« Mais ça, c’est une autre histoire, qu’on vous racontera dans un prochain épisode des Secrets d’Histoire strasbourgeoise consacré aux traces de l’Égypte antique à Strasbourg. » Ainsi se terminait notre article sur les représentations du monde animal à Strasbourg. Chose promise, chose due, voici venir le temps de l’Égypte ancienne dont l’histoire, la symbolique et l’esthétique n’ont eu de cesse de servir de décor à notre ville.
On s’était donc quitté sur le pas de la porte du restaurant « Au crocodile ». Pour reprendre le fil, laissez-moi vous conter une petite histoire….
♪♫Ah les crocrocro, les crocrocro, les crocodiles sur les bords de l’Ill…♪♫
Strasbourg. Le XIXe siècle est à son aube. Un passant traverse la place d’Armes, qu’on n’appelle pas encore place Kléber, et s’engage dans la petite rue de l’Outre. Il pénètre dans une vieille bicoque qui fait office d’estaminet, s’assoit à une table et commande un bock. Au plafond de la pièce mal éclairée est suspendu un énorme crocodile empaillé. Figure exotique et incongrue.
L’homme écarquille les yeux et sa moue surprise provoque le rire des habitués du lieu. Ces derniers interpellent alors le patron : « Eh Ackermann, raconte lui donc ton histoire ! ». Celui-ci ne se fait pas prier. Il retrousse ses manches, s’assoit à califourchon sur un tabouret et s’éclaircit la voix :
« Mon ami, voici assis devant toi un ancien soldat qui a bien bourlingué. Je m’appelle Ackermann, ancien capitaine et surtout aide de camp du brave homme et courageux soldat qu’était le général Kléber. Il y a quelques années, en 1798, nous quittâmes notre bonne ville de Strasbourg pour embarquer vers l’inconnu. Direction l’Orient. Sous les ordres du général Bonaparte, qui n’était pas encore l’empereur Napoléon Ier, nous participèrent à la campagne d’Égypte. Après la prise d’Alexandrie et de féroces batailles, Kléber fut nommé commandant suprême de l’armée d’Égypte et tenta d’y faire régner l’ordre face à la pression britannique. Malheureusement il fut assassiné au Caire le 14 juin 1800 et je n’ai rien pu faire.
C’est donc sans mon supérieur, sans mon ami, sans même sa dépouille, que je rentrai ensuite en France. Mais je ne suis pas revenu les mains vides. Ce crocodile que tu vois là au plafond, c’est un trophée de chasse – je l’ai traqué et tué aux abords du Nil, mais c’est aussi et surtout le souvenir d’un voyage lointain, d’une terre exotique. Je n’en fais pas une enseigne mais, tu vois, les gens du quartier ont déjà pris l’habitude d’appeler cette auberge « Au crocodile ». Voilà pour mon histoire. Buvons un verre à la mémoire de Kléber ! »
Deux siècles plus tard, ce gigantesque crocodile de trois mètres de long, qui quitta le Nil pour l’Ill, décore toujours la salle du restaurant gastronomique « Au crocodile ». La plus petite enseigne métallique qui orne la façade est devenue célèbre à son tour ; combien de passants lèvent leur tête chaque jour vers sa gueule béante ?
Le sphinx : presque un animal domestique pour les Strasbourgeois !
Il n’est pas besoin d’aller bien loin pour voir une autre représentation de l’Égypte ancienne. Allons maintenant saluer le général Kléber en personne. Regardez au pied de sa statue, on peut y voir un sphinx allongé. Celui-ci rappelle que Kléber s’est illustré en Égypte avant d’y être assassiné. Et il n’est pas isolé !
Dirigeons-nous vers le parc de l’Orangerie : deux sphinges, créatures féminines, sont placées symétriquement à l’entrée de façade nord-ouest du pavillon Joséphine. Elles montent la garde de leur regard de pierre. Ce pavillon bien connu des Strasbourgeois fut construit en 1805 en l’honneur de l’impératrice Joséphine de Beauharnais, la première épouse de Napoléon Ier. Mais ces deux sphinges n’y ont été installées qu’en 1910.
Si ce n’est l’inspiration, elles n’ont d’ailleurs rien d’égyptien puisqu’elles ont été sculptées par un artiste français vers 1745 afin d’orner les jardins du château Klinglin à Illkirch (aujourd’hui plus ou moins disparu, il reste des parties visibles à l’actuel Collège du Parc). Ces sphinges de grès rose sont élégamment apprêtées avec leurs nattes tressées et leurs parures et colliers. Notons que l’une des deux a le nez cassé et que, pour le coup, Obélix n’y est pour rien !
Changeons de décor et pénétrons dans la salle des pas perdus du Tribunal. Deux grands sphinx nous attendent au bas de l’escalier qui mène à l’étage et aux salles d’audience. Ils symbolisent la puissance et la connaissance.
Pas étonnant alors qu’on en retrouve aussi aux frontons du Palais Universitaire et de la BNU. Celui de la BNU trône tout en haut tandis que celui du Palais U se situe à gauche d’Athéna. Un jeune homme est incité par la muse des sciences de l’esprit à lever le voile sur son buste.
Palais de justice, BNU et Palais universitaire : on aura remarqué qu’ils décorent à chaque fois des bâtiments construits sous la période allemande, preuve s’il en est que le Reich, friand d’archéologie égyptienne, voulait imposer Strasbourg comme un véritable centre culturel. Mais la France n’est pas en reste. La pièce la plus visible, et certainement l’une de plus remarquables, étant cette grande statue en granit noir de Ramsès II découverte en 1933 et installée dans l’aula du Palais universitaire en 1938.
Cette figuration du pharaon assis, on la retrouve également sur une façade plus stylisée et surtout beaucoup plus récente. Ce qui prouve que la mode égyptienne du XIXe siècle n’a pas complètement disparu de nos jours…
Une cour d’atelier au décor atypique
En effet, dans une petite cour du 36 Faubourg de Pierre, trois pans de mur sont couverts d’une peinture de style néo-égyptienne. Elles sont dues à l’artiste-peintre Claude Bernhart dont l’endroit accueille l’atelier. Outre donc ce grand pharaon assis, on peut distinguer en haut, se faisant face, un bélier (le dieu Khnoum) et un chacal (Anubis). En dessous, on reconnaîtra le dieu Thot, figuré à gauche sous la forme d’un ibis et à droite sous celle du babouin hamadryas. Sur le pan perpendiculaire est peint l’œil oudjat, symbole protecteur représentant l’œil du dieu faucon Horus. Et en bas de la colonne en trompe-l’œil trône la déesse Bastet sous forme de chatte.
Bernhart, qui est aussi restaurateur a d’ailleurs participé en 1995 à la restauration d’une des façades les plus connues de Strasbourg…
La maison égyptienne : un Orient fantasmé et stylisé
Si la rue du général Rapp n’est pas une des rues les plus fréquentées de Strasbourg, elle recèle néanmoins l’un des immeubles les plus atypiques de la ville ; la maison égyptienne.
Replongeons-nous en 1905, date de sa construction. Strasbourg est devenue capitale du Reichsland d’Alsace-Lorraine. Son visage est alors modifié en profondeur avec la sortie hors de terre d’un énorme quartier : la Neustadt. Mais à cette charnière des XIXe et XXe siècle, les codes de l’architecture sont soudain remis en question : finis le néo-classique de la BNU et du Palais U et le néo-gothique du Palais impérial, pourtant récents ! L’art nouveau ringardise ces styles qui ne reflétaient guère l’époque. Et même si Strasbourg ne fut pas un foyer aussi éblouissant que Nancy, de nombreux immeubles se construisent dans ce style nouveau.
À la même époque, la veille Europe cherche son inspiration dans des mondes lointains et, depuis un siècle, un orient fantasmé inspire les artistes. La maison égyptienne symbolise concrètement le croisement de ces deux courants : l’Art nouveau et l’Orientalisme. Si l’ensemble détonne un peu, pique un peu les yeux (et n’évite pas les nœuds), il n’est donc pas si incongru!
De toute façon, Franz Scheyder, le propriétaire, entrepreneur et architecte autodidacte de Schiltigheim n’a fait qu’écouter ses envies. Je veux : une grande fresque murale. Je veux : des pignons asymétriques. Je veux : des balcons en ferronnerie. Euh vous êtes sûr monsieur du mélange ? Mais oui oui ça va claquer je vous l’assure !
Scheyder fait alors appel au peintre Adolf Zilly pour mettre en couleur la façade. Il en résulte cette fresque verticale très colorée, au dessin stylisé inspiré des tombes égyptiennes. On y voit, au-dessus de la porte d’entrée, un homme et sa femme qui voguent sur une barque de joncs parmi les fleurs de lotus et de papyrus. Dans ses herbes hautes, ils semblent chasser. On y aperçoit un nid avec un œuf que la femme s’apprête à saisir tandis que l’homme tient un canard par le cou. Pris de surprise, deux autres oiseaux s’envolent vers le ciel. On voit même un petit papillon. Tout en haut trône un faucon, figure d’un dieu et signe de protection.
Sur les extérieurs sont figurés quatre pilastres en brique rouge, asymétriques (boutons pour la paire de gauche, feuille pour celle de droite), tout comme les deux pignons, ce qui est assez étonnant au premier regard. On remarqua aux balcons, les ferronneries des balustrades qui dessinent des chauves-souris, typiques de l’Art nouveau (mais pas tellement de l’Egypte:).
Moue dubitative, amusée ou admirative. Décor ostentatoire dans un style plutôt fantaisiste. Un siècle plus tard on continue de venir la voir !
Pas besoin de GPS, suivez l’obélisque !
Enfin terminons ce petit tour sur les traces de l’Égypte ancienne dans le quartier de la Meinau pour parler d’un obélisque qui va nous permettre de boucler la boucle. Puisqu’après avoir commencé cet article en parlant de Kléber, on va voir que la campagne d’Égypte menée par Bonaparte a aussi donné des idées à certains Strasbourgeois. À commencer par un certain Charles Louis Schulmeister qui n’était autre qu’un célèbre espion à la solde de l’empereur.
En 1807, il se retira des « affaires » et acheta ce qu’on appelait le domaine de la Canardière (Entenfang), au sud de Strasbourg pour y construire son château, un parc et un lac artificiel. Un brin mégalomane, il renomma les lieux Meine Au, « ma prairie » en allemand (puisqu’il était né en Allemagne), ce qui donnera bien sûr… Meinau.
C’est donc à l’angle de l’avenue de Colmar et de la route de la Meinau qu’il faut se rendre pour apercevoir cet obélisque, certes modeste en comparaison de celui de la place de la Concorde à Paris mais dont la présence ne cesse d’étonner. Il s’agissait en fait d’un simple (roulements de tambours)… poteau directionnel. Eh oui, cette colonne de pierre de 4 mètres de haut indiquait la direction de l’entrée du château de Monsieur. Je dis « indiquait » car de château il n’y a guère plus trace. Celui-ci a été démantelé au XIXe siècle mais on peut toujours apercevoir deux dépendances (des anciennes écuries) qui encadrent l’actuelle place de la Meinau et donnent sur le parc… Schulmeister bien sûr !
Bien que réduit à la fonction de vulgaire panneau directionnel sur lequel on peut lire « strasse nach Meinau », cet obélisque n’en fut pas moins taillé en pierre de Jaumont (comme la cathédrale de Metz) et décoré de symboles égyptiens. On y voit notamment à son sommet un serpent qui se mord la queue, Ouroboros, symbole de la vie toujours renaissante. Au pied est assis un pharaon qui, étant assis à l’équerre, symbolise l’équité. Il tient dans sa main un triangle équilatéral, qui pour le coup renvoi surtout à enseignement maçonnique dont le ternaire est la base.
La balade terminée, il faut savoir que si l’ont trouve autant de traces de l’Égypte antique à Strasbourg, ce n’est certainement pas un hasard. Dès 1872 y a été créée l’une des premières chaires d’égyptologie d’Europe. L’institut d’égyptologie conserve aujourd’hui encore plus de 6500 objets (statues, amphores, sarcophages et autres amulettes) et la BNU recèle une vaste collection égyptologique et papyrologique (5000 papyrus et autant d’ostraca).