Dans la série « Jean-Michel Cliché a dit », on part d’un propos tranché souvent entendu et rarement justifié qu’on va vérifier sur le terrain. Aujourd’hui : les jeunes actifs.
Je suis perdu-e, je clique ici pour lire la première partie.
Fanny, 27 ans – Niveau bac+3
« J’avais tellement peur de l’échec que j’étais mon propre bourreau. »
Comme Yoann, c’est face à une conseillère d’orientation qui lui répète que « la psychologie est une filière bouchée » que Fanny, incertaine, choisit d’intégrer une faculté de droit. Elle en ressort 3 ans plus tard, avec une licence obtenue au prix de sa socialisation : « Je n’ai jamais eu de facilités pour apprendre, j’ai toujours dû travailler beaucoup pour me maintenir à flot. » Avec le recul, elle concède cependant : « J’avais tellement peur de l’échec que j’étais mon propre bourreau. C’est moi qui me suis privée de repos, de sorties… De jeunesse. »
Ereintée par sa licence, Fanny décide de ne pas poursuivre en master. Elle réalise alors des stages de courte durée dans l’espoir de trouver sa voie par l’essai, sans succès… C’est finalement à son inscription à Pôle Emploi, lorsqu’une conseillère l’inscrit à une semaine de formation dans le secteur immobilier, que Fanny se découvre un intérêt pour la gestion de sinistres. Elle trouve alors un emploi par l’intermédiaire d’une agence d’intérim pour une compagnie d’assurance, en CDD de 3 mois renouvelable. « À l’époque je n’envisageais pas le CDD pour me trouver. On y associe une certaine précarité alors que c’est un format court et payant. » Elle pondère cependant : « En tant qu’employée en CDD, je me suis sentie moins valorisée que les employés en CDI, qui me confiaient des tâches ingrates… »
En plus de ce rapport de déférence, son statut d’intérimaire réduit sa paye et limite ses droits. C’est pourquoi après quelques renouvellements, elle troque ce premier CDD contre un autre, sans l’intermédiaire d’une agence d’intérim cette fois, dans une compagnie concurrente. Après un renouvellement, elle ne sera malheureusement pas gardée par cette nouvelle entreprise, faute d’activités suffisantes dans son service. Depuis, Fanny est au chômage : « Avec 1000€ d’indemnités et des APL valorisées, je gagne plus que je n’ai jamais gagné en travaillant. Ça soulage… Mais ça enrage. » En raison d’une opération médicale imminente, elle a refusé deux offres pour ne pas débuter un contrat par 3 mois d’arrêt-maladie. C’est la première fois de sa vie qu’elle ne cherche pas activement du travail. Les yeux dans le vide, elle glisse : « C’est inquiétant, le néant. »
« Je ne me sentais pas précaire en CDD. Tant qu’il y avait du travail et que je le faisais, j’étais renouvelée. Je pense que la loi qui limite le nombre de renouvellement bloque parfois plus l’insertion des jeunes que les abus des employeurs. »
Yaël, 26 ans – Niveau bac+3
« Je culpabilisais de ne pas travailler dans mon domaine d’études en pensant à l’investissement financier de ma famille… »
Comme Fanny, Yaël n’a pas immédiatement trouvé chaussure à son pied… Après un BEP sanctionné d’un bac pro en communication graphique, elle réalise une mise à niveau à l’Institut supérieur des arts appliqués de Strasbourg afin de mieux y poursuivre sa formation en BTS. « C’était une période de remise en question… Mes amis en lycée général ne comprenaient pas que je choisisse d’aller en lycée professionnel, associé à de moindres capacités, et les intervenants professionnels se montraient peu pédagogues en BTS… » En dépit de ses doutes, Yaël tient bon et termine son parcours avec une licence professionnelle à Chaumont, « la ville de l’affiche », par passion pour l’édition. Ce dernier diplôme obtenu en 2013 conclut 8 années de formation dans la communication graphique, essentiellement financées par une grand-mère dévouée.
Inquiète malgré la longueur de son parcours, Yaël s’enregistre comme auto-entrepreneuse dès l’obtention de son dernier diplôme : « J’avais peur de ne pas m’insérer rapidement, comme c’est souvent le cas en graphisme. Ce statut me permettait d’accepter des commandes rémunérées, mais honnêtement, commandes ou pas commandes, le but c’était surtout de me sentir active. » Une quinzaine d’entretiens peu concluants donnent raison à sa stratégie… Jusqu’à ce qu’elle décroche un CDD de 2 mois dans une faculté de Strasbourg comme administratrice. Elle y travaillera finalement plus de deux ans, avant de s’avouer frustrée : « Même si j’y étais bien, je ne me sentais pas accomplie… Ce travail ne correspondait pas à ma sensibilité créative, et puis je culpabilisais de ne pas travailler dans mon domaine d’études en pensant à l’investissement financier de ma famille… »
Si ce premier emploi ne permet pas à Yaël de se réaliser, il lui permet cependant de découvrir le service public, « un milieu professionnel que je n’avais pas envisagé ». Séduite, elle intègre un autre établissement public dans le milieu universitaire en 2015. Depuis presque deux ans donc, elle met ses années d’études en graphisme au service de la communication culturelle de cette administration, au sein de laquelle elle se verrait bien évoluer : « Pour être titularisé dans la fonction publique, il faut passer des concours. J’ai passé celui d’assistante ingénieur l’an dernier, j’attends mon avis de stage. » Malgré de longues années d’études et d’expériences, rien n’est garanti. « Je ne me sens pas précaire, mais pas en sécurité non plus. Ça peut sembler naïf, mais ce n’était pas ce que le système m’avait laissée penser… »
« On n’a aucun accompagnement post-diplôme, ni financier ni psychologique. Du jour au lendemain, on est seuls. »
Tracy, 23 ans – Niveau bac+3
« Les cours me semblaient très généralistes, trop théoriques… J’avais besoin de terrain, de concret. Comment se contenter des bancs de l’école après avoir goûté à la réalité ? »
Comme Yaël, Tracy exerce sa spécialité depuis presque 8 ans. En effet, c’est dès le lycée qu’elle décide de consommer sa passion précoce pour l’événementiel en manageant un groupe de musique créé par des camarades : « D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu faire ça, aider des gens à donner vie à leurs idées et à rassembler autour d’elles. » Elle apprend rapidement que cette envie a un nom : la communication événementielle. Certaine de son orientation, Tracy se dirige donc logiquement vers un bac STG puis un DUT, tous deux spécialisés en communication. « C’est vraiment au cours de mon DUT, avec un stage pour une salle de concert puis une association étudiante, que je me suis formée. Un public mal accueilli n’appréciera pas les morceaux, un défilé mal organisé n’élèvera pas les vêtements… Cette responsabilité énorme, réelle vis-à-vis des prestataires m’a poussée à m’améliorer. »
Suite à ce DUT formateur, Tracy intègre la Faculté des Arts de Strasbourg avec la volonté de se former à « la troisième facette du métier, le spectacle. » Malgré son bac+2, elle est refusée en troisième année de licence et est invitée à en intégrer la première année… Son expérience universitaire commence mal et ne se déroule guère mieux suite à cette rétrogradation : « Les cours me semblaient très généralistes, trop théoriques… J’avais besoin de terrain, de concret. Comment se contenter des bancs de l’école après avoir goûté à la réalité ? » Plus trivialement, sur le plan financier, l’aspect rémunéré de ces stages qui lui permettaient de cristalliser ses apprentissages lui manque également. Avec une bourse d’à peine plus de 300€ et une APL de moins de 200€, Tracy se retrouve avec une centaine d’euros pour vivre une fois son loyer payé…
À sa sortie de l’université, Tracy reste sur sa faim. Si elle a réalisé de nombreux bénévolats dans l’événementiel, les expériences conventionnées, plus valorisées sur un CV, lui font défaut… Au point qu’elle ne parvient pas à s’insérer. Pour cette raison, après plusieurs mois de missions ponctuelles peu ou pas rémunérées, elle se met en quête d’une formation « plus professionnelle » en alternance, ce qu’elle trouve à l’OMNIS. Dans cette école de commerce strasbourgeoise qui propose des programmes de niveau bac+4/5, elle suit le cursus de manager PME/PMI tout en officiant comme communicante sous contrat de professionnalisation à la SNCF « pour 80% du SMIC » : « Le plus difficile, c’est le rythme. Chaque semaine, je n’ai que trois jours sans cours pour faire mes 35 heures en alternance à la SNCF, avec 3 heures de route… Mais je ne me plains pas, j’aime ce que je fais ! »
« J’ai voulu m’insérer mais je n’y suis pas parvenue, alors j’ai repris des études… Qui m’ont permises de m’insérer partiellement, grâce au système d’alternance. Forcément, j’appréhende un peu de terminer mon cursus ! Je pense que je vais trouver, mais quand… »
Olga, 26 ans – Niveau bac+5
« Les étudiants universitaires étrangers n’ont pas d’aides particulières en France, et les aides communes à tous les étudiants sont peu visibles… »
Olga ne désespère pas non plus de réussir à s’insérer dans son domaine de prédilection… Originaire de Moldavie, où elle obtient un bac option théâtre, Olga débarque à Strasbourg avec l’ambition d’être comédienne. Face au concours d’entrée exigeant du TNS, elle choisit d’intégrer la faculté d’arts du spectacle de la ville pour y réaliser une licence, où le temps accordé aux stages, faible comparé à la Moldavie, la déçoit un peu. Son installation est difficile : sans connaissances à proximité ni instance dédiée pour la guider, elle découvre seule toutes les spécificités du système français. Ainsi, ses parents financent l’intégralité de son loyer pendant plusieurs mois avant d’apprendre, par hasard, l’existence de l’aide pour le logement : « Les étudiants universitaires étrangers n’ont pas d’aides particulières en France, et les aides communes à toutes les étudiants sont peu visibles… »
Pour alléger l’investissement financier de ses parents, Olga travaille comme vendeuse sur un marché local en parallèle de ses études, au cours desquelles l’aspirante actrice s’est finalement passionnée pour les relations publiques des entreprises culturelles. Face à la charge de travail que représente son master en arts de la scène, et même en réalisant sa première année sur deux ans, elle est contrainte d’abandonner son job étudiant pour ne pas pénaliser ses études : « J’ai coûté entre 6 000 et 10 000€ par an à mes parents… Ça met un petit peu la pression, forcément. »
Diplômée en septembre 2015, Olga décroche un premier emploi comme chargée d’accueil vacataire dans une structure subordonnée à la ville en février 2016, auquel elle additionne un deuxième emploi comme chargée de projets européens dans une association trois mois plus tard. Grâce à ce cumul, Olga gagne chaque mois l’équivalent d’un SMIC : « Parfois les horaires varient un peu dans la structure subordonnée à la ville, donc le salaire aussi, mais ce n’est jamais dramatique. Je ne me sens pas précaire. » Si ses aspirations ne sont pas satisfaites, elle ne désespère pas : « Idéalement, j’aimerais gérer les relations publiques d’une entreprise culturelle tournée vers l’Europe, pour allier mes deux intérêts. Mais ces postes sont rares et exigeants. »
« La Moldavie est très pauvre donc je suis contente d’être là où j’en suis aujourd’hui. Mais ça a coûté si cher à mes parents que je culpabilise constamment : j’ai l’impression de ne jamais en faire assez ! »
Kent, 25 ans – Niveau bac+5
« Venir étudier en France quand on est étranger c’est un luxe, pas une facilité. »
Egalement étranger, Kent est quant à lui satisfait… Né en France puis élevé en Turquie, Kent intègre un lycée français dans la capitale d’Ankara sous l’impulsion d’un beau-père turc qui a séjourné en France et en Suisse. Moyennant des frais annuels de presque 3000€, il y obtient un bac S choisi parce qu’il était « mieux foutu en sciences qu’en lettres » de son propre aveu. Un professeur de physique lui conseille alors de poursuivre dans une école d’ingénieur française, l’INSA, où d’anciens élèves y ont fait leurs études avec succès : « C’est le type de diplôme qui te met vraiment tranquille dans la vie. » Accepté sur le campus de Strasbourg, il s’envole donc pour l’Alsace tandis que la fréquence et la violence des attentats augmentent dans le pays qui l’a vu grandir…
« Mon installation à Strasbourg n’a pas été trop difficile parce que j’avais d’anciens élèves de mon lycée d’Ankara ici, qui m’ont aidé avec les démarches. » Fort de cet accompagnement, Kent obtient une bourse qui couvre ses frais de scolarité, dont le montant annuel dépasse les 800€, ainsi qu’une APL mensuel de 50€ très loin de financer son loyer : « Mes parents ont assumé mon logement et mes frais quotidiens, et la note était d’autant plus salée qu’une livre turque vaut une vingtaine de centimes d’euros… Venir étudier en France quand on est étranger c’est un luxe, pas une facilité. »
Kent ressort de l’INSA en septembre dernier avec un master en génie mécanique en poche, un sésame qui lui permet de trouver un emploi en une vingtaine de jours seulement : « On rentre ce diplôme sur LinkedIn et on est vite appelés par des employeurs… C’est une situation vraiment privilégiée. » Sa prise de poste est cependant retardée par la nécessité d’un permis de séjour mention salarié : « Le responsable des ressources humaines m’a aidé à obtenir une autorisation de travail, mais la démarche a quand même pris un mois… J’ai eu la chance de tomber sur cette personne compétente, dans une entreprise compréhensive. »
Lors de notre rencontre en mars, Kent est en passe de signer un CDI qui, il l’espère, lui permettra d’être naturalisé français et ainsi d’éviter les longues files d’attente « dévalorisantes » devant la préfecture de Strasbourg. Soucieux, il évoque les élections présidentielles alors imminentes : « Cette année, ça craint vraiment… » Kent fait un parallèle avec la Turquie, où la défection de la gauche a permis l’ascension d’Erdogan : « Je ne peux pas croire que dans le pays de la liberté, de l’égalité et surtout de la fraternité, Le Pen ait ses chances. » Pour autant, Kent conçoit les positions de l’électorat du Front National : « Si les choses se passent aussi bien pour moi, c’est aussi parce que mes parents ont des moyens. J’ai bien étudié bien sûr mais y a plein de démunis qui bosseraient aussi bien que moi s’ils accédaient aux mêmes opportunités. » Un garçon “surdiplômé” mais pas “déconnecté”…
« En Turquie, les pauvres et les riches ne se côtoient pas. Dans un restaurant, un riche homme d’affaires refuserait une table proche de celle d’un pauvre ouvrier ! En France, il y a une culture de la mixité. La France c’est ça, pas le rejet de l’autre. »
Yaël et Tracy ont mal vécu leur insertion malgré 8 ans d’expérience.
Fanny et Olga culpabilisent de ne pas parvenir à travailler plus.
La famille de Kent a beaucoup dépensé pour qu’il étudie.
« Les jeunes travailleurs sont immatures et désengagés. »
« Ils veulent tout avoir sans jamais rien faire. »
« Ils sont surdiplômés, complètement déconnectés, extrêmement privilégiés. »
Ah oui, vraiment ?