A l’ouest de Strasbourg, un petit village d’irréductibles s’est installé dans une petite clairière en lisière de forêt, entre Kolbsheim et la Bruche. Ils occupent le terrain avec l’accord du propriétaire d’un vieux moulin abandonné qui leur fournit l’eau et l’électricité. Cette zone et ses nouveaux habitants embêtent beaucoup l’entreprise Vinci, parce qu’elle est sur le trajet d’un gros projet d’autoroute et au centre de l’opposition à ce même projet. Cette zone, c’est la ZAD (Zone à défendre) anti-GCO (Grand Contournement Ouest) du Moulin, également nommée Réserve du Bishnoï, et elle fêtera ce weekend sa première bougie.
Bien plus petite que sa sœur de l’Ouest (Notre-Dame des Landes), les militants s’y sont installés et restent assez actifs et vigilants, notamment suite aux récents rebondissements autour du projet et de leur situation. On a rencontré ces résistants de l’environnement le temps d’une soirée. Au programme : BBQ, bricolage, discussion politique et reggae jusqu’au bout de la nuit.
A la sortie de Kolbsheim, après quelques centaines de mètres parcourus sur la D93, un sentier menant dans la forêt est bloqué par un étrange fort aux palissades en bois, défendu par une armée de moustiques. Entouré de pneus et d’affiches, le pont-levis est baissé. Deux personnes le traversent, armées d’une grosse enceinte. Bienvenue au Zadistan de l’Est. Ce sont les musiciens du sound-system strasbourgeois « Life and Creation », des vieux de la vieille. Après un concert la veille à la Maison Mimir, ils viennent soutenir leurs copains de la Zad et de l’association GCONonMerci et revendiquer leur refus du GCO.
Bienvenue au Zadistan de l’Est.
Le chemin continue pendant quelques centaines de mètres, jonché de miradors improvisés et d’amas d’objets incongrus, avant de déboucher sur une clairière. Plusieurs tentes sont installées de manière disparate, tenant compagnie à quelques mobile-homes et autres camping-cars et caravanes. Deux structures construites à la main se distinguent, en plus de deux vieilles bâtisses à l’autre bout de la clairière.
L’une ne paye pas de mine de l’extérieur, à l’allure d’une grande tente de secours digne d’un camp de réfugiés, mais très confortable à l’intérieur et entourée de créations artistiques et pratiques étranges faites d’objets de récup. L’autre est une belle petite cabane élégante qui semble s’être naturellement greffée à l’arbre qui la supporte, accompagnée d’un petit potager et d’un poulailler.
Un homme brise des palettes, d’autres sont attablés au milieu de la clairière sirotant des bières. On dirait un début d’apéro assez classique, mais la plupart d’entre-eux ont construit toute l’après-midi et d’autres sont encore à l’ouvrage pour préparer la soirée. Le temps de s’installer, de dire bonjour à tout le monde, on est accueilli agréablement et rapidement. La clairière fait office de bulle d’évasion, coupée du monde. Quelques poules et des biquettes (Manu et Brigitte) se baladent à l’air libre.
Avant le début du concert de reggae, c’est l’heure du BBQ, autour duquel je rencontre Daniel, un militant non-violent et une présence importante sur la ZAD. La raison profonde de sa venue ici, c’est pour construire une cabane : « J’en ai déjà construite dans un village à côté, elles me servent d’atelier. Les copains m’ont dit : “Arrête de faire ça tout seul chez toi et viens donc ici !” Et puis forcément après, je me suis fait contaminer progressivement par tout le reste… »
Ici, chacun fait ce qu’il peut à sa manière : « C’est important cette liberté. Il y a souvent des conflits en collectif, quel que soit le collectif, avec des gens qui disent “Ouais j’en fais plus”, etc. Moi je pars du principe, même si t’es là à rien foutre, t’as le droit d’être là à rien foutre, à condition que tu ne viennes pas faire chier celui qui fait quelque chose. Chacun y met un peu du sien. Si jamais il y a un souci avec quelqu’un, le collectif est là pour l’encadrer ou le conseiller, etc. Notre seul ennemi c’est Vinci après tout ! Il faut se dire qu’on est là pour une cause commune, alors à part quelques conflits de coqs, le reste ça va quoi. »
Vinci, cette entreprise au cœur du projet qu’ils combattent, ils en ont rencontré les employés. « Oh bah on s’appelle par nos prénoms maintenant. “Bonjour François, alors vous avez ramené les croissants aujourd’hui ? – Ah merde, bah non Daniel…” Ça donne part à des situations très ubuesques, presque surréalistes comparées aux autres ZADs. Quand on ne pouvait rien faire, on les a suivis et surveillés, pris en photo etc. Ce qui fait qu’on a développé une certaine complicité… Mais pas dupe ! Chacun essaie de savoir comment l’autre côté veut agir. Dès fois, ils font des boulettes et ça nous permet de ramener un huissier et de porter plainte. On leur coupe l’herbe sous le pied, parce qu’ils ne peuvent plus dire au préfet “Il faut les virer, ils nous empêchent de travailler !” Et en plus on peut retourner leurs travaux contre eux et les retarder un peu plus. »
Avec les forces de l’ordre, dont ils ont également eu la visite plusieurs fois, notamment pour une récente convocation au tribunal, ça se passe de manière mitigée. S’il y a eu quelques échauffourées, le climat passe plutôt bien avec les gendarmes locaux : « On gère les relations de manière ferme mais détendue. Ce n’est pas parce que ce sont des forces de l’ordre qu’on va les accueillir avec des cailloux, ni que l’on va se laisser faire. On a déjà un pont-levis et on attend deux percherons pour avoir des chevaliers en armure au cas où (sourire). Non, mais c’est symbolique tout ça, c’est retardataire ! La volonté ultime ce n’est pas de lever une barricade et se planquer derrière. On veut avoir le temps de les voir venir et grimper dans les arbres ou s’accrocher judicieusement à certains endroits, etc. On ne veut pas de confrontation. On ne veut pas qu’ici, ça se passe comme à Notre-Dame des Landes, et qu’il y ait des kilotonnes et des kilotonnes de gaz lacrymo déversé… »
Pour autant, l’enjeu est de taille et la mobilisation déterminée, malgré le look et l’attitude plutôt nonchalante voire zonarde des zadistes présents… « L’emplacement ici est stratégique. S’ils n’ont pas fait leurs travaux préparatoires avant le 31 décembre 2018, ils ne les feront plus (et attaqueront les véritables travaux), et ils payeront les amendes de retard et de non-respect des procédures. »
Mais ce soir, c’est soir de fête. A en croire les dires de Daniel, le reggae n’est pas un automatisme, contrairement à ce que les clichés pourraient nous faire croire : « Il y a des après-midi entières de classique, de jazz… C’est assez éclectique ». Le groupe d’une bonne dizaine de zadistes permanents gonfle petit à petit au fil de la soirée, pour atteindre une bonne trentaine de personnes. « On travaille tout le temps ici. Après on est rejoint par plus de monde le weekend ; forcément les associatifs qui travaillent, avec une vie de famille, ne peuvent pas être présent tout le temps en semaine. Mais ils nous aident énormément, comme les habitants de villages d’ailleurs, pour les vigies tôt le matin, pour les courses, nous apporter du matériel… »
Les copains de la ZAD sont variés, mais une bonne poignée sont des strasbourgeois gravitant autour de la Maison Mimir. Après le repas, on va découvrir la grange (le moulin n’est pas « squattable », après l’accord avec le propriétaire). Un petit bar très sympathique a vu le jour dans la semaine , cocktails faits maison, sushis et petite restauration au menu. A côté, une tireuse de bière locale « La Mercière » est installée : « On s’est arrangé avec eux, ils nous aiment bien. », m’indique le barman, un autre des permanents de la ZAD.
Alors que les musiciens installent leur matériel, les autres prennent l’apéro : « Normalement, dans les lieux comme celui-ci tu n’as pas à juger, ni à l’être. Tu peux faire ce que tu veux, il n’y a pas de discrimination religieuse, de peau, de mode de vie, on s’en fout tout le monde est le bienvenu. Et puis, ça bouge tout le temps, ça dépend de comment les gens se sentent ici. Après, ils reviennent pour voir comment ça a évolué si ça change un peu, d’autres non… Le maire nous soutient, il passe dès fois prendre son petit café et discuter… C’est posé ! »
Le lieu fonctionne sur le principe de l’autogestion et d’une micro-société horizontale. Chacun vaque à ses occupations ou alors on fait un quelque chose pour la collectivité, comme débarrasser, faire de la vaisselle, faire du rangement… « Si tu as un projet de cabane et bien tu fais ta cabane, si tu vois qu’un copain veut en faire une et tu vas l’aider… Ce sont des trucs comme ça, il y a toujours quelque chose à faire, c’est au jour le jour, ce n’est pas comme s’il y avait un planning quoi. »
Certains des artistes sont déjà venus jouer il y a un an. Jouer ici leur tient à cœur : « Une super vibe, des gens cool, pas d’embrouille, pas d’agressivité dans les paroles de gens, tout le monde discute, partage, échange… C’est un peu l’ambiance du reggae donc c’est cool. En plus, je respecte tellement les gens qui s’engagent et qui quittent tout pour aller vivre comme ça, à l’arrache, enfin sans tout le confort qu’on a l’habitude d’avoir… Pour se battre pour ces valeurs. Je trouve ça très courageux. »
« Quand je joue ici, c’est le côté militant qui va ressortir bien sûr. Tout ce qu’on veut c’est jouer du son et soutenir. On parle ni d’argent, ni de quoi que ce soit du genre… On est là pour les potes, pour la vibe et c’est ça qui est important. Les artistes s’engagent de moins en moins je trouve. C’est dommage. Nous, on estime qu’il y a déjà assez de voitures, d’autoroutes de bouchons, ça va juste créer plus de pollution, on sait comment ça se passe, à chaque fois c’est pareil… On est contre ça. On veut garder notre coin de nature. Regarde, ici ce soir on est au calme, posés entouré d’une forêt. C’est ça qu’on veut préserver. On milite à notre manière, à notre échelle avec la musique. » Les concerts commencent sous le toit de la grange, les vinyls de reggae s’enchainent, puis un mix de dub avant d’enchainer sur de la jungle. Des Mcs, des rappeurs et reggaemens se passent régulièrement le micro pour lâcher des textes ou improviser, ambiançant la petite foule qui s’agglutine autour des platines.
Parfois l’ambiance se relâche. J’en profite pour discuter avec un personnage étrange, qui se fait appeler Jack Sparrow. Cet ancien strasbourgeois s’est installé depuis peu à la ZAD : « Je suis venu ici pour m’installer. Dans la lutte évidemment, mais aussi pour vivre en forêt, en autarcie. Depuis que je suis ici je n’ai plus envie de retourner en ville. Je n’y arrive plus ! Même là avec la coupe du monde. J’adore faire la fête avec les potes, et gueuler comme des dingues place Kléber comme il y a deux ans pendant la coupe d’Europe, mais là, depuis que je vis ici, je n’y pense même pas. Je crois que je me sens bien grâce au fait de ne pas avoir de pression, d’être libre, de faire ce que je veux. »
La soirée continue jusqu’à tard dans le nuit. Autour d’un feu quelques-uns jonglent, jouent d’un instrument ou refont le monde. Doux rêveurs sans doute, mais les zadistes de Kolbsheim, s’ils peuvent se faire expulser à tout moment, ont certainement encore quelques beaux jours devant eux. En tout cas, un anniversaire à fêter avec des débats autour de l’écologie et de la réduction de déchets.