1914-2019. Rue du 22 novembre. D’un côté le bruit irrégulier des pelles et des pioches maniées à la main. De l’autre le vrombissement des pelles mécaniques et les tacs tacs tacs des marteaux qui piquent, piqueurs pardon. Entre les deux : un siècle. Et pourtant le parallèle est saisissant : même combat, même but, remodeler à coups de bistouri bien sentis le visage du centre-ville de Strasbourg.
Vous n’avez pas pu le manquer : Strasbourg est le théâtre ces derniers temps d’une vague de chantiers qui ne manqueront pas de modifier profondément son faciès : piétonisation du quai des Bateliers, extension du tram’ vers Koenigshoffen via le Faubourg national et le boulevard de Nancy et dernier bébé en date : le réaménagement de la rue du 22 novembre. Il faut dire que cette rue, bien que récente (105 ans pour une rue c’est encore l’adolescence), n’était pas contre un brin de lifting. Intégrée à ce tout nouveau projet urbanistique qu’est la “Magistrale piétonne”, censée redonner le pouvoir au bipède, elle a un vieux statut à faire valoir : celui de fer-de-lance du plus grand projet urbanistique entrepris au XXe siècle au centre de Strasbourg, je veux parler bien sûr de la Grande-Percée !
La Grande-Percée : Késako ?
Replongeons-nous à la fin du XIXe siècle. 1870 : la France perd la guerre face à la Prusse. L’année suivante, l’Alsace est annexée au tout nouveau Reich allemand. Strasbourg devient alors capitale de la région (du Reichsland) et l’ambition germanique est d’en faire une vitrine de ce nouvel empire puissant et moderne. Mais y a un hic. Eh ouais : quiconque se balade au centre-ville de Strasbourg à cette époque ne peut faire qu’un constat : Strasbourg baigne encore dans son jus médiéval. Il faut imaginer l’urbanisme de la Petite France étendu à toute la Grande Île. Puis oublier la carte postale touristique et la remplacer par un lacis de petites ruelles étroites et tortueuses abritant un habitat insalubre et une population miséreuse.
Il faut dire qu’entre 1871 et 1905, la population de la ville double. Et cette population ouvrière à la recherche d’emplois en ville va s’entasser dans un périmètre pas du tout conçu pour une telle croissance. Résultat : un quartier dans lequel règne l’humidité et la crasse. Il faut d’imaginer des familles entassées dans des pièces uniques, sans air, sans fenêtre, et les toilettes à l’extérieur qui “embaumaient” les ruelles. La tuberculose y fait même des ravages. Bonjour l’ambiance.
Mais, depuis les années 1850, que ce soit en France ou en Allemagne, les théories hygiénistes gagnent du terrain et il devient impossible pour les autorités de laisser Strasbourg dans cet état. Le gouvernement français commence donc à prendre des mesures pour lutter contre ce constat guère idyllique. Après 1871, Les Allemands prennent le relais. Mais à ce premier objectif, ces derniers vont en ajouter un second, et de taille : la restructuration totale du centre-ville afin de faire correspondre son attractivité aux exigences de l’Empire. La Neustadt qui se déploie au Nord depuis 1880, c’est bien beau mais ça ne suffit pas à faire de Strasbourg un fleuron de modernité !
Exemple : comment déployer un tramway à Strasbourg à cette époque ? C’est impossible dans ce labyrinthe ! On a certes créé une gare flambant neuve en 1883 mais il est très difficile de se rendre de cette gare jusqu’à la place Kléber. Sans parler de la liaison avec le tout nouveau port de la Porte des Bouchers! (appelé ensuite bassin d’Austerlitz à partir de 1918 et aujourd’hui emplacement de la médiathèque Malraux notamment).
La Grande-Percée: des travaux qui n’ont pas fait dans le détail
La décision est donc radicale. En 1907, le conseil municipal, avec à sa tête le maire Rudolf Schwander, acte les travaux pour un budget de 12 millions de marks. Ceux-ci débutent en 1910, justement par cette fameuse rue du 22 novembre qu’on nomme alors tout simplement Neue Strasse (ce sont les Français qui la rebaptiseront en 1918). Le changement est brutal. 126 maisons sont détruites entre la Grand Rue et la rue du Vieux-Marché-aux-Vins. 3460 habitants sont délogés. Une grande partie d’entre eux seront relogés dans la cité-jardin du Stockfeld créée tout spécialement pour l’occasion. Même la nef de l’église Saint-Pierre-le-Vieux se voit rabotée pour faire place nette !
Au final sort de terre une belle et surtout bien plus large rue agrémentée de bâtiments modernes et à l’esthétique homogène, ainsi que d’un tramway. Le point d’orgue de cette première vague de travaux est l’élévation du grand magasin Kaufhaus Modern (aujourd’hui les Galeries Lafayette) qui fait office de liaison avec la place Kléber et la prochaine rue en construction : celle des Francs-Bourgeois. Mais seul le cinéma l’Odyssée (alors nommé cinéma Union Theater) a eu le temps d’être construit (en 1913, ce qui en fait un des plus vieux cinémas de France) avant que la Première Guerre mondiale n’éclate. Les travaux sont stoppés mais ils reprendront sous pavillon français après le conflit. Entre-temps, suite aux craintes de certains de voir disparaître un pan entier de l’histoire de la ville, une commission avait bien été créée pour établir un relevé systématique des immeubles remarquables et prendre des photos mais quasiment rien ne sera sauvé au final (en 1936 a été intégrée au musée de l’Oeuvre-Notre-Dame la galerie du siège de la corporation des Maréchaux).
La Grande-Percée: Trois vagues de construction entre 1910 et 1960 séparées par les deux guerres mondiales
Dans les années 20 débute donc la deuxième grande vague de construction. En direction du sud désormais. On continue de bâtir le long de la rue des Francs-Bourgeois et on entame l’édification d’immeubles dans la nouvelle rue de la division Leclerc, notamment cette rangée d’immeubles typiques, entre le n°10 et le n°18 avec leurs arcades construites en 1933-34.
Si la rue du 22 novembre avait surtout pour vocation de relier la gare à la place Kléber et d’être pourvue d’ensemble locatif, ces deux nouvelles rues auront accueilleront également au rez-de-chaussée de nombreux commerces. Créer une véritable artère commerçante ayant été aussi l’un des objectifs de la Grande-Percée.
La Seconde Guerre mondiale mit un nouveau frein à l’avancée des travaux. Mais encore une fois, ils reprirent dès les années 50 et pour une dizaine d’années encore. À cette époque, le tracé rectiligne et large des rues n’est plus uniquement dicté par l’hygiène et le tracé du tramway mais aussi et surtout par les besoins de l’automobile qui envahit la ville durant toute la période des Trente Glorieuses. Cette fois on traverse l’Ill pour continuer de percer vers le Sud et la place de la Bourse (actuelle place du maréchal de Lattre de Tassigny : on remarquera à quel point tous les noms liés à la Grande-Percée font référence aux deux libérations françaises de Strasbourg) et donc le bassin d’Austerlitz. C’est la rue de la 1ère armée. Les immeubles du n°11 au n°15 en sont le reflet le plus emblématique. Bien qu’étant les plus récents, on s’accordera certainement sur le fait qu’ils sont aussi ceux qui ont le plus mal vieillis!
En 1960, les travaux de la Grande-Percée prennent fin. Les quatre rues qui en sont nées ne vont guère changer durant les cinquante années qui suivent. Mais aujourd’hui, dans un souci de piétonisation et de végétalisation, la rue du 22 novembre a entamé une nouvelle mue !
À noter qu’en 2010 a eu lieu une exposition sur ce thème aux Archives. Tout comme le catalogue s’y rattachant, elle avait été nommée : Attention travaux : 1910, de la Grande-Percée au Stockfeld.
FLORIAN CROUVEZIER
> Son blog rempli d’histoires et d’Histoire <
Beau travail d’archive !
Passionnant papier ! Merci, Florian.