À l’heure où l’on se plaît à annoncer la mort du cinéma face aux plateformes de streaming, alors même que la fréquentation en salle est en baisse depuis 1950, retour sur l’histoire de ce médium à Strasbourg, où il n’a pas échappé au particularisme alsacien. Entre pionniers indés, guerres mondiales et rachats internationaux, le récit offre une bonne illustration de l’évolution technique, politique et économique de l’Europe au XXème siècle.
IDu cabaret aux fêtes foraines, en passant par le bistrot :
Naissance du cinéma sédentaire à Strasbourg
L’histoire du cinéma strasbourgeois commence un soir de juin 1896 au Variétés Théâtre, une salle de spectacle populaire où on danse,on rit, on rêve face aux chanteurs, aux prestidigitateurs et aux acrobates qui s’y produisent. Un cabaret, qui a réputation de scandale auprès des religieux de l’église Saint-Pierre-le-Vieux au bout de la rue. Georges Brückmann, le directeur de ce lieu ludique situé rue du Jeu-des-enfants (la bien-nommée), est un grand amateur de spectacle. Il en a visité les plus grands lieux de représentation en Europe, dont le Wintergarten à Berlin… Où a eu lieu, en novembre 1895, la première projection cinématographique payante. Un événement qui a sans aucun doute inspiré cette réplique strasbourgeoise, sans grand succès cependant : les « photographies animées » restent à l’affiche du Variétés Théâtre dix jours seulement. Georges Brückmann est arrivé trop tôt.
Malheureux au
cabaret, le cinéma se cherche une place au bistrot. Notamment dans les bierstubs (les débits de bière), qui
attirent et retiennent déjà leurs clients au moyen de concerts, à l’époque de groupes
militaires issus des régiments strasbourgeois. Presque tous les premiers
exploitants alsaciens sont d’ailleurs des tenanciers, qui ont fini par ouvrir
un lieu dédié à la projection des films
à côté de leurs brasseries (où la bière coulait à flot tout le long de la
séance !). En parallèle, le cinéma va au plus près de tous les habitants via
les Messti, les fêtes foraines alsaciennes, où de premiers forains proposent des
projections d’images en mouvement dans des roulottes. Aussi lorsqu’en juin 1907
une société hollandaise présente « des
tableaux vivants » au Palais des Fêtes de Strasbourg, les deux-mille
spectateurs strasbourgeois sont conquis. Au terme d’une décennie de
sensibilisation, les séances fixes font place aux lieux dédiés : les premiers cinémas.
Censure et propagande nazie :
L’instrumentalisation d’un objet populaire en Alsace
Jusqu’ici, l’histoire du cinéma à Strasbourg n’est pas bien différente de l’histoire du cinéma en France : porté par des passionnés, le cinéma itinérant se sédentarise grâce à la décision de grands producteurs de films, comme Pathé, de ne plus vendre mais de louer les bobines. Ainsi, ce n’est plus le film qui va chercher son public, mais le public qui vient trouver son film, encourageant l’ouverture de lieux qui en rassemblent plusieurs de différentes sortes. Mais nous sommes en Alsace, et les exploitants locaux se heurtent rapidement à une administration allemande jugée plus sévère que dans le reste du Reich… À Strasbourg, un bras de fer oppose ainsi l’un d’entre eux, Charles Hahn, au Polizeipräsident, bien décidé à empêcher l’ouverture de cinémas. Charles Hahn l’annonce, il organisera des projections sans autorisation pour provoquer une décision de justice. Décontenancée par son audace, la police l’autorise à réaliser des représentations devant son café puis à ouvrir son cinéma, l’Eldorado, en 1911. Des concessions dont ne se satisfait pas l’exploitant, qui organisera comme annoncé des projections non autorisées. S’il gagne le procès, il le paiera par un exil forcé en Allemagne durant la première Guerre mondiale… Car l’année 1914 se profile, avec dans son sillage, censure et propagande allemandes.
Si jusque-là, les films projetés en Alsace étaient en majorité étrangers, la guerre modifie du tout au tout la situation. Les actualités françaises sont interdites, et remplacées par des Wochenschau allemandes, de même que tous les films qui rappellent les liens de l’Alsace et de la Lorraine au reste de la France, puis tous les films étrangers tournés depuis le début de la guerre, et enfin tous les films tout court : à partir de 1916, un visa est exigé pour chaque film, rendant le contrôle du film et de l’affiche (sur laquelle les prénoms français sont interdits) incontournable. Le non-respect de la censure est puni par un an de prison. Dans le même temps, les autorités allemandes imaginent une programmation conforme aux idéaux officiels. En 1916 également, il devient obligatoire de projeter un film dit éducatif en première partie de séance, et des « vues de nature » (en pays conquis) en deuxième partie. Le IIe Reich s’est trouvé une arme politique d’importance si l’on en croit le maintien des séances chauffées malgré le manque de ressources… À l’entre-deux-guerres, et tandis que le parlant prend le pas sur le muet, c’est paradoxalement le « retour » au français qui constituera un défi pour les alsaciens, qui ne sont alors que 30% à maîtriser cette langue. Aussi, les cinémas locaux ne sont pas soumis à une politique de non-concurrence aussi rigide que dans le reste de la France, et certaines salles se font plutôt allemandes.
Quand le cinéma strasbourgeois s’embourgeoise…
Et s’acoquine.
Après la seconde guerre mondiale, c’est au tour des films allemands d’être interdits en France, dans le cadre d’une campagne de francisation qui durera jusqu’en 1950 (où l’interdit sera levé et les films allemands réaliseront de belles entrées). Cette politique correspond bien aux envies du public strasbourgeois. Après quatre ans de censure nazie dans une Alsace vidée de tous les « ennemis » du Reich (dont plusieurs exploitants israélites ou non-Alsaciens,donc aux yeux du Reich non-Allemands), il fait un triomphe aux films dont il a été privé pendant l’Annexion : les films français bien sûr, mais surtout les films américains – notamment les westerns, dont les scènes d’action ne demandent pas une grande maîtrise de la langue française… Les spectateurs apprécient la modernisation de même que l’embellissement des salles, amorcés à l’entre-deux-guerres face à des films plus longs, aux sujets plus nobles, soit un cinéma plus culturel et donc plus bourgeois (voire les salles de « théâtre cinématographique » de l’U.T., devenu l’Odyssée, mais encore le bien-nommé Broglie Palace) ; une transformation poursuivie par les nazis, qui leur ont appliqué les normes allemandes (hall d’entrée luxueux, caisse intérieure soignée).
À la frénésie d’ouvertures des années 1950, succède la menace télévisuelle des années 1960, et la surenchère des années 1970, qui voient les grandes salles strasbourgeoises être divisées en plusieurs petites salles : c’est le début des cinémas multisalles, voués à attirer toujours plus de films, de toujours plus de genres, pour toujours plus de spectateurs différents. Les salles les plus populaires ferment, après des tentatives de mue restées vaines… Le Caméo, le premier cinéma de Strasbourg, est transformé en discothèque. Le lieu situé Grand’rue est aujourd’hui occupé par un magasin Norma. L’Eldorado, le temple des séries B, devient l’Ariel, espace cossu pour connaisseurs, avant de fermer lui aussi. La programmation de films pornographiques ne les aura pas sauvés, de même que le Cinébref rue du Vieux Marché aux Vins, aujourd’hui remplacé par une boutique Générale d’optique. Face à son image d’un « quidam chapeauté reluquant l’affiche aguichante du film “Malicieuse à 16 ans” » devant le cinéma Caméo en 1972, le photographe strasbourgeois Bob Fleck se souvient avoir subtilisé avec l’équipe de Stimultania l’édicule de la caissière du Cinébref à la veille de sa disparition :
« Jusqu’à la fin de l’aventure stimultanienne rue Sainte Hélène (ndlr : avant l’ouverture du pôle rue Kageneck), ce petit abri accueillait les visiteurs à l’entrée des expositions. Je n’ai malheureusement pas souvenir d’autres images de ces lieux de perdition – sic ! »
Les années 1980 marquent, à Strasbourg comme ailleurs, la victoire des sociétés internationales sur les indépendants locaux : les premières rachètent les salles des seconds, pour ne garder que les plus rentables et fermer toutes les autres, éliminant de fait la concurrence. Caméo, Eldorado, mais aussi Broglie (devenu un immeuble d’habitation) et Arcades (à l’emplacement de l’actuel McDonald), Union/Rits et Cinéac/Méliès… De ces cinémas strasbourgeois ne reste aujourd’hui que la mémoire ; des indépendants, le Vox et les cinémas Star, qui n’ont pas connu la guerre mais ont su résister au monopole des géants, à force de propositions audacieuses auxquelles le public strasbourgeois continuera, on espère, de réserver un accueil chaleureux.
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Sources :
http://www.miralsace.eu/
« Alsace cinéma : Cent ans d’une grande illusion » (1999), Odile Gozillon-Fronsacq
De la même auteure : « Cinéma et Alsace : Stratégies cinématographies, 1896-1939 » (2003)