C’est à l’heure où n’importe quel être humain censé préférerait être au chaud, sous une couette moelleuse, que les strasbourgeois contraints d’être matinaux (en d’autres termes, de travailler ou d’étudier), embarquent à bord du Tram A.
Il fait encore nuit. Le wagon ressemble à une capsule spatiale illuminée à travers l’obscurité d’une galaxie encore inconnue : l’Eurométropole, la seule planète dont la face cachée ne sera jamais explorée par des chinois.
Vingt-sept passagers agglutinés les uns contre les autres. J’ai pris le temps de les compter comme les carreaux minuscules que je tentais de répertorier à la piscine, le jeudi matin, étant dispensé de natation en sixième pour cause officielle d’otite et officieuse de « Je n’aime pas l’eau. Je n’aime pas porter de maillot de bain. Je n’aime pas mon corps. Je n’aime pas que les autres me regardent coule r». Qui a eu un jour l’idée, d’inventer les cours d’EPS ? Ce n’est pas Charlemagne qui se tape des roulades, des charrues et des poiriers sur un tapis en mousse tellement crade que même le virus Ebola n’oserait pas y crécher. Ce n’est pas lui non plus qui était choisi en dernier lorsque les deux beaux gosses de la classe devaient composer leurs équipes de football. Eux ressemblaient à de jeunes hommes, la barbe naissante, une voix de basse, des épaules carrées et une confiance en eux à toute épreuve. Moi, j’avais un corps d’enfant, la voix d’un Minion, une colonne vertébrale plus lourde que ma masse musculaire, une scoliose, des fringues dont même Emmaüs ne veut pas et un appareil dentaire de type « moustache » à faire rougir les attelles métalliques de Forest Gump.
La vie au collège dans les années 90 n’était pas comme une boite de chocolats ou alors des Mon Chéri remplis de liqueurs infâmes.
Quand on n’a pas de Nike Air Jordan ou de Reebook Pump, pas de sweat Waikiki ou Quicksilver, de Doc Martens ou de sac Eastpak, on passe quatre ans dans la peau de Dewey à jouer le même épisode de Malcolm, celui où les têtes d’ampoule timides se font tabasser, racketter et huer à chaque fois qu’elles traversent la cour avec leurs vélos récupérés à la déchetterie.
L’enfer se poursuivait en cours d’allemand à visionner des films de Godard dans la langue de Goethe et des Toten Hosen dont le seul vocabulaire encore à ma connaissance est Bayern Munich, Oktoberfest et Entschuldigung. Pas facile de trouver du boulot à Kehl avec ces trois mots. Pas facile non plus de s’intéresser à la seconde guerre mondiale avec un prof d’histoire qui prenait la chose un peu trop à cœur, en nous aboyant dessus comme Hitler lors d’un de ses meetings.
Heureusement, il y’avait aussi des étoiles parmi ce trou noir.
Un professeur de français qui me donna le goût de la lecture autrement que par des études de textes ou des fautes d’orthographes surlignées en rouge. Maupassant, Camus, Balzac, Victor Hugo, devenaient accessibles et presque réels, des amis avec qui je buvais une bière en cachette, en vibrant au rythme de leurs plumes. J’ai découvert la beauté mélancolique de Baudelaire et la fulgurance de l’amour avec Verlaine, une nouvelle façon de décrire ce que j’avais dans le cœur et la tête, une matrice où Keanu Reeves récite des vers Des Fleurs du mal à Laurence Fishburne:
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux ;
Et plus tard un Ange, entr’ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Ça claque. Ça permet de voir le monde autrement, comme le tram, qui n’est pas juste un moyen de locomotion d’un point A vers un point B mais une traversée vers le point G lorsqu’on interprète cette traversée avec un peu d’imagination.
Les participants à ce voyage interstellaire unique au monde, le nom des stations tellement exotiques ou poétiques : « Provence », « Rembrandt », « Perce neige », « Nid de Cigognes », « Coucou des Bois » ; « Wagner », « Frères Lumière », « Berlioz ».
Ajoutons à cela, des voix singulières annonçant les arrêts avec un accent alsacien inimitable, tout ça aurait pu être le début d’un scénario du prochain film de Luc Besson, si depuis, il n’avait pas rejoint Harvey Weinstein et Roman Polanski à la longue liste des cinéastes qui ont un zizi à la place d’une caméra.
Le décor d’un film de science-fiction est pourtant bien planté.
Une fusée traçant à la vitesse de la lumière pour déposer des astronautes dans un lycée, un collège, un open-space. A l’intérieur, des terrestres de différentes planètes.
Ceux qui regardent le sol, la tête penchée en avant, une légère bosse sur le dos à force de scruter l’écran de leurs portables. Leurs doigts ont pris la forme de ceux d’une grenouille, allongés et collant aux extrémités, résultat d’une mutation génétique due au défilement d’écrans quasi ininterrompues dès leur plus jeune âge. Ça commence avec Peppa Pig sur une tablette et ça se termine avec des vidéos de skateurs qui se fracassent les os sur Youtube. Le cerveau, par contre a rétrécit, se rapprochant de celui d’un poisson rouge ou d’un lecteur de Minute. »Mollusques Nomophobes », le prochain épisode de Black Mirror.
Ceux qui lisent Metro en diagonale, à la recherche d’un article de fond sur les émeutes au Soudan ou l’emprisonnement arbitraire d’Oleg Sentsov, se rabattent, la larme à l’œil, sur l’horoscope de la journée :
Balance : Bientôt le RSA, saisissez cette opportunité
Poisson : Attendez-vous à ce que votre femme vous quitte
Verseau : Votre priorité est de rembourser votre prêt à Cofidis
Sagittaire : Méfiez-vous de votre collègue qui a mauvaise haleine
Scorpions : Faites du sport au lieu de regarder Netflix
Vierge : Célibataire, pensez à la chirurgie esthétique
Lion : Votre êtes trop nerveux, utiliser un fusil à pompe n’est pas une solution
Cancer : Le suicide est peut-être la solution à vos problèmes d’érection
Gémeaux : Une capote de mauvaise qualité changera votre vie ce week-end
Taureau : Il est temps de quitter Tinder, vous avez 62 ans
Bélier : Vous allez faire une rencontre surprenante, avec un inspecteur des impôts.
Ceux qui s’isolent du reste du monde avec leurs casques anti-bruit, envoûtés par une playlist faite sur mesure par un algorithme qui en sait plus sur vous que votre propre mère.
Heureusement, il y’a aura toujours les inclassables. Unkle – Pixies – The Kills – James Blake – Nina Simone – Mark Lanegan – Radiohead – Brian Eno – The Jam – Nick Drake – Gorillaz – Toy – Beirut – Courtney Barnet.
Et puis il y’a les autres, ceux qui ne cherchent rien. Sans smartphone, sans lecture, sans casque sur les oreilles, juste en engageant une discussion avec la personne à côté d’eux, pour échanger, faire connaissance, se sentir vivant. Une espèce rare dont je faisais partie avant Spotify, la presse gratuite et Facebook.
Des êtres humains.
Mr Zag
Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.