Oh ! C’est vous. Approchez donc, installez-vous là, sur ce gros fauteuil. Je viens de placer une nouvelle buche dans l’âtre à l’instant, vous tombez bien. Je vous sers quelque chose ? Un thé, un chocolat ? Peut-être quelque chose de plus… costaud ? Après tout, nous allons voyager loin, vous et moi. Un chocolat, excellent choix. Il fait bon, vous ne trouvez pas ? Rien ne me met plus en joie que le crépitement du feu quand le soleil descend derrière la flèche de la cathédrale. Oh, vous n’aviez pas regardé par la fenêtre ! Belle vue, c’est vrai.
Un goût étrange dans votre tasse ? Cela doit provenir de la licorne. La poudre issue de sa corne possède des vertus intéressantes. Oui, de la corne de licorne. Elle se trouve là, derrière vous, dans le creux de ma bibliothèque. Je l’ai récupérée dans les archives de la ville. Je me doutais que vous ne connaitriez pas son existence, on ne sait pas grand-chose d’elle. Pour la version officielle tout du moins. Heureusement pour vous, je suis le seul à détenir la vérité. Laissez-moi vous raconter comment Strasbourg s’est procuré une authentique corne de licorne. Tout commence un soir de printemps de l’an 1565…
***
— Mais enfin, tu ne peux pas ajouter autant de sauge à ce mélange ! avertit Brunehilde.
Le jeune Johannes leva des yeux fatigués vers son amie. Autour d’eux, des tas de livres plus ou moins poussiéreux jouaient des coudes avec des fioles de liquides aux couleurs criardes. Certaines fumaient.
— Si tu as un autre moyen de diluer la force de l’arsenic, n’hésite pas.
— Il y en a des dizaines. Si tu écoutais ton Maître, tu les connaîtrais.
Brunehilde se passionnait des sciences tout autant que Johannes, mais aucun professeur n’avait osé la prendre comme apprentie. Le jeune homme se savait moins compétent qu’elle, mais c’est lui que le Maître avait choisi pour investir ce laboratoire.
— Il ne va pas tarder à rentrer, d’ailleurs. Tu devrais retourner auprès de ton père.
— J’emporte l’élixir avec moi, annonça-t-elle. Je le testerai sur moi.
— C’est trop risqué !
— C’est la seule solution. Tu sais comment agir si les évènements tournent mal.
Brunehilde attrapa la fiole encore chaude et la dissimula sous les nombreux plis de sa robe. Elle adressa un sourire complice à Johannes et quitta le laboratoire.
Les marchands de la place des Franciscains haranguaient encore les passants alors que le soleil sombrait derrière les toitures des maisons à colombages. Johannes s’émerveillait de leur inépuisable énergie à vendre pintades et poteries, textiles et choux fermentés et rêvait de leur en emprunter un peu pour l’épreuve à venir. Son Maître l’avait presque forcé à participer à ce banquet qui tenait plus de la politique que de la bonne chair. Les intrigues des corporations de Strasbourg et du conseil des XV ne l’intéressaient guère. L’un des commerçants le sortit de sa flânerie et lui proposa une défense d’éléphant à l’allure un peu trop semblable à celle d’un sanglier. Johannes s’écarta de l’échoppe en se moquant doucement. Son sujet d’étude auprès de son Maître portait justement sur les animaux lointains et exotiques et sur leurs nombreuses vertus. L’éléphant en faisait partie et l’envie soudaine de se plonger dans le nouveau bestiaire reçu le jour même de Venise le gagna.
La tour aux Pfennigs se détacha à l’angle de la place. Elle surgissait là, plus haute que toutes les autres constructions alentour. Quatre tourelles agrémentaient chaque coin de sa structure carrée. Johannes, apercevant le lieu de la réception, se raidit. Il avait bien une raison viscérale d’y participer. Là-haut, au dernier étage, Brunehilde l’attendait. La fille du premier magistrat de la ville, l’Ammeister, était naturellement présente et Johannes, du haut de ses vingt ans, s’était enfin décidé à demander sa main ce soir-là. Il reprit ses esprits et s’avança avec détermination vers le porche.
À l’intérieur de la grande salle, toute la cité s’agitait autour de deux vastes tablées en chêne massif. Les convives se servaient sans vergogne dans une foule de plats et les effluves de vin, bière et gibier flottaient dans l’air. Le jeune homme reconnut les élus des corporations, mais surtout, les membres du conseil des XV dont faisait partie Conrad Baumgarter, le père de Brunehilde. Une main solide lui agrippa le bras et le coupa dans son élan alors que Johannes se dirigeait vers l’homme à convaincre.
— Tu t’es décidé à venir, lui dit son Maître. Rejoins-nous, nous parlions justement de comment la confrérie des Bateliers peut nous servir dans nos recherches et le transport de notre matériel.
Johannes examina la personne installée en face de son Maître. Refuser une invitation des Bateliers l’aurait écarté de tout futur à Strasbourg tant ils géraient les affaires locales. Il s’assit sans envie avec eux et n’écouta rien de la discussion technique sur les différentes façons de naviguer le Rhin. Ses yeux étaient rivés sur Brunehilde, de l’autre côté de la salle. Sa promise l’aperçut et lui envoya un signe discret, avant de laisser son visage s’ennoblir à nouveau. Il la trouva un peu pâle, quelque peu indisposée. Le jeune homme s’inquiéta à cette pensée. Elle n’avait, comme d’habitude, pas attendu pour se transformer en son propre cobaye. Ce qu’il redouta arriva peu de temps après un discours marquant de son père. Brunehilde s’effondra sur la table comme une marionnette dont les fils auraient été coupés. Conrad Baumgarter se jeta à son secours, ainsi que les gens de sa suite. Johannes essaya de se frayer un chemin et y parvint difficilement.
— Que quelqu’un fasse quelque chose ! hurla l’Ammeister, impuissant.
Un médecin du conseil des XV l’ausculta et la jugea hors de danger mortel bien que ses humeurs fussent atteintes en profondeur. Il annonça avoir besoin de plus de temps pour trouver l’origine du mal et son remède. Sur ordre de Conard Baumgarter, on transporta sa fille dans les chambres de la tour. Un brouhaha infernal gagna l’auditoire jusqu’à ce que Johannes, se répétant plusieurs fois crescendo, impose le silence.
— Je sais ce qu’il lui faut, car je connais le mal qui la ronge. Ce dont elle a besoin, c’est de corne de licorne.
Des petits rires s’échappèrent de la foule, légers pour ne pas manquer de respect à Conrad Baumgarter et sa fille inanimée. Johannes ne put se décider à avouer qu’il savait cela pour avoir travaillé avec elle sur cet effort de remède contre la peste.
— Elles sont bien réelles, reprit-il à l’attention de tous. Elles sont étudiées dans plusieurs bestiaires. J’irai m’en procurer une, pour Brunehilde. Regardez au mur, ces peintures séculaires qui montrent toutes la création du monde incluent les licornes. Ce n’est pas par hasard.
Conrad Baumgarter se tourna dans la direction du doigt de Johannes.
— Toute option doit être essayée, annonça-t-il après une sorte de délibération interne. Pendant que nos médecins se tuent à la tâche ici, tu auras carte blanche pour partir à la recherche d’une licorne. Échoue et tu seras la risée de tes pairs pour le restant de ta vie. Réussis, et la ville entière te sera redevable, moi le premier.
Johannes quitta la grande salle de la tour aux Pfennigs sous le regard désapprobateur de son Maître, mais sûr de lui. Il sauverait Brunehilde et la demanderait en mariage. Ensemble, ils formeraient le premier couple de savants et révolutionneraient la science moderne.
De retour à son laboratoire, il s’évertua à décortiquer tous les bestiaires en sa possession à la recherche d’un quelconque indice. On n’y parlait que d’anatomie, de vertus médicinales, spirituelles, mais pas de géographie. La seule ville commune aux récits était Anvers où le monde entier semblait s’être procuré des cornes de licorne. Il se rendit aux haras, emprunta leur meilleur coureur et chevaucha plus vite que les vents du Nord.
Il atteignit Anvers quatre jours plus tard et fouilla d’emblée les différents marchés de la ville. C’est sur le port qu’il trouva le seul marchand qui l’intéressait. Mais comme à Strasbourg, Johannes y reconnut aussitôt la défense d’un autre animal peu connu, le narval. Il invectiva le revendeur, le traita d’escroc.
— Mon pauvre ami, lui répondit-il, les licornes n’existent pas. Vous feriez mieux de quitter la cité avant qu’on s’occupe de vous comme il faut.
Johannes recula à la vue du couteau aiguisé. Il ne perdit pas espoir et s’exila dans les couloirs de la grande bibliothèque de la ville. Il y découvrit de nouveaux bestiaires, ceux qu’il avait déjà lus, et d’autres récits mythologiques. Il y resta cloîtré plusieurs jours, mais ne trouva rien. Devait-il rentrer à Strasbourg défait ? Sa réputation ruinée et ses chances de réveiller Brunehilde réduites à néant ? Elle était peut-être même morte aujourd’hui. Il ne parvenait pas à se rappeler du temps dont il disposait, celui-là même calculé par Brunehilde en cas d’échec de l’élixir. Ces médecins ignorants de l’Ammeister ne l’auront pas sauvée, mais il réussirait lui, avec ou sans corne de licorne. Il était prêt à tout. Il repartit alors vers Strasbourg.
Le retour s’avéra trop difficile pour la monture de Johannes qui tomba à une douzaine de lieues au nord de Saverne. Seul dans la forêt, le jeune homme se résolut à rentrer à pied en espérant éviter les brigands. Peut-être fut-il accablé par la soif, la faim ou autre mal des longs voyages en solitaire, mais une forme attira son attention dans le coin de son œil. Une bête se cachait derrière les arbres. Blanche comme neige, Johannes n’arriva pas immédiatement à l’identifier et s’approcha le plus lentement possible. Il déboucha sur une clairière. Une licorne se tenait là, devant lui. Elle le regardait, l’attendait presque. Sa corne pointait vers le ciel sur au moins sept pieds. L’animal resplendissait. Johannes, haletant, se saisit du mousquet qu’il portait en bandoulière et le mit en joue.
Une intuition s’immisça en lui au moment où le regard de la licorne redoubla de profondeur. Plus qu’une intuition, c’était une certitude, comme si on lui parlait au creux de l’esprit. Il sut alors que s’il passait à l’acte, le prix à payer dépasserait tout entendement. Il pensa à Brunehilde, à ses recherches. Il pensa à la gloire, aussi. Il appuya sur la détente.
À Strasbourg, on l’accueillit en héros. La corne sur le dos, il se rendit immédiatement dans la tour aux Pfennigs, où Brunehilde reposait toujours dans le même état. Aucun de ses médecins ne put la sortir de son coma. Johannes scia l’extrémité de son trésor et en concocta une poudre qu’il mélangea à du vin. Il glissa le liquide dans la bouche entrouverte de sa promise qui se redressa aussitôt, observa autour d’elle et se rendormit, d’un sommeil de fatigue cette fois. Elle était sauvée.
— Où l’avez-vous trouvé ? demanda Conrad Baumgarter. Je n’imaginais pas vous revoir un jour.
Johannes pensa au cadavre de la licorne encore fumant, au pacte funeste dont il était sûr être à la fois victime et bourreau. Il n’osa dire la vérité.
— Je l’ai achetée à un savant, à Anvers.
— Je vous remercie infiniment, dit l’Ammeister en se tournant vers sa fille. Vous l’avez sauvé. Je vous dois tout. Nous…
Conrad Baumgarter s’arrêta de parler brusquement comme frappé par le temps lui-même.
— Je ne demande qu’une chose, continua Johannes sans avoir perçu le changement. La main de Brunehilde.
Ses mots n’atteignirent jamais les oreilles de l’Ammeister. Johannes, à la fois horrifié et conscient de ce qui lui arrivait, constata que son corps disparaissait peu à peu. Il resta planté là, invisible aux yeux de tous, maudit par l’oubli. Conrad Baumgarter, réveillé par un souffle, se retourna vers la corne et ignora le jeune savant.
— Qu’est-ce ? Ah oui, je l’ai fait acheter à Anvers. Elle a sauvé ma fille. Elle sera exposée ici pour l’éternité.
Il quitta le chevet de sa fille et passa au travers de Johannes. Quelque part dans le laboratoire d’un savant, le nom de son apprenti s’effaça et ses travaux s’envolèrent pour ne plus jamais être revus. Dans la tour aux Pfennigs, aux côtés de la corne, le spectre d’une licorne fixait Johannes de ses yeux expressifs et lui souffla de nouveaux mots dans le creux de l’esprit. Tel était le prix à payer.
***
C’est ainsi que la corne de licorne resta exposée parmi les nombreux trésors de la tour aux Pfennigs de la ville de Strasbourg. On y festoya encore souvent, sous la prétendue protection de cet artefact mystique, sans rien savoir des sacrifices qui l’avaient apportée là.
La tour n’existe plus, aujourd’hui. Elle a été détruite. Le récit de la présence d’une corne a, lui, survécu bien longtemps à travers les siècles.
Comme toute histoire et légende, celle-ci compte sa part de romanesque et d’invention, bien entendu. Mais toutes les histoires ne sont-elles pas bonnes à entendre ? Revenez me voir autour de ce feu lorsque vous souhaiterez en écouter d’autres, je me ferais un plaisir de vous accueillir à nouveau.
Jeremy Martin, le conteur