À seulement 29 et 32 ans, Cyprien et Adam font partie de ces rares musiciens strasbourgeois qui vivent exclusivement de leur statut d’intermittent. Entre projets perso (Léopard DaVinci pour Cyprien et Adam & The Madams pour Adam) et groupes indépendants (The Fat Badgers pour le premier et Dirty Deep pour le second), les deux compositeurs-interprètes multiplient les dates de concert depuis 5 ans, un peu partout en France et en Europe, avec le groupe qui les rassemble, Albinoid Sound System.
Intrigués par ce duo d’inclassables qui jonglent autant avec les projets que les styles musicaux (soul, funk, blues, rock, électro…) et qui sont de tous les événements locaux importants (Décibulles, Cabaret Vert, Y a du Monde au Balcon, Paye ton Noël…), on a voulu en savoir plus sur leur parcours entre fac, conservatoire et backstage, et sur leur développement du RSA jusqu’au statut intermittent. Autour d’un thé glacé, parce qu’il faut savoir se ménager, ces deux faux branleurs et vrais bosseurs évoquent leur relation vitale avec la musique et leur rapport amusé avec le succès, entre une histoire de groupe et une anecdote de scène : « En tournée, on est directement connectés à la hotline du kiff. »
Pour l’occasion, Cyprien et Adam vous ont concocté une playlist qui rassemble des morceaux variés de quelques-uns de leurs très nombreux projets :
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Profession musicien, ça demande quoi comme études ?
Adam : Moi après le bac, j’ai commencé une année de graphisme, et puis je me suis réorienté en musicologie et j’ai intégré le conservatoire de Strasbourg en classe de jazz.
Cyprien : Et moi, j’ai fait un BTS et une troisième année de licence en cinéma, puis j’ai intégré la même classe au conservatoire. Je suis allé à la fac pour faire plaisir à mes parents mais aussi parce que je ne me sentais pas assez fort en musique à l’époque… D’ailleurs, pour candidater au conservatoire j’ai envoyé un son nul techniquement, mais ils ont aimé que je l’ai composé. Moi je vivais pour la musique, je croyais que tout le monde composait mais en fait non et c’est comme ça que je me suis retrouvé à bonne école sans gros bagage technique.
Adam : C’est dans cette classe de jazz qu’on s’est rencontrés. Quand on dit « conservatoire », on pense souvent à une ambiance très studieuse, mais cette classe de jazz c’était de la folie ! C’était plus un laboratoire qu’une classe, à l’américaine, avec des profs barrés qui encouragent les rencontres et les projets. Et puis, en sortant de là, on s’est lancés.
Comment on se lance dans un projet artistique dans votre cas musical, en sachant que ça ne va pas payer des masses dans un premier temps, voire indéfiniment ? L’argent est une source d’inquiétude pour beaucoup de jeunes malgré un diplôme universitaire…
Adam : Je pense pouvoir parler pour deux en disant qu’on vit pour la musique, c’est viscéral ! On aurait passé nos journées à composer et nos soirées à jouer de toute façon… Alors autant essayer d’en faire un métier qui paye le loyer. Au pire on aurait donné des cours de musique à côté pour subvenir à nos besoins. Moi je n’ai pas réfléchi plus que ça, c’était une évidence.
Cyprien : Faut dire qu’on a besoin de très peu d’argent pour vivre, c’est tellement nourrissant pour nous la musique ! On n’a pas besoin d’un budget loisirs ou vacances, on investit tout dans notre passion.
Adam : Et faut aussi préciser que ça demande du temps de bien gagner sa vie dans ce secteur d’activité. On a cette vie depuis quoi, 5 ans à peu près. Y a eu un long moment où on vivait du RSA. Aujourd’hui si on a besoin de peu c’est aussi parce qu’on a eu fait avec presque rien. Faut accepter que ça va se faire progressivement et essayer de rester cool.
Aujourd’hui vous vivez tous les deux exclusivement de votre activité d’intermittent alors que la plupart des musiciens locaux ont un travail payant en parallèle : comment ça marche ?
Adam : On a une chance incroyable en France, d’avoir ce système qui permet aux artistes de vivre décemment… Même si c’est un immense bordel ! [rires] En gros on doit justifier de 507 heures par an. C’est l’équivalent de 43 ou 44 cachets, parce qu’un concert est coté 12 heures, ne me demande pas pourquoi… Dans ces heures annuelles, on peut aussi inclure les temps de création si on est dans un label ou un programme structuré… Nous on finance l’essentiel grâce aux concerts parce qu’on n’a pas besoin de studio avec la formation de Cyprien.
Cyprien : Le souci c’est que pour 12 heures, entre le trajet, le matériel et la prestation on est rapidement à 600€ de facture, et pour un jeune groupe ça fait quand même beaucoup… Puis si on joue déclarés dans un petit bar, à ce tarif, le gérant n’a plus qu’à fermer son commerce ! C’est le bordel, mais comme dit c’est un choix de vie, on savait à quoi s’attendre de ce côté-là et on est coachés par des anciens… C’est du travail mais on vit pour ça, on ne saurait pas quoi faire d’autre. En tournée, on est directement connectés à la hotline du kiff.
Adam : C’est ça ! C’est exigeant d’en vivre mais on s’amuse beaucoup. On est des gamins.
“On n’a pas besoin de studio avec la formation de Cyprien.”
Des gamins qui vivent de leurs bêtises ! Comment on se fait sa place dans ce milieu ?
Adam : Moi j’ai commencé en m’incrustant dans d’autres groupes, et puis à force de me voir on a commencé à m’appeler. On fait des tremplins, des concerts gratuits, ça marche au culot… Il n’y a pas de formule magique, tu prends tout jusqu’à ce que ça prenne.
Cyprien : C’est ça, ça passe par les concerts. Après, autour d’une bière, ça se rencontre et ça s’entraide tout simplement. Ça marche à la confiance, on te demande un service, t’assures et on t’en rend un aussi. Au début tu prends tout et puis après y a un rythme qui se met en place. Là on est en train d’apprendre à dire non de temps en temps… Cet été, j’ai passé 3 jours chez moi, et ce week-end, j’ai enchaîné 15 heures sur scène. Faut qu’on se calme. [rires]
C’est ma question suivante ! Vous enchaînez les concerts toute l’année, avec une dizaine de groupes différents : comment vous trouvez le temps de créer ?
Cyprien : Un groupe c’est une histoire d’amour. Ça part d’une envie de vie. Par exemple pour Adams & The Madams, on était en vacances, on se faisait chier, et on s’est dit : « Vas-y, on fait du rock ! » C’est aussi con que ça. Stratégiquement on nous a fait vite comprendre que c’était débile. L’industrie veut que tu correspondes à une case précise pour que le public t’identifie clairement et que tu te vendes plus facilement. Mais sans tous ces projets, on se ferait chier !
Adam : Ça peut paraître contradictoire mais on n’arriverait pas à créer comme on le fait sans tous ces groupes. Quand on est bloqués sur un projet on passe sur un autre pour se ressourcer et on revient plein d’idées ! Ça demande de l’organisation, on a un tas d’agendas en ligne pour caler les temps de création et de scène avec les différents groupes, mais c’est jouable… Et puis on s’est mis d’accord pour donner la priorité aux projets qui marchent bien.
Cyprien : Pour résumer ça part d’une envie et puis on gère en fonction de la réponse du public, et ça ça ne se prévoit pas… De façon générale on ne s’interdit aucun style, tout ce qu’on veut c’est faire des trucs festifs sans prétention… Des trucs pour faire danser les gens ! On n’a pas une démarche très intellectuelle, même si on peut aimer des trucs plus confidentiels en tant que spectateurs. On veut juste partager notre kiff en fait.
Adam : En 2017 on a fait plus de 100 concerts et on est aussi allés en voir pas mal, ça ne nous empêche pas de créer, ça ne nous lasse pas du métier… La musique c’est notre passion avant d’être notre travail. C’est ce qu’on aime, c’est notre mode de vie, on n’en connaît pas d’autre ! Limite je regrette de ne pas avoir vu plus de concerts en 2017 ! Il y a tellement de propositions à Strasbourg, ça aussi c’est une chance…
Faire danser les gens : check
Si j’ai bien compris, la scène permet de se faire connaître et de financer des créations… Quid de ces créations, elles se vendent encore à l’heure d’Internet, soit cet outil monstrueux qui a tué l’industrie du disque ?
Cyprien : [rires] Avec Internet, c’est devenu plus facile de faire de la musique, ce qui ne veut pas dire que les propositions sont moins bonnes qu’avant. Aujourd’hui, avec un équipement assez basique et accessible on peut produire des sons de très bonne qualité. Du coup, on est plus nombreux sur cette brèche qu’avant, ce qui me laisse penser que ce n’est pas plus facile de percer maintenant. Mais oui, le disque en tant qu’objet est clairement mort…
Adam : Sur les plateformes de streaming on touche 17 centimes pour 500 écoutes… Donc la présence en ligne c’est vraiment pour ramener des gens aux concerts, c’est ça qui nous paye. Si on fait un album, c’est qu’on en a envie parce que ça rentre dans notre démarche. Après ça dépend aussi des projets, par exemple pour mon groupe Dirty Deep, on a intégré un label, qui a sa stratégie de diffusion nationale… Ça ça nous dépasse !
Cyprien : Si ça devient plus gros que toi, ce n’est plus toi qui gères ! T’es accompagné de gens vraiment précieux dont c’est le job, et ça c’est un kiff aussi, de voir que tu crées des emplois… En gros, on met tout en ligne, puis quand on sort un truc physique, c’est pour faire un bel objet collector comme les vinyles avec The Fat Badgers et l’EP littéralement en carton avec Albinoid Sound System… Un album aujourd’hui ça prend trop de temps pour peu de retours, on s’en tient aux EP.
Adam : On a plus d’impact avec une vidéo bien foutue qu’avec un album ! Récemment on a gagné un Hop’la Award pour un clip tout pété à 40 balles… On n’est pas peu fiers. [rires] Ça nous ressemble bien, ce genre de trucs…
Suivez quelques-uns des millions de projets d’Adam et Cyprien :