Je regarde en arrière jusqu’à en avoir un torticolis. C’est rassurant de savoir qu’avant d’être un adulte bedonnant rongé par la taxe d’habitation, le glyphosate et le cancer de la prostate, j’étais un enfant effronté totalement insouciant, sautant dans des flaques d’eau boueuses et m’inventant un monde féerique via le dialogue entre un caillou et un bout de bois récupérés au bord de la route.
Avec trois fois rien, je devenais un tout.
La nostalgie est une minerve de l’âme invisible qu’il m’arrive de porter au début de l’automne afin de ne pas sombrer dans la dépression devant une émission de télé-réalité, une tasse de tisane à la camomille à la main, des Marseillais qui insultent des ch’tis en bikinis au bord d’une piscine.
Certains disent que vieillir est un privilège. Intellectuellement, sans aucun doute. Si je pouvais revivre mon enfance et mon adolescence en ayant l’expérience et le savoir acquis durant les trente dernières années, j’aurais par exemple remis mon professeur principal en place en sixième, lorsqu’en tendant mon bulletin à ma mère, il lui balança que « Le monde n’avance pas avec des rêveurs qui passent leur temps à regarder par la fenêtre ». Avec des « Si » on peut mettre Strasbourg en bouteille, c’est vrai, mais avec plus de pédagogie on peut laisser un enfant de douze ans regarder la vie avec des bulles de crémant dans les yeux.
Sans rêveurs, pas de Tim Burton, pas de Baudelaire, pas de Gainsbourg, pas de Bowie. Bolloré – Bolsonaro – Dassault – Trump. Ça a moins de gueule.
Physiquement, j’ai plus de réserve. Avoir du mal à bander et ramasser ses cheveux dans le lavabo tous les matins, n’est pas un privilège. Être appelé « Monsieur » par un collégien qui veut vous laisser sa place dans le tram, à l’aube de la quarantaine, ça fait mal à l’ego. Les LEGO, j’ai toujours détesté ça. Empiler des briques que quelqu’un viendra démolir d’un coup de pied vicieux, ne peut-être que l’invention d’un psychopathe ne trouvant plus assez de mouches à qui arracher les ailes.
Le Carrousel Palace est toujours là, Place Gutenberg. Un anachronisme lumineux entouré de touristes hypnotisés par des smartphones. Des papillons de nuit cherchant la lumière à coups de like et de crush. Certains finissent par se brûler les ailes et tournoient dans le ciel cendré avant de s’écraser dans l’anonymat le plus complet.
Assis sur un banc, je contemple un marmot implorant sa grande-sœur de lui payer un tour sur le chemin du retour. Il lui tend quelques centimes sortis de sa poche pour participer au projet, un crowdfunding entre un chewing-gum et un trombone, avec la certitude que le précieux butin sera largement suffisant pour acheter un ticket.
J’usais de la même stratégie, il y’a plus de trente ans, faisant chanter ma mère avec un air de nounours suicidaire.
Je me souviens de sa main froide serrant la mienne, de son imperméable imprégné de tabac et de son silence pesant face aux autres parents. Nous ne parlions pas beaucoup dans la famille. Mon père disait que “Parler c’est usant” et que “Beaucoup de gens parlent pour ne rien dire », alors il préférait se taire ou faisait la conversation avec les yeux, jusqu’à ce que ma mère le quitte, le cœur et les oreilles en sang dans ce bruit silencieux.
Il y a un éléphant volant. Une voiture rose bonbon. Une girafe broutant les nuages. Un cochon qui rigole tout seul. Un sparadrap collé sur la jambe d’un cheval en bois doré. Un âne argenté immobile. Le manège démarre lentement puis prend de la vitesse telle une toupie géante ne déviant jamais de son axe. Un arc-en-ciel au milieu du béton. Un tour de magie éphémère.
Les pensées enfantines resurgissent toujours au contact d’un carrousel. J’ai envie d’un chocolat chaud et d’une tartine au beurre de cacahuètes recouverte d’un bon centimètre de confiture de fraises. Je gigote sur place, dans un trench trop grand, à la recherche d’un Playmobil et d’un Malabar.
J’étais le prince de la fantaisie, les mains fermement agrippées au volant d’un camion de pompier ou à la crinière d’un Pur Sang trottant à la verticale. Rien ne me semblait impossible.
Rien ne méritait d’être caché aux spectateurs attendris. J’imitais le cri d’un indien poursuivi par un cow-boy ou l’alarme d’un fourgon traçant à la vitesse de Superman, vers un feu, Place de l’Homme de fer. Je regardais les gens dans les yeux, naïvement, sans vice, sans intérêt, mais avec l’espoir d’apercevoir un hochement de tête de ma mère en guise d’approbation, parce que même un prince a besoin de l’amour d’une mère pour devenir roi.
Mr Zag
Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.