler pour ne rien dire alors que la réjouissance muette d’un visage sème au hasard des rencontres et des regards, de la poussière d’étoiles éphémère qui éblouit ou guide les voyageurs parfumés ?
Bientôt, les lèvres charnues pourront à nouveau éclairer un monde orphelin de fulgurance et la beauté fugitive des passants fera naître ou renaître l’espace d’un instant les ouragans contenus dans des appartements trop petits. Le long des quais, les plus impatients se risquent déjà à ne plus porter de camisoles sur la face, kamikazes en bermudas ou en robes laissant apparaître des crocs aiguisés, du rouge ou du gloss, des barbes sauvages et les stigmates d’une période bizarre, malaisante, qui bouleversa à jamais notre relation aux autres. Ils ont faim de vie et veulent rattraper le temps perdu.
Nous garderons le souvenir de cette époque où nous étions nus, privés du regard des autres, une espèce de vie antérieure au milieu des vagues de la solitude, à éviter la noyade grâce à Skype, un maître-nageur virtuel se prenant pour David Hasselhoff. Il faut combler les gerçures de l’absence par des moments ensemble, sur un banc, une pelouse fraîchement coupée, là où le soleil caresse les peaux trop pâles, trop sèches et où les rires fusent à nouveau comme des flèches dans le ciel, loin d’ici, là où les géraniums se pâment dans les recoins des pavés, comme des bohémiens qui repartent voyager en laissant les ténèbres derrière eux.
Est-ce raisonnable de se passer une bouteille de bière ou de tirer sur la même cigarette ? Le battement d’ailes d’un postillon à Strasbourg peut créer une tempête en Bretagne. N’est-ce pas inconscient de goûter à la liberté trop tôt en se faisant des bises maladroitement ?
Oui. Mais un monde sans fossettes n’est rien de plus qu’un mauvais film en noir et blanc où les acteurs font la gueule. Vivement le retour de vos sourires.