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Strasbourg : Le ballet d’un émotif

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Un bar. Un vendredi, en fin d’après-midi. Du monde. Beaucoup de monde.

Je m’installe tant bien que mal à une table recouverte d’une fine pellicule de slime au houblon. Ma main peine à se décoller. J’attends l’arrivée imminente de Bill Murray, fredonnant «If there’s somethin’ strange in your neighborhood – Who you gonna call? Ghostbusters ».

J’inspecte la carte avant d’opter pour une pinte de stout comme je n’ai pas déjeuné. Plat et dessert dans le même verre : l’amertume d’un café et la consistance d’un kebab.

J’ai réservé un emplacement assez tôt, de façon à avoir une vue unique sur le ballet orchestré de ce microcosme. Les acteurs se mettent en place, jouant un rôle prédéterminé dans cet opéra en plusieurs actes. Pas d’improvisation. De là-haut, quelqu’un tire les fils invisibles des ces marionnettes emplies de doutes.

Avant l’ouverture des rideaux, quelques gémissements dans la salle. Des discussions légères sur la fin d’une mission d’intérim, la susceptibilité d’un collègue ou la prochaine soirée au Kalt. Le serveur, tatoué jusqu’aux oreilles, annonce le début du spectacle en sonnant la cloche de l’Happy Hour.

Il est 17 heures, Strasbourg s’éveille. Mesdames et Messieurs. Prenez place. Le spectacle peut commencer.

Les danseurs entrent en scène. A chaque époque ses costumes. La tendance est aux lunettes rondes “fil de fer” des années 80. La mode n’est qu’un éternel recommencement. Les figurants aux looks négligés savamment travaillés, se postent au comptoir pour remplir l’espace et jouer leurs chorégraphies du coude comme des rats qui n’obtiendront jamais de places de danseurs étoiles à l’Opéra de Paris. Au mieux, ils seront des fulgurances, des étoiles filantes un soir d’été.

Les roucoulades commencent sur ma gauche. Une succession de compliments sur des yeux vert émeraude. La douceur d’une main. La pupille dilatée par ce petit picotement qu’on appelle “la passion” ou l’abus d’alcool. Dans le deux cas, ça risque de mal se terminer.

Un mal de cœur ou un mal de crâne. Le Doliproeur n’est pas encore commercialisé.

Plus haut, une jeune femme aux cheveux courts tape frénétiquement sur son Iphone, levant la tête comme un suricate en alerte au moindre mâle franchissant la porte.

Des étudiants criards se postent à une longue table, balançant des blagues potaches sur la risée du groupe, qui, rouge de timidité, n’ose pas placer le moindre mot pour se défendre.

Il en prendra plein la tête durant la soirée, agacé par des meneurs au physique d’Apollon, qui ne se rendent pas compte que cet instant d’humiliation interminable, restera à jamais gravé dans sa mémoire. Il aimerait être ailleurs mais a suivi le mouvement comme il le fait à chaque fois, parce que chez lui, dans ce petit appartement de la cité universitaire Paul Appell occupé par le vide, c’est encore pire que de se faire casser par une bande de branleurs en pleine puberté.

Nous nous fixons. Il sent mon empathie. Il sait que je sais. Souvent, dans ce genre d’endroit, les regards de paumés se cherchent et finissent par se trouver.

Un coup de foudre entre marginaux. Être seuls à plusieurs, au milieu d’un grand n’importe quoi, ça rassure.

Ses yeux transpirent la passivité, la lassitude, l’envie de normalité. La faute à toute cette propagande marketing omniprésente, ventant les mérites de la différence, tout en orientant nos vies vers un look, une façon de penser, de manger, de baiser. Pas une dizaine de mètres sans une affiche de mannequin anorexique photoshopé tentant de nous faire croire que la vie est un slogan de Jacques Séguéla. Si à 50 ans on n’a pas de Rolex, on a raté sa vie. Une grande partie de la vie, la vraie, ne sent pas le Chanel mais la merde.

Il n’a pas choisi d’être comme il est. Depuis toujours, il reste en retrait, comme l’individu le plus fragile d’un troupeau de yaks en proie aux morsures de carnassiers. C’est eux ou lui. Il n’a aucune chance.

Il trempe ses lèvres dans une pinte de bière allemande. Il n’aime pas cette bière. Elle est chaude et fade comme un jet de pisse mais à cette heure-ci, un verre d’urine vaut moins chère qu’un Coca. Il faudra qu’il en recommande vite une autre avant la fin de “L’heure heureuse” sinon sa bourse d’étude en prendra un coup et il devra quémander une rallonge à sa mère pour finir le mois.

Il scrute discrètement les tables autour de lui, pour se rendre compte qu’il est différent des gens de son âge.

Ils semblent légers, confiants, drôles et charismatiques ou alors ils jouent déjà très bien la comédie. Ce jeu d’acteur n’arrive qu’à l’âge adulte, avec son lot de déception et l’hypocrisie d’une société individualiste. Tout parait déjà tracé. Des études brillantes. Un avenir avec une cuillère en argent dans la bouche et non pas des pâtes à la sauce tomate, trois fois par semaine. Papa est dentiste. Maman est avocate. Fais dodo, Colas mon petit frère, tu seras médecin ou fou, peut-être même les deux si tu es doué. De l’esthétique et de la grâce dans chaque recoin de leurs vies, du futur loft de 135 m2 à cette façon particulière de parler qu’ont les gens sûrs d’eux.

Il n’arrive pas à imaginer son avenir . Faire des études pour faire quelque chose. Faire plaisir à son conseiller d’orientation. Faire plaisir à son père. Boire de trop pour avoir le sentiment d’exister et de faire partie d’un groupe, l’espace d’une soirée. Survivre aussi longtemps qu’il le pourra afin de rompre avec un héritage familial qui lui colle à la peau comme une odeur de cigarette mouillée imprégnée, dans les murs de sa chambre minuscule.

Il se sent scruté, jugé, examiné. L’ivresse le rend parano. Son pull en acrylique H&M le démange. Il a envie de se gratter et d’hurler au monde qu’il est là, qu’il existe, que le sang coule dans ses veines et que son esprit est affûté comme le couteau tranchant de son boucher.

Il n’arrive pas à prononcer le moindre mot mais il semble que cette fille étrange lui jette quelques coups de paupières tout en faisant mine d’être totalement désintéressée.

Le destin souffle sur sa nuque. Il a la chair de poule au coeur.

Il bouillonne.Un sentiment de vie et d’invincibilité s’empare de lui. C’est son quart d’heure de célébrité. D’hommage qu’Andy Warhol ne soit pas là pour voir ça.

Le deuxième acte peut commencer.

Il en sera le héros. Certes, un héros vêtu d’un jean trop grand pour un corps si frêle, mais son épée et son armure sont dans sa tête. Personne autour de lui n’imagine ce qu’il peut ressentir. Il lance de plus en plus de regards à cette inconnue qui l’intrigue. Elle n’est pas très grande, des cheveux roux et longs, les jambes croisées à siroter un mojito à la fraise, en mâchonnant le bout de sa paille. Elle s’emmerde royalement. Il devine, dans la façon qu’elle a de passer sa main dans les cheveux, qu’elle est comme lui – jamais à sa place,nerveuse – qu’elle le transpercera d’un coup de sabre-laser en forme de lèvres.

S’il avait un minimum de courage, il se lèverait sans dire un mot, suivi du regard par sa bande de pseudo-potes bouche-bée, pour s’asseoir à côté d’elle et lui chuchoter quelque chose à l’oreille qui la fera rire aux éclats, comme s’ils se connaissaient depuis des années. Des éclats de bonheur qui finissent leurs courses en plein coeur. Ils boiraient des verres ensemble toute la soirée et puis au moment de partir, elle lui donnerait son numéro de téléphone avant de lui déposer un baiser fragile sur la joue. Il se retournerait en toute décontraction pour coller le mot doux contre la vitre, pour que toute la tablée puisse en profiter. Il ferait un gros doigt d’honneur et partirait marcher sans but, pour ressentir la solonéllité de l’instant.

Le brouhaha est de plus en plus élevé. La danse de la vessie raisonne dans les têtes. C’est la queue devant les toilettes.

Les langues se délient. Les timides prennent de l’assurance, un peu trop même. Les inconnus deviennent de vieux frères. Les cartes bancaires volent comme des oiseaux de nuit immortels. Les soucis, tracas, peurs, angoisses, sont au vestiaire encore quelques heures comme des vestes froissées qu’on récupérera au petit matin. Des romances débutent, des cirrhoses aussi.

Il a enchaîné plusieurs bières. Il ne sait plus combien mais son extrait de compte lui rafraîchira la mémoire demain. Il se retient d’uriner depuis plusieurs heures de peur de voir partir celle qui anime ses pensées mais il ne peut plus se retenir, c’est Hiroshima dans son bas-ventre. Un dernier regard avant d’aller se soulager. Il n’en a pas pour longtemps. Il sent que cette nuit, rien ne peut lui arriver. C’est son ballet. Le ballet d’un émotif, sans collant et sans tutu.

En sortant des toilettes, la déception s’empare de lui. Elle n’est plus là. Elle est partie comme ça, sans le prévenir, lui qui devenait obnubilé par le moindre de ses gestes. Il est pris de nausées et a besoin de s’asseoir à sa place encore chaude, pour la sentir, elle qui était là, il y a quelques minutes.

Sur la table, trône une feuille pliée et un stylo. Il l’ouvre, plein d’espoir, parce que dans les films américains, l’héroïne laisse toujours un indice au héros pour qu’il la retrouve dans une rue sombre où la neige tombe sensuellement sur les pavés luisants.

Sur la papier, il devine son visage caricaturé, désigné par une flèche. Il sourit. L’oeuvre est signée “Heima” comme une ode à Sigur Ros et aux terres volcaniques islandaises.

Ég Er Kominn Aftur -Je suis encore là,
Inn I Þig – En toi,
Það Er Svo Gott Að Vera Hér – C’est si doux de rester ici,
En Stoppa Stutt Við – Mais je ne reste plus pour longtemps,
Eg Flýt Um I Neðarsjávar Hýði – Je flotte tout autour dans une hibernation sous-marine,
A Hóteli Beintengdur Við Rafmagnstöfluna Og Nærist – A l’intérieur d’un hôtel, reliée à une paroi électrique qui me nourrit,

En Biðin Gerir Mig Leiðan. Brot Hættan Sparka Frá Mér – Mais l’attente me rend fébrile. J’abandonne la faiblesse,
Og Kall A – Verð Að Fara. Hjálp – Et je cris. je dois partir – Au secours,

Eg Spring Ut Og Friðurinn I Loft Upp – Je suis expulsée vers l’extérieur et la sérénité a disparu,

Baðaður Nýju Ljósi – Baignée dans une nouvelle lumière,
Eg Græt Og Eg Græt Aftengdur – Je pleure et je pleure, déconnectée,
Onýttur Heili Settur A Brjóst – Un cerveau à reconstruire mis sur des seins,
Og Mataður Af Svefn-G-Englum – Et nourri par des somnambules.

Il sort du bar en courant, comme Bridget Jones, pour arriver à l’aéroport avant que l’avion de Mark Darcy ne décolle pour toujours. Le souffle court, penché en avant, les mains sur les genoux, il plisse les yeux et distingue au loin, une silhouette s’effaçant dans la nuit d’un pas discret. Un spectre d’émotions sous une capuche rouge. Il prend son élan pour le sprint de toute une vie.

Le dernier acte peut commencer.


Mr Zag

Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.

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