On parle souvent de l’apport architectural germanique dans la transformation du visage de Strasbourg à l’époque où la ville était capitale du Reichsland Alsace-Lorraine. Le Palais du Rhin, la BNU, l’église Saint-Paul, le Palais universitaire, etc : autant de monuments devenus emblématiques. Mais si l’Empire allemand était un maître pour faire sortir de terre des quartiers cossus et rectilignes, il avait aussi en son sein quelques artistes dont il serait dommage de ne pas célébrer le talent, tel Adolf von Hildebrand, sculpteur qui commit pour le meilleur comme pour le pire et qui laissa en tout cas un souvenir impérissable aux Strasbourgeois. Bon ok son œuvre a été déboulonnée, mais le souvenir d’une œuvre c’est bien aussi. Bon ok ce souvenir fut entretenu par les moqueries et l’amusement plus que par la qualité de son travail. Mais quand même on en parle encore aujourd’hui, c’est que le mec a plutôt bien réussi son coup non ?
Revenons donc au tout début du XXe siècle. La bonne société strasbourgeoise qui vient d’assister au (et de se donner en) spectacle sort tranquillement sur le perron du Théâtre municipal (aujourd’hui l’Opéra) et s’apprête à descendre les marches qui donnent sur la place Broglie. Soudain, certaines femmes de bonne famille gloussent, une main devant la bouche, d’autres se montrent indignées et osent à peine regarder tandis qu’à certaines viennent des idées pas très chrétiennes. Mais quel est donc le sujet de toute cette agitation ?! Un cul. Oui ; une bonne grosse paire de fesses. Et très très fortement déhanchée qui plus est. Bien dure, bien ferme. Normal, elle est en bronze !
Ce derrière, c’est celui de la statue du Vater Rhein, du « père Rhin », autant dieu païen que figure allégorique du fleuve, avec son poisson dans une main et son harpon dans l’autre. Il trône au-dessus d’une fontaine de la place, pile dans l’axe du Théâtre. Depuis son installation en 1902, ce bon vieux Vater Rhein crée la polémique, amuse autant qu’il scandalise. Il est l’œuvre du sculpteur allemand le plus en vogue de l’époque : Adolf von Hildebrand. Et il faut dire qu’il avait de la suite dans les idées Adolf. Car comment rendre compte de la vigueur et de la puissance du fleuve dans les chairs d’un homme si ce n’est en le dotant d’un postérieur bien cambré et bien rebondi ? Bon, pour le déhanchement exagéré, perso je n’arrive toujours pas à comprendre ce qu’il signifie. Peut être les méandres du fleuve, son trajet tortueux ? Ou un simple effet esthétique ? À moins que tout cela ne soit qu’une vaste farce ? En ce cas, ce petit filou d’Adolf doit encore bien se bidonner dans sa tombe.
Malheureusement, on ne peut plus l’admirer aujourd’hui, en tout cas plus à Strasbourg. En effet, ni la fontaine de Reinhard (du nom du notaire qui fit le don testamentaire qui permit son financement), ni la statue qui la dominait n’ont survécu au retour de Strasbourg dans le giron français. Jugée trop scandaleuse, et surtout trop germanique, elle fut déboulonnée en 1919. Mais son destin n’était pas fini ! Elle ne fut pas détruite mais finalement offerte (tu parles d’un cadeau) dix ans plus tard, en 1929, à Munich, ville dans laquelle était décédé quelques années plus tôt son créateur. Retour à l’envoyeur. Depuis lors, on peut continuer à admirer son postérieur mais il faudra en faire le tour, celui-ci n’étant plus offert à tous les regards comme il a pu l’être place Broglie.
En échange, Munich offrit une statue un peu moins tape-à-l’œil mais, il faut le dire, plutôt charmante : le Meiselocker. Ce jeune « charmeur de mésanges » qui orne la jolie petite place Saint-Étienne, un peu à l’ombre sous la frondaison de deux arbres, est l’œuvre d’un artiste installé à Munich mais d’origine strasbourgeoise Ernst Weber. Il tient dans une main une cage et dans l’autre un pipeau dont il use pour attirer les mésanges.
La figure du Meiselocker fait écho à la réputation des Strasbourgeois, séducteurs et beaux parleurs, ainsi qu’à la première pièce de théâtre écrite en dialecte alsacien : Der Pfingstmontag (« Le lundi de Pentecôte »), scène de la vie quotidienne mise en mots par le juriste et dramaturge Georges Daniel Arnold en 1816. D’ailleurs on retrouve son portrait sur le piédestal de la statue, ainsi que celui du peintre et illustrateur Théophile Schuler qui illustra des contes mais aussi de nombreuses scènes et paysages alsaciens au XIXe siècle. Enfin un poème en alsacien louant les bienfaits de la chasse à la mésange et la beauté de l’oiseau qu’on s’apprêtait à zigouiller parachève l’ornementation de cette petite fontaine.
La grâce virevoltante du charmeur de mésanges contre la pesanteur mi-antique mi-comique du « père Rhin », voilà deux conceptions de l’espace rhénan qui agrémentèrent ou agrémentent encore le visage de la ville. Si le Meiselocker fait moins parler de lui que la Vater Rhein, pas sûr pour autant que Strasbourg ait perdu au change. Si ?
FLORIAN CROUVEZIER