J’ai longuement hésité avant de t’envoyer cette lettre. Ça doit bien faire 28 ans que je ne crois plus en toi, depuis ce noël 1986 où je compris que mon camion de pompier méga-super-génial, n’était rien d’autre qu’un montage de bouts de plastique cancérigène fabriqué par des chinois du même âge que moi.
Petit Papa Noël. Petit imposteur.
Tu as beau porter l’attirail du grand-père idéal, une belle barbe blanche et un gros nez qui rassure, avoir le sourire ultra-white d’un présentateur de talk-show, tu n’es qu’un imposteur, une farce, un album de Magic System, une Barbie trop blonde et trop maigre.
Tu me déçois. Je t’imaginais autrement, une chope de bière de noël à la main, un bretzel dans le gosier, te grattant les guirlandes en lâchant un pet furtif sur un de tes lutins, qui, assommé par cette odeur de pain d’épices et de souffre, s’envolait dans un trip cotonneux. Il n’en est rien. Le spleen du monde t’a rendu lisse et fade.
Derrière cette supercherie, se cache un service consommateur bien huilé, des téléopérateurs délocalisés, des emprunts à 17% pour pouvoir payer la dernière Playstation aux gosses. Oublié le costume qui sent la tarte aux pommes. Oubliés tes câlins et ton rire enfantin. Ne reste plus qu’une voix à la Joey Starr, à force de fumer des Gauloises et de tiser des cubis de rosé. Oubliée la spéléologie en cheminée à cause de ton diabète et des livraisons Amazon en vingt-quatre heures. Oubliées les virées en traîneau, la musique à fond, à siffloter du Led Zeppelin au Hellfest du 24 décembre.
Pour te contacter, rien de plus nauséabond, un 08 99 24 2013 à 1,35 euros la minutes, ou pire encore, un mail avec réponse automatique.
Tu vas me dire que je crache dans la soupe, je sais, mais ce boulot de Père Noël intérimaire, je l’ai obtenu en postulant à une annonce de Pôle Emploi pour mettre du beurre dans mon RSA. 9,88 euros de l’heure, c’est le coût horaire d’un Père Noël en 2018.
Je suinte aux Galeries Lafayette, dans ce costume trop petit, qui pique, qui pue la cave et le vomi. Les gosses me marchent sur les pieds. « On veut la Nintendo DS pépé, la maillot du PSG et le Iphone X. On s’en fout de faire une photo dans tes bras poilus qui sentent la crotte de bique et le vinaigre balsamique».
Désolation. Tristesse. Amertume. Une journée de dix heures à sourire faussement pour appâter les mômes dans ce centre commercial, entre deux pubs pour des slips kangourous ou des moules à Kougelhopf.
Il est 19h58, une gamine insiste pour sauter sur mes genoux arthrosés alors que le magasin va fermer dans deux minutes. Elle tire ma fausse barbe et me mord le bras en rugissant comme un lion. Son père rigole : « Ah les enfants ! Mais où vont-ils chercher toute cette énergie !? ».
C’est le sucre d’orge qui fait déborder la boite à bonbons.
Ni une, ni deux, je dépose le grumeau aux boucles d’or sur mon épaule comme un vulgaire sac de patates et je cours me réfugier dans le local technique du magasin. Elle hurle à la mort appelant sa mère qui frappe à la porte. « Laissez-là. Ouvrez. Chérie n’aie pas peur, maman est là ».
Je pose ma main sur sa bouche pour qu’elle fasse moins de bruit mais ça ne fonctionne pas. Elle frappe de toutes ses forces, me fracassant la colonne vertébrale à coups de genoux. Elle essaie à nouveau de me mordre comme un vampire aux canines fragiles. Je la pose sèchement sur le banc en la tenant par les épaules et en la regardant droit dans les yeux. Je m’applique à prendre ma voix la plus grave et à faire une imitation du Père Noël qui pourrait me permettre de gagner le César du meilleur premier rôle. « Écoute-moi bien petite fille. Tu fais mal au Père Noël, ça ne se fait pas. Comment veux-tu que je pilote mon traîneau si je suis blessé ? ».
Elle commence à diminuer la fréquence de ses reniflements et essuie les larmes sur son visage avec sa manche trempée comme un buvard.
C’est lorsque je sors un paquet de bonbons acidulés de ma poche en lui tendant un crocodile vert fluo, qu’elle arrête enfin, les yeux gonflés comme Rocky Balboa.
« Pourquoi t’es méchant avec moi Père Noël ? Et puis d’abord, t’es même pas le vrai Père Noël. Le Père Noël il est gentil lui et il a une vraie barbe blanche toute longue jusqu’au ventre».
Le paquet de friandises se vide. Elle y trempe l’extrémité de ses doigts pour lécher le sucre chimique qui en tapisse le fond.
Elle a raison la petite. Pourquoi je fais ça ? Pourquoi je ne peux pas rester dans la norme et dire « oui » en hochant de la tête comme la plupart des gens. Peut-être parce que je n’ai pas envie d’être « la plupart des gens ». Peut-être qu’il est bon d’expliquer à cet enfant comment j’en suis arrivé à me détester et à détester les autres.
« Tu sais petite, quand j’avais ton âge, j’avais un rêve, celui de ne jamais grandir et de toujours regarder le monde avec des yeux d’enfants. Je m’étais même construit des lunettes à vision enfantine avec des bouts de cartons et une pochette plastifiée piquée à mon frère. Ça ressemblait à des lunettes de cinéma pour regarder les films en 3D mais moi j’y voyais une dimension que personne d’autre ne pouvait voir.
Les lunettes à vision enfantine décryptent le monde en une succession de formes jusque-là inconnues. De la malice dans le regard, un looping d’enchantement que rien ne peut perturber et où les mots d’une violence rare comme « Président de la République », « croissance » ou « racisme » ne sont jamais prononcés. Ce monde est un monde propre à la personne qui met la paire de lunettes sur son nez. Dans le mien, Alice aux pays des merveilles prend le thé avec Philippe Katerine. Il porte un costume de chat et de longues moustaches d’au moins un mètre de long. David Bowie joue à Twister avec Nick Drake et tente de garder l’équilibre sur une jambe. Henry Salvador ronfle sous un palmier. Un lapin microscopique déterre des carottes sur le crâne de Freddie Mercury. Des chevaux ailés volent dans un ciel violet.
Il ne fait jamais nuit ici, le soleil brille en permanence mais ses rayons sont invisibles parce qu’ils se perdent dans la couleur du ciel.
Je courais dans des champs de coquelicots imaginaires jusqu’à en perdre haleine et m’écrouler entre les pétales qui virevoltaient comme des papillons. Du rouge autour de moi. Le rouge de l’amour, de la liberté, de l’insouciance et du rêve. A chaque sourire, une fleur poussait, c’est pour cela qu’ici, le sol en est presque entièrement recouvert. Couché sur le dos, les mains derrière la nuque, j’imaginais le ciel comme un terrain de jeu infini où les nuages devenaient ce que je voulais qu’ils soient. Un dragon qui crache de la barbe à papa, un couple d’hippocampes amoureux, une raie géante planant comme un aigle.
Et puis un jour, la patrouille des adultes s’est installée dans ma tête pour ne plus jamais repartir. Le ciel s’est assombri et les fleurs ont fanées sur mon cœur. Promets-moi de ne pas devenir moi. Promets-moi de te souvenir de cet instant à discuter avec ce vieux roi fatigué qui fût autrefois le Prince des Coquelicots. Promets-moi de parler aux arbres, aux nuages et à ceux que personne ne veut voir. Promets-moi de vivre comme dans un dessin animé de Miyazaki, d’être un château ambulant qui vole au-dessus de la médiocrité, une luciole qui éclaire le monde, une Princesse Coquelicot. »
La petite me regarde, bouche-bée comme si je lui racontais une histoire avec un prince et une sorcière. Elle prend ma main, et se colle à moi en me serrant comme un ours en peluche imprégné de tristesse.
« Même si tu n’es pas le vrai Père Noël, je t’aime quand même. Je m’appelle Louise et je suis désolé si je t’ai fait mal avant » dit-elle.
Les agents de sécurité s’affairent pendant ce temps à chercher une issue pour la récupérer. Je prends conscience que ses parents doivent être morts d’inquiétude.
« Je vais devoir partir maintenant, sinon je vais avoir de gros ennuis. Je suis heureux d’avoir fait ta connaissance Louise. Je m’appelle Eric. Promets-moi de ne jamais oublier cet instant parce que moi je ne t’oublierai jamais. Noël c’est ça. C’est passer du temps avec les autres et donner un peu de soi en guise de cadeau. Ne te fie pas à l’emballage parce que le vrai bonheur c’est la main qui te donne le paquet, pas ce qu’on y trouve à l’intérieur. Sois toi-même, essaie, tombe et relève-toi même si tu as mal aux genoux ou au coeur. Ne regrette rien et regarde ton destin comme un terrain de jeu qui dure quelques dizaines d’années tout au plus. Monte sur le vélo de la vie et roule sans les mains, quitte à avoir peur dans les virages, tu sentiras le vent dans tes cheveux, ton coeur battre. Tu seras vulnérable mais vivante. Joyeux Noël Louise ».
Je lui demande de se cacher les yeux et de compter jusqu’à trente, enfin de compter jusqu’à quinze, deux fois de suite parce qu’elle ne sait pas compter jusqu’à trente. Elle commence à compter. Je me dirige vers la sortie de secours. Au moment d’ouvrir la porte, elle se retourne discrètement pour m’observer via l’espace minuscule laissé entre ses mains.
« Joyeux Noël Eric » murmure-t-elle entre ses dents de lait qui ressemble à des montagnes aux sommets cassés.
J’ai cavalé dans l’escalier pour me réfugier dans une rue sans passage, le temps que mes tempes arrêtent de faire du punching-ball et que mes poumons cessent de brûler. J’ai déambulé au milieu des derniers cabanons du marché de Noël qui ferment les uns après les autres. Sur le chemin, je contemple avec envie toutes ces familles qui préparent le dîner de ce soir. Ils se bourreront la panse de foie gras malade, de truffes hongroises et de toasts trop grillés. Tonton Jacques racontera comme chaque année sa blague sur les arabes qui ne fait rire personne en déchiquetant un bout de dinde. Mémé Thérèse s’endormira au coin du feu après son troisième verre de Suze. Oncle Gérard nous fera un exposé sur la différence entre le saumon et la truite. La moitié du dessert de chez Picard finira à la poubelle entre les larmes de ma tante divorcée, maquillée comme une prostituée.
Dans certaines familles, fêter Noel c’est comme aller au cinéma voir un dessin animé au hasard. Les gamins rêvent de voir un Pixar ou un Walt Disney. Ils reçoivent un DVD d’une mauvaise version coréenne de l’Etrange Noël de Mr Jack.
Je les envie tout de même follement. J’avais la même vie qu’eux, hier encore. Pas d’états d’âme. Je filais droit, sans me poser de questions. Pas de regrets. Pas d’hésitations. Une anesthésie de la conscience et du libre-arbitre. Se poster devant la télé et regarder des excréments pixellisés qui parlent pour ne rien dire. Faire un crédit sur dix ans pour s’acheter un BMW et une virilité. Poster la photo de ses pieds au bord d’une piscine, des proverbes à la con du Dalai Lama ou des vidéos d’un chat qui se lèche le cul. Bouffer des flocons d’avoine et du fromage blanc pour se donner bonne conscience après avoir englouti trois Mc Deluxe et deux portions de frites. Enregistrer ses pas, ses calories, ses ronflements. Comptabiliser sa vie.
7 CDD. 1 divorce. 212 amis sur Facebook. 84 kilos. 1,6 fois le SMIC. 5 fruits et légumes. 1489 heures d’écoute sur Spotify. 9,8 kilomètres de footing. 12 centimètres de bite. 55 pompes, 110 abdos. 487 orgasmes. 60 de QI. 8,6 degrés d’alcool. 80 kilomètres par heure. 2 ans de dépression. Bac + 5. 16 mois de chômage.
Un algorithme narcissique de chair et d’os pour justifier son existence, se coucher sereinement après deux épisodes de Black Mirror et éviter de finir pendu au bout d’une corde sous le regard bienveillant des gamins qui mangent de la crème glacée au beurre de cacahuète.
Cette capacité à être là sans l’être, à mettre une balle dans la tête d’un Jiminy Cricket vicelard qui ne veut pas fermer sa grande gueule de Monsieur je-sais-tout. Il se cache dans mon oreille. Derrière le bar de la Conscience, à picoler avec le Doute et l’Angoisse. Une belle brochette d’enculés, d’empêcheurs de tourner en rond. Je les entends commenter mon existence comme trois ivrognes sifflant leurs ballons de piquette avachis sur leurs certitudes : « Ton boulot c’est vraiment de la merde », « Tu n’as même pas d’amis », « Ça fait 2 ans que tu es célibataire », « Tu n’auras jamais d’enfants », « Tu as du bide », « Tu perds tes cheveux », « Tu es trop timide », « Un homme ça ne pleure pas », « Tu es moche », « Tu ne réussis rien dans la vie », « Tu n’y arriveras jamais », « T’es un looser » .
De temps en temps, le Doute s’écroule complètement bourré ou l’Angoisse hausse le ton. Ils se foutent sur la gueule et moi j’ai la nausée. La gueule de bois des fêtes de fin d’année qui ne part pas avec un Doliprane ou un emballage cadeau.
Chez moi, personne ne m’attend plus depuis belle lurette. Mon chat dort dans son panier. Le Noël des chats n’existe que dans les films d’animation. Des factures et mises en demeure d’huissier traînent sur l’évier. Le chauffage est coupé depuis plusieurs jours, une bougie rouge fait office de lumière. L’évier dégueule d’assiettes dans lesquelles se reflète le clignotement d’une guirlande rouge. Je roule une clope de mes mains abîmées. Des ampoules et des crevasses en guise de paumes. La fumée glisse dans mes poumons et ressort par mes narines comme pour créer une ambiance sophistiquée en soirée. Je toussote. Le regard vide. Pour les laissés pour comptes, les sans-familles, les oubliés du système, Noël est un jour encore plus éprouvant que le reste de l’année. Le sentiment amplifié ’être seul au monde, de ne pouvoir compter que sur soi. L’envie de prendre quelqu’un dans ses bras, de l’écouter parler, de lui répondre et de s’endormir dans un lit habité par la douceur et le parfum de deux corps chauds qui se comprennent et qui s’aiment, parfois .
La fenêtre mal fermée s’ouvre, laissant pénétrer cet air glacial qui n’annonce rien de bon. Un mauvais pressentiment qui donne des rhumatismes aux sages. Les passants de la rue du Jeu-des enfants sont de minuscules points noirs sautant sur une marelle colorée de là-haut. Dans l’immeuble d’en face, les corbeaux apprêtés aux montres dorées ricanent d’ivresse et de supériorité en observant ce vieil homme vêtu de rouge faire le funambule sur le rebord d’une fenêtre gelée. La désillusion est plus forte que le vertige. Le malheur donne du courage.
Mélange d’excitation et d’hypocrisie. Certains filment, le portable dans une main, une coupe de champagne dans l’autre, espérant voir une chute fatale et une trace de sang épaisse sur la neige. Ils sont prêts à tout pour que la vidéo soit visualisée des millions de fois sur Youtube. Non, le Père Noël n’est pas une ordure mais ceux qui l’attendent au pied du sapin sont parfois de sacrés salopards qui ne méritent pas d’y trouver un cadeau, ou alors empoisonné.
Le chat ronronne en mangeant ses croquettes desséchées. On peut entendre le souffle de Renaud sortir d’un vieux transistor.
Petit Papa Noël
Toi qu’es descendu du ciel
Retournes-y vite fait bien fait
Avant que j’te colle une droite
Avant qu’j’t’allonge une patate
Qu’j’te fasse une tête au carré!
Au moment de sauter, j’ai mis ma main dans ma poche. L’instinct, comme ce jour de juillet 2008 où j’ai pris dans les bras, à l’association ERA, celui qui deviendra mon futur chat. J’ai senti quelque chose de collant, de gluant, comme le slimer de Ghostbuster. Je l’ai levé au-dessus de ma tête, comme un trophée, entendant le gloussement de certains passants qui me traitèrent de fou. Qui est le plus fou, celui qui saute ou ceux qui regardent?
Je ne sais pas si je suis fou, mais l’objet gélatineux devant mes yeux est un crocodile rose que Louise a glissé dans ma poche.
Je me suis retourné. Un coquelicot minuscule s’est mis à pousser sur la table de la cuisine.
Mr Zag
Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui.