Aujourd’hui, Strasbourg célèbre le 80e anniversaire de sa libération. En effet, le 23 novembre 1944, la 2e division blindée, menée par le général Leclerc, reprend la ville après quatre années d’annexion par le IIIe Reich. Si de nombreux événements ont été organisés pour ce jour spécial, c’est aussi l’occasion de se replonger dans cette journée historique.
Ce 23 novembre pourrait être un samedi strasbourgeois comme tous les autres : les volets s’ouvrent au compte-goutte, les vélos commencent à fuser sur les pistes cyclables. Dans le tram se livre la plus féroce des batailles entre fêtard(e)s sur la fin et travailleurs/ses du matin qui se toisent en silence. Tandis que les volants des voitures se font tapoter au rythme de la radio, les client(e)s d’une boulangerie se préparent à l’escarmouche en vue du dernier mannele.
Pour les jeunes, pas de bataille en vue. Lorsque certain(e)s décuvent sur l’oreiller, d’autres, un brin plus téméraires, osent le footing, mais ont conscience du plus grand danger qui les guette : la plaque de verglas.
Un autre 23 novembre au matin, Strasbourg s’éveille aussi, un peu comme à chaque fois finalement. Sous la pluie glaciale de la fin de l’automne, des jeunes se sont levés tôt. Ceux-là ont une moyenne d’âge qui ne dépasse pas les 25 ans. Nous ne sommes plus en 2024, mais en 1944, et aujourd’hui, ces jeunes vont libérer Strasbourg.
Quand tout part d’un serment dans le désert
Il est des promesses clairement mensongères : « Bien sûr que non qu’il n’est pas loupé ce dégradé, c’est promis. » D’autres qui semblent irréalisables : « Mais oui, je te promets que l’article sera prêt pour le jour des 80 ans de la libération ! »
Enfin, il y a les promesses qui auraient bien pu être oubliées, si elles n’avaient pas été tenues. Ça arrive à tout le monde de parler un peu trop vite. Ça aurait d’ailleurs pu être le cas de celle qui a été faite dans un désert libyen. Sauf que ce genre de promesse, lorsqu’elle est tenue, peut devenir historique… voire un petit peu légendaire.
En 1941, le régiment Leclerc prend l’oasis de Koufra, en Libye donc, des mains des fascistes italiens. La prise est aussi spectaculaire qu’inattendue. Première victoire de la France libre, elle démontre la puissance d’une force française qui s’affirme contre le régime de Vichy.
L’homme à l’origine de l’opération est un picard de bonne famille. Celui qui est alors le colonel Philippe Leclerc de Hauteclocque, fort de cette réussite, réunit donc ses hommes devant le Fort de Koufra. Tandis qu’il hisse le drapeau français, il leur fait jurer de ne jamais arrêter le combat, tant que ce drapeau ne flottera pas sur les villes de Metz et Strasbourg.
Selon le témoignage de Jacques de Guillebon, qui est l’un des rares à avoir été tant à Koufra qu’à Strasbourg, le serment serait davantage une intention informelle formulée lors d’une discussion ce jour-là. Satisfait de la prise du fort, on se dit alors que l’élan doit être prolongé et on se fixe un objectif.
L’objectif, lorsqu’il touche à quelque chose de si grand, lorsqu’il implique une liberté retrouvée et guide des hommes au combat, devient promesse. Avant de devenir réalité, ce fameux 23 novembre 1944.
Avant le jour J : franchir les Vosges
Pour reprendre l’Alsace, il faut bien évidemment franchir les Vosges. Problème : les nazis ne sont pas nés de la dernière pluie et considèrent que les Vosges forment la frontière ouest du Reich… elles représentent un enjeu majeur pour eux et sont donc bien gardées.
En vue de franchir ce dernier obstacle, Leclerc prend un parti totalement inédit : évitant les grandes voies – à coup sûr pleines d’Allemands -, il décide de surprendre ces derniers en déboulant en Alsace par les petites routes, celles qui sont faites d’épingles, qui ne sont pas déblayées et qui paraissent alors impraticables.
C’est que la 2e division blindée est plutôt imposante ! On parle bien de chars de plusieurs tonnes, à faire manœuvrer dans la boue vosgienne, avec l’exigence de garder un rythme soutenu. Leclerc convoque des résistant(e)s alsacien(ne)s et sollicite leur avis, au vu de leur bonne connaissance du terrain.
Le verdict est sans appel et confirme l’intuition du chef : c’est impossible. Il n’en fallait pas davantage, Leclerc valide l’itinéraire. La surprise sera totale.
Le Jour J
Ça y est, les Vosges sont franchies. En arrivant en Alsace, les colonnes de la 2e division blindée libèrent les communes par lesquelles elles passent. Saverne, évidemment. Mais aussi Badonviller, Petersbach, Dabo…
Le 23 novembre 1944, à 7h15, les troupes se mettent en route. Elles ne sont qu’à 35 kilomètres de Strasbourg. On revient à cette situation évoquée au tout début de l’article : il pleut. En fait, ça fait même plusieurs jours que le temps est franchement déprimant. En ville, malgré les ravages des bombardements, les Strasbourgeois(es) continuent leur vie, les tramways circulent, les Allemand(e)s se baladent. Clairement, on ne se doute de rien.
Cinq colonnes de chars ont reçu leurs ordres la veille : il faut prendre Strasbourg par tous les côtés. Le mot d’ordre de l’opération ? La vitesse. Surprendre l’ennemi est crucial. Son but ? Arriver jusqu’à Kehl.
Les jeunes de l’Évreux
Au sein de la 2e division blindée, on donne des petits noms aux véhicules. Si la colonne chargée d’entrer dans Strasbourg par le nord est dirigée par le lieutenant-colonel Rouvillois, elle voit à sa tête (à l’avant du cortège donc), un char nommé Évreux.
Pourquoi s’attarde-t-on donc sur ce char plutôt que sur un autre ? Parce que tandis que les autres colonnes se retrouvent aux prises avec les Allemands au niveau des forts qui entourent Strasbourg, les troupes de Rouvillois font leur petit bonhomme de chemin.
Le char Évreux et son équipage sont décrits par Jacques Granier dans La Libération de Strasbourg (édition La Nuée Bleue, 1994) :
« En tête, le char « Évreux », aux ordres du maréchal des logis Gélis, tire au passage sur tout ce qui bouge et sème la panique dans les colonnes allemandes en déroute. L’équipage est déchainé. Il y a là Tréfalt, le conducteur, Fino, l’aide conducteur, Mounier, le radio-chargeur, et le brigadier-chef Baleyte, le tireur, un jeune engagé volontaire qui a antidaté ses papiers d’identité pour être accepté. Il a en réalité 17 ans et demi. Voilà l’équipage qui rentrera en premier dans Strasbourg. »
Le 23 novembre 1944, Strasbourg libérée
À 9h25, la colonne menée par Rouvillois entre dans Strasbourg par la place de Haguenau. La surprise est totale. Il y a bien sûr une défense allemande, mais les quartiers sont libérés un à un et environ 5 000 soldats allemands sont faits prisonniers. Les chars de la 2e division blindée tracent leur route, direction Kehl. Ils ne parviendront toutefois pas à atteindre ce but.
Rapidement, des Strasbourgeois(es) se joignent aux troupes libératrices. On peut citer l’anecdote d’Ernest Kissenberger, Strasbourgeois qui a lui tout seul et sans aucune arme, a fait 41 prisonniers parmi les Allemands. Il lui a suffit d’expliquer la situation avec les chars qui arrivaient et surtout… les troupes marocaines. Il témoigne avoir entendu : « S’il y a des Marocains, c’est foutu ». Et hop, une reddition les mains en l’air.
La 2e division blindée est effectivement composée de régiments variés et aux Français s’ajoutent, entre autres, des combattants africains et notamment originaires du Tchad et du Maroc.
En parallèle, les autorités occupantes fuient la ville. Le général Vaterrodt, commandant de la place forte de Strasbourg, se réfugie au fort Ney. Les plus hautes autorités du régime nazi ordonnent, lorsqu’une ville est reprise par les Alliés, de faire sauter les accès et de la détruire par le feu. Vaterrodt refuse et préfère la capitulation, quelques jours plus tard.
Mais du côté de Leclerc et ses troupes, on n’attend pas aussi longtemps pour proclamer la victoire.
14h30 : quelqu’un aurait-il un drapeau par hasard ?
Au centre-ville, les hommes du 1er régiment de marche des spahis marocains, sous les ordres du lieutenant Bompard, ne souhaitent plus qu’une chose : tenir le serment fait trois ans plus tôt au fin fond de la Libye et hisser le drapeau français au sommet de la cathédrale.
Un détail cependant, trois fois rien : qui a un drapeau ? Léger embarras : personne. Et trouver un drapeau français dans une ville qui a passé les quatre dernières années sous le joug nazi… bonne chance.
C’est la charcutière de la place Saint-Etienne, Emilienne Lorentz, qui va leur filer un coup de pouce décisif. Un drap de lit bleu ? Banco. Une robe blanche ? Impec’. Reste à trouver le rouge. Dans un gigantesque pied de nez à l’occupant défait, on arrache un drapeau nazi qui était encore suspendu à une fenêtre. Ce tissu rouge sera parfait.
La charcutière coud rapidement, on y ajoute un manche à balai. La touche finale sera la croix de Lorraine dessinée au charbon.
Quatre fantassins montent, triomphants, sur la plateforme de la cathédrale. L’un d’entre eux, Maurice Lebrun, escalade la flèche. Sous les yeux du lieutenant Bompard resté au sol, ainsi que des prisonniers allemands, il hisse le drapeau au sommet de la flèche. Trois ans après avoir été formulé dans le désert libyen, le serment de Koufra est tenu.
Bien entendu, les fragments d’histoire racontés ici ne sont que des petits morceaux, tantôt anecdotiques et tantôt grandioses, de cinq jours d’une bataille que Leclerc décrit lui-même comme « extraordinaire ».
Les pertes, si elles restent considérées comme faibles, ont tout de même existé. On retient encore aujourd’hui des noms tels que celui d’Albert Zimmer ou de La Horie. D’autres ont péri tragiquement alors qu’ils n’avaient jamais été aussi proches de leur but, et puis il y a aussi des civils.
Si la date de la Libération de Strasbourg demeure celle du 23 novembre 1944, les nazis ne capitulent que le 25 novembre et il faut encore plusieurs semaines avant que les combats ne cessent.
Le 24 novembre au soir, Leclerc, qui s’est établi au palais du Rhin, réunit de nombreux convives au cours d’un dîner. Les hommes sont ravis et fêtent leur victoire. Pourtant, le colonel Dio, à la tête d’une des colonnes de combat, n’est pas encore là.
Lorsqu’il arrive enfin, le soulagement de Leclerc est immense. On lui attribue alors cette phrase, lancée avec panache devant tous les convives : « Hein, mon vieux Dio… on y est, cette fois ! Maintenant, on peut crever tous les deux ! »
Vous avez envie de prolonger le voyage historique ? Voici quelques sources documentaires :
- La Libération de Strasbourg, Jacques Granier, Georges Foessel, Alphonse Irjud – éditions La Nuée Bleue, 1994 (livre)
- La Cavale du général Leclerc, (Face à l’histoire), Philippe Collin – France Inter (podcast)
- La Seconde Guerre mondiale par l’image et le son, sous la direction de Claude Bertin – éditions de Saint Clair, 1965