Il n’y a pas à chipoter : s’il y a bien un mot qui fait réagir lorsque l’on parle de quartiers ou d’immobiliers, c’est bien « gentrification ». Utilisé à toutes les sauces, principalement comme quelque chose de négatif, c’est pourtant un concept extrêmement complexe et qui mérite qu’on s’y attarde davantage au-delà de simples critiques. Surtout que, pour Strasbourg, le phénomène revient régulièrement dans le débat public. À tel point qu’on ne sait plus trop sur quel pied danser. Alors on a essayé de plonger dans les concepts et certains quartiers strasbourgeois, pour vous donner le plus fidèle des panoramas.
Gentrification, un concept à reconstruire
Aujourd’hui, la gentrification est un terme qui a pris un prisme idéologique, ainsi qu’une connotation négative. Souvent utilisé comme épouvantail à chaque projet de réhabilitation de quartiers populaires, il représente désormais l’inquiétude d’un éloignement toujours plus grands des classes les moins favorisées au profit d’une bourgeoisie culturelle incarnée par le « bobo ». C’est pourquoi, avant de s’intéresser à Strasbourg-même, il fallait revenir quelque peu sur le concept.
Qu’est-ce que c’est vraiment la gentrification ?
A la base, le terme provient d’une sociologue britannique Ruth Glass. Elle utilise le mot gentry, signifiant la bourgeoisie, et en fait un néologisme. Dans son sens premier, gentrification signifie littéralement « embourgeoisement », ce dernier passant par des modifications de l’espace du bâti. Par la suite, le terme a pris une connotation géographique.
Dans leur envie de logement, les gens se rapprochent en effet des lieux centraux de la consommation, en particulier celle des loisirs et de la culture, en même temps que des hauts lieux historiques de la distinction sociale. Le quartier strasbourgeois de la Krutenau en est le parfait exemple : on peut tout y faire, tout en restant extrêmement proche de l’hypercentre, dans un cadre de vie de qualité architecturale reconnue.
Désormais, le terme a pris une connotation plus en phase avec notre monde globalisé et néo-libéral. Selon Neil Smith, géographe néo-marxiste, « la gentrification produit maintenant des paysages urbains que peuvent « consommer » les classes moyennes et moyennes supérieures – les sans-abri sont rapidement évacués – et qui contribuent à la formation d’identités de classe ».
« Pour les classes moyennes, reconquérir la ville implique beaucoup plus que d’accéder à un seul logement gentrifié. Une nouvelle « gentrification complexe » institutionnelle inaugure maintenant une rénovation urbaine à dimension classiste ».
Comment gentrifie-t-on ?
Avec ses quelques explications on a désormais plusieurs clés pour comprendre le phénomène : il implique la modification du bâti, l’arrivée d’une population plus dotée en capital économique – les sousous – et culturel – les diplômes, l’éducation, la culture et la confiture – avec en fond l’idéologie de remplacement d’une classe par une autre.
Une approche souvent étudiée est celle dite « par stades ». Elle commence par le groupe des artistes, qui favorise les quartiers populaires pour se loger, poussé par la contrainte économique et la valorisation des atmosphères populaires. Par la suite, les ménages des classes moyennes sont sensibles à cette première phase : le quartier est perçu différemment, il devient « bohème ». C’est complètement l’idée derrière le projet de la Coop.
Ils investissent à leur tour dans ces quartiers et contribuent à modifier l’offre de loisirs : réstos thématiques, cafés éco-reponsables, insérez vos clichés de graines de chia ici. Les investissements privés revalorisent ainsi le parc de logements, accompagnés par des investissements publics, clôturant ici la phase 2. Enfin, l’augmentation des prix pousse les habitants populaires originels à se déplacer, le quartier est acquis aux classes moyennes et le caractère populaire étant devenu un mythe, les catégories sociales les plus dotées finissent par y investir également.
Cet exemple de la Coop, évoqué plus haut et bien qu’à ses prémices, est révélateur. Il est situé dans le quartier Port du Rhin, historiquement l’un des plus pauvres de Strasbourg.L’objectif est de bénéficier de l’écart entre les prix qui y ont cours et ceux qu’ils pourraient avoir une fois revalorisés. De plus, pour une ville, parvenir à transformer ses friches industrielles est une manière de prouver son dynamisme économique et politique. L’histoire du quartier Esplanade est très parlante à cet effet.
La dégradation du bâti ainsi que la paupérisation des habitants sont ce qu’on appellerait cyniquement une aubaine pour le réinvestissement du capital dans ces quartiers.
La question de « gentrifieur »
Lorsque l’on évoque la gentrification, on se doit également de penser à celles et ceux qui gentrifient. On parle ainsi de « gentrifieurs ». Selon Anais Collet, maître de conférence en sociologie à l’Université de Strasbourg, un « gentrifieur » est un « individu libéral sur le plan économique comme sur le plan moral, détaché des contingences matérielles et hypocritement préoccupé de questions sociales, gagnant sur tous les plans grâce à son art du ‘politiquement correct’. ». Si vous avez immédiatement pensé au Neudorf et ses jeunes actifs, c’est normal.
Le « gentrifieur » n’est donc pas méchant, il n’a pas une réelle « intention » de transformer un quartier par sa présence. Et encore moins d’évincer les classes populaires. Néanmoins, il possède généralement la « conscience » de participer au processus. Avec leur éducation plus élevée et le rabâchage constant du phénomène de gentrification dans les médias, ils savent ce qu’ils font et incarnent donc une partie du système contre lequel ils s’opposent généralement.
Il s’agit donc d’une stratégie résidentielle bien établie, appuyée sur l’intérêt économique d’emménager dans les quartiers populaires et le désir de rester dans le centre-ville, pour rester proche des manifestations culturelles, très fortes symboliquement.
Une gentrification strasbourgeoise
Après la théorie, passons maintenant à la pratique. Pour cela, regardons de plus près notre belle ville de Strasbourg, à travers ses catégories socio-professionnelles. Grosso modo, plus un quartier possède de cadres et professions intellectuelles supérieures, plus y a de chances que ce quartier connaisse des bouleversements qui peuvent s’apparenter à de la gentrification. La variation de la part de ces dernières est en effet souvent représentatif d’un embourgeoisement culturel et économique d’un quartier.
En 2010, les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 25,25 % de la population strasbourgeoise et 27,26 % en 2015. La progression de leur part dans la population est de 2,01 points alors que celle des ouvriers est de -1,87 points. Dès lors, on peut dire que c’est tout Strasbourg qui se gentrifie.
Mais à travers l’étude de trois quartiers strasbourgeois différents, représentant si l’on veut le passé, le présent et le futur d’un phénomène de gentrification à Strasbourg, on a tout de même essayé par les chiffres de mettre les mots sur les modifications de population au sein de notre ville.
Note de l’auteur : Pour ces données, on raisonne uniquement sur les actifs occupés de 15 à 64 ans. On omet donc les chômeurs, les inactifs, les élèves et étudiants, les retraités. On a donc un portrait partiel de la population de ces quartiers, mais qui donnent néanmoins une idée d’ensemble.
Quartier Krutenau : la gentrification achevée
La Krutenau a principalement terminé sa transformation et est désormais un des quartiers les plus connus de Strasbourg. Le quartier de la Krutenau a ressenti les pressions immobilières dans les années 1970. Proche du centre-ville, le quartier attire les investisseurs de tous bords, alléchés par le potentiel économique fort. Y est même lancée une Opération programmée d’amélioration de l’habitat en 1978, qui touchera 820 logements. Comme le quartier de l’Esplanade, ces derniers seront principalement faits pour les étudiants, qui s’y installent, ce qui amène un déplacement des populations moins aisées vers des logements sociaux en bordure de l’ellipse insulaire strasbourgeoise.
Aujourd’hui, à peine 40 ans après cet OPAH, personne ou presque ne remet en cause ce quartier. Il est vrai qu’il y fait bon vivre, avec ses bars, ses différentes ambiances selon là où tu te trouves, ses restos qui ouvrent à la pelle et plus généralement un quartier très prisé par les étudiants – proche des facs – et des jeunes actifs dynamiques. C’est une petite ville dans la ville, où tu croises toujours un pote pour sortir.
Dès lors, il n’est pas étonnant qu’en termes de catégories socio-professionnelles, la Krutenau compte bien plus de cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS). Dans le quartier, leur progression se poursuit, mais à un rythme moins rapide, et ils y sont déjà surreprésentés. En effet, selon les données de l’INSEE, ils représentent 36.85% de la population active du quartier, lors du recensement de 2015.
Dans le même temps, les professions intermédiaires y sont en plus fort recul, passant sous les 30% (28.29%) alors que la part des employés y progresse, de la même manière que les cadres. La part des ouvriers y régresse moins vite que dans l’ensemble de Strasbourg, mais ils y sont déjà très sous-représentés (7.02%).
Quartier Neudorf : l’exemple actuel de la gentrification négativement connotée
Avec notre DeLorean, passons désormais au présent de la gentrification strasbourgeoise, le quartier qu’on aime gentiment détester quand on est en-dehors et celui que l’on a du mal à apprécier en étant habitant historique : le quartier du Neudorf. A l’évocation même du nom, tu penses vélo cargos et graines de chia. Nouveaux types d’éducation et bonnets importés du Pérou. Néanmoins, ce quartier a connu des évolutions contrastées, particulièrement représentée par la « fracture » existante entre un Est plus pauvre et un Ouest qui a bénéficié de tout l’intérêt immobilier d’une ville de Strasbourg souhaitant en faire le quartier de demain.
À l’image de la Krutenau, le Neudorf Ouest est devenu une véritable extension du centre-ville. Ce nouvel axe Deux-Rives continue d’être en plein développement, que ce soit au niveau des commerces ou de l’immobilier, avec même un écoquartier. De l’autre côté, l’Est a été longtemps à la traîne en termes d’embourgeoisement. En effet, en 2010, 28.75 % de cadres étaient à l’Ouest, tandis que 18.35% se trouvaient à l’Est.
Dans ces quartiers d’avenir, il semblerait qu’employés et ouvriers n’y aient plus de futur
Néanmoins, il semblerait que l’embourgeoisement du quartier Neudorf ne concerne plus uniquement son côté Ouest. Ce dernier continue sur sa lancée, avec désormais 34,08% de cadres. Mais de son côté, l’Est s’embourgeoise également à une vitesse extraordinaire, au détriment des employés et des ouvriers – qui représentent les deux composant les « classes populaires » dans le langage sociologique, ndlr. Cette partie de la population « rattrape » leur retard avec une très forte progression de 7,18 points, s’établissant à 25.53 % ! Au détriment des employés et des ouvriers, puisque l’Est du Neudorf est le quartier où leurs parts diminuent le plus vite à Strasbourg, respectivement de 6,50 et 3,21 points (25,48% et 16,20%)
Quartier Gare : quel futur ?
Retournons enfin dans le futur, avec l’avenir du quartier Gare – l’appellation est utilisée ici pour simplifier la compréhension du phénomène, ndlr. C’était « la rue des kébabs », c’est la Laiterie, le Molodoi, la Semencerie : des lieux d’artistes indépendants, alternatifs, parfois hors des réseaux et du système. Tu viens comme tu veux et tu apportes ta pierre à l’édifice. Est-ce que donc ça ne serait pas un quartier qui pourrait connaître des bouleversements dans le futur ?
En ce qui concerne les dynamiques au sein du quartier Gare, il apparaît tout d’abord judicieux de distinguer entre sa partie Nord-Est et Centre et sa partie Sud et Ouest.
Dans la première, les cadres et professions intellectuelles supérieurs sont déjà bien établis et surreprésentés par rapport à la moyenne strasbourgeoise. Dans le même temps, les ouvriers y sont particulièrement sous-représentés, et ce d’autant plus en 2015 avec une nette diminution de leur pourcentage. En effet, leur part étant presque divisée par deux, passant de 9,53 % à 5,18 %. Alors que, si les employés régressent légèrement sur le quartier, ils sont en progressions sur les secteurs Halles-Saverne et sur le secteur Gare-MAMCS-Porte Blanche. D’une certaine manière, si gentrification il y a, elle est déjà amorcée en 2010 parmi les actifs.
En ce qui concerne le secteur Sud et Ouest du quartier, la situation est plus hétérogène. Tout d’abord on peut noter une très nette surreprésentation en progression des cadres sur le secteur Sénarmont (42,47 % en 2015), ces mêmes cadres étant encore sous-représentés sur le secteur Laiterie et MAMCS, bien que leur rapide progression du côté de la Laiterie (+7,27 points) laisse présager une transformation de la composition sociale de ce secteur.
En gros, le quartier Laiterie fait face à une augmentation nette des cadres et des professions intermédiaires (en régression sur l’ensemble du quartier sauf dans le secteur Laiterie où elles progressent de 3,20 points) et attrition des employés qui perdent du terrain alors qu’ils étaient largement surreprésentés, mais aussi des ouvriers. Les données 2010 et 2015 laissent donc présager d’une possible gentrification de ce secteur spécifique.
On peut donc prendre la gentrification sous plusieurs facettes : est-ce l’arrivée d’une nouvelle population, plus dotée en capital culturel – diplômes, éducation… – provoquant à terme un embourgeoisement culturel d’un quartier historiquement plus populaire ? implique-t-elle nécessairement l’éviction des classes populaires par l’arrivée progressive de personnes davantage dotées en capital ? Sans doute les trois, et plus encore.
Pour Strasbourg, il semblerait que ce soit toute la ville qui s’embourgeoise de plus en plus, accentuant les inégalités et les fractures entre un centre qui ne cesse de s’étendre et des périphéries de plus en plus lointaines. Ces dernières sont d’ailleurs au sein de plans de réhabilitation toujours plus ambitieux. Il y a comme une envie de faire de Strasbourg une ville uniforme, où tous les quartiers seraient des Krutenau, et l’offre comme la demande se lisseraient vers un même horizon… Hier, tendance rimait avec graines de chia et chai latte. Demain, est-ce que ça rimera avec nouveau quartier ?
Quartier gare “nord ouest” je confirme. Les appartements Hausmanien se sont vendus comme des petits pains dans les 3 a 5 années passées a des tarifs disons “abordables”. La transformation continue avec une forte progression sur l’ancien. La transformation soutenue avec l’arrivée de tram en place Blanche devrait durer encore 3 à 5 années avant d’atteindre un pic.
Article intéressant, notamment dans l’analyse des différences d’avancement de la gentrification des trois quartiers strasbourgeois. Attention cependant à ne pas trop diaboliser les vilains “bobos”.
Cet article : https://www.google.com/amp/s/i-d.vice.com/amp/fr/article/593943/jeunes-bobos-coupables-et-si-on-navait-rien-compris-la-gentrification
Apporte une vision différente du phénomène de gentrification.
“Le souci, lorsqu’on déplore la gentrification, c’est qu’on se trompe de cible : on ne tape jamais sur les gens du 8ème ou du 6ème qu’on trouve très légitimes à vivre dans ces quartiers là ! La véritable bourgeoisie occupe de vastes appartements dans les arrondissements bourgeois (territoire assez étendu par rapport à la surface de Paris), vit dans l’entre-soi, et on ne lui reproche rien. Les analyses radicales de certains sociologues ou de certains journalistes sont en réalité extrêmement bénéfiques aux véritables classes dominantes : les membres de ces classes là sont épargnés, ne sont jamais accusés d’être illégitimes de vivre là où ils vivent.”
(Remplacer 8ème et 6ème par Contades et Orangerie)
Bonjour, merci beaucoup pour votre commentaire !
Effectivement, vous avez raison pour le bobo, ainsi que pour votre lien qui est intéressant. C’est pourquoi je parle principalement de gentrifieur, et non pas du bobo. Le gentrifieur est une catégorie bien plus large que le seul stéréotype et il est bien précisé qu’il n’est pas “méchant”, juste qu’il commence à avoir le pouvoir de faire les choses différemment mais qu’il suit le même processus que les autres.
Et pour la grande bourgeoisie, effectivement, il y aurait des choses à dire là-dessus.
La frontière entre le monde des ouvriers et celui des employés n’a jamais été aussi floue. Une caissière qui accomplit une tâche d’exécution répétitive, codifiée et fortement encadrée n’est-elle pas, d’une certaine façon, une ouvrière ? Et un employé d’un centre d’appel ? D’une chaîne de restauration rapide ? Les classifications de l’Insee disent-elles tout du travail ouvrier ? NON ? Alors pourquoi prendre les ouvirers à témoin, concernant la gentrification de certains quartiers ?
Je suis totalement en accord avec votre remarque sur la grande bourgeoisie. Habitant le Neudorf Ouest depuis 2009, je suis assez fatiguée d’être ciblée comme bobo (oui j’ai un vélo, oui je suis “profession intellectuelle supérieure), alors même que je serais incapable d’acheter dans le quartier de l’orangerie où la grande bourgeoisie vit dans des maisons avec piscine qui dépassent souvent le million d’euros. Comme vous le dites, la véritable classe dominante peut dormir sur ses deux oreilles.
Par ailleurs sur le Neudorf Ouest, ayant vécu son évolution depuis 20 ans, il ne faut pas oublier que ce qui arrive (sans doute la même chose au quartier gare dans une certaine mesure) est la conséquence d’un habitat laissé en quasi abandon pendant des décennies. La route du polygone (côté place de l’étoile) était il y a encore 15 ans glauque à souhait.